Finance

Macron veut-il vraiment d’une taxe sur les transactions financières qui lutterait contre la spéculation ?

Finance

par Rachel Knaebel

Dans ses propositions pour l’Europe présentées le 26 septembre à la Sorbonne, Emmanuel Macron annonce vouloir une taxe européenne sur les transactions financières, affectée à l’aide au développement. Le projet est discuté en Europe depuis six ans déjà. Mais les négociations sont au point mort, après avoir été reportées suite à... l’élection de Macron, pour cause de Brexit. L’ébauche d’une telle taxe a été mise en œuvre en France au début du quinquennat Hollande, mais sous l’effet du lobby bancaire, son champ d’application est resté marginal. Une taxe européenne ambitieuse a-t-elle vraiment des chances de voir le jour ?

Tout commence en 1972. Le système de Bretton Woods, qui fixe une parité des monnaies par rapport à la valeur de l’or, a été abandonné un an plus tôt. La valeur des monnaies devient flottante, ouvrant la voie aux spéculations boursières sur les transactions entre devises. À Princeton, l’une des plus prestigieuses universités de États-Unis, un professeur d’économie issu de l’école keynésienne propose une solution simple et radicale pour lutter contre cette nouvelle spéculation : une taxe sur les transactions monétaires. Il s’appelle James Tobin, et donne son nom à la taxe qu’il a proposée. « La taxe dissuaderait particulièrement les allers-retours financiers à court terme d’une monnaie à l’autre », bref la spéculation, écrit-il quelques années plus tard. L’économiste propose alors un taux de taxation à 1 % du montant des transactions.

Deux décennies plus tard, des économistes hétérodoxes et des activistes altermondialistes se ressaisissent de la proposition de James Tobin et créent Attac, l’association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne. L’association milite en particulier pour la mise en place d’une taxe Tobin au niveau mondial, qui ne se limiterait pas seulement aux échanges entre monnaies mais aux transactions financières en général. La revendication trouve peu d’écho auprès des responsables politiques, jusqu’à la crise mondiale de 2008. Là, au vu des dégâts financiers, économiques et sociaux causés par la spéculation sans frein, le débat est relancé.

En France, une taxe peu ambitieuse

En France, une taxe sur les transactions (TTF) est finalement mise en place en 2012. « Mais elle est très peu ambitieuse, regrette Dominique Plihon, économiste et porte-parole d’Attac France. La taxe française ne touche que les transactions sur les actions, et seulement celles des plus grandes sociétés. » Elle concerne en effet les acquisitions d’actions d’entreprises françaises dont la capitalisation boursière dépasse 1 milliard d’euros. Le taux de taxation est d’abord fixé à 0,1 %, puis relevé à 0,3 %, bien en-deçà du taux suggéré il y a 45 ans par James Tobin.

Surtout, la taxe française ne s’applique que très partiellement aux transactions les plus spéculatives, comme le trading à haute fréquence (THF). Dans ce type de trading, les transactions sont effectuées à très grande vitesse – quelques millisecondes – par des logiciels se basant sur des algorithmes qui scrutent le niveau des cotations boursères ou financières. La pratique permet de réaliser d’infimes marges sur chaque transaction. En passant des millions d’ordres d’achats ou de ventes en moins d’une seconde, les profits engrangés peuvent cependant être infiniment plus importants que ceux réalisés par les stratégies d’investissement classiques. Les algorithmes définissant ces ordres peuvent également les annuler quasi imédiatemment si la cotation a varié défavorablement. Ce qui peut également déstabiliser le cours d’une action et les marchés financiers, d’autant que le THF représente environ 40 % du volume quotidien échangé sur les marchés d’actions européens.

Le trading haute fréquence épargné

La loi de 2012 prévoyait de taxer ce type de transactions ultra-spéculatives. Mais le résultat est décevant. « La taxation du trading haute fréquence, activité particulièrement spéculative, a un rendement presque nul », note la Cour des comptes dans une note publiée en juillet dernier. « Plusieurs explications peuvent être avancées, comme la fixation du seuil de taxation à un niveau élevé, ou l’exonération des activités de tenue de marché qui représentent l’essentiel des opérations à haute fréquence. »

La taxe française sur les transactions ne concerne les opérations de trading à haute fréquence que si « la proportion d’ordres annulés ou modifiés dépasse 80 % au cours d’une même journée. » Surtout, note la Cour des comptes, le fait de limiter la taxe « aux seules opérations réalisées par des “entreprises exploitées en France” » permet d’y échapper facilement en déplaçant ses transactions à l’étranger, au sein d’une filiale. « La taxe n’a donc pas permis de faire disparaître les opérations « nocives » qu’elle visait, conclut la Cour. Elle les a seulement déplacées dans d’autres pays. » [1]. Touchant en pratique seulement les échanges d’actions de très grandes entreprises, n’ayant pas prise sur le trading à haute fréquence, « la taxe française rapporte finalement très peu », conclut Dominique Plihon.

La taxe devait être améliorée en 2018, avec une taxation des transactions dites "infra-journalières", qui sanctionnerait la pratique consistant à acheter puis revendre des titres dans la journée, pour empocher des plus-values ç la moindre variation de cotation. Le projet de loi de finances pour 2018 que le gouvernement a présenté mercredi 27 septembre prévoit d’abandonner cette mesure, qui aurait pourtant permis de taxer véritablement le trading à haute fréquence et de limiter ses effets néfastes [2].

En 2016, la TTF française a rapporté 947 millions d’euros, selon la Cour des comptes. Son rendement « a légèrement décru, alors qu’il avait régulièrement augmenté de 2013 à 2015, passant de 766 millions d’euros à un peu plus d’un milliard ». Selon Attac, une taxe qui porterait sur l’ensemble des transactions financières, c’est-à-dire, pas seulement sur les échanges d’actions, mais aussi sur les produits dérivés, rapporterait 36 milliards d’euros chaque année [3]« Notre analyse, c’est que la taxe de 2012 a été mise en place dans l’urgence, pour éviter de voir s’imposer une taxe sur les transactions financière européenne », estime Dominique Plihon, d’Attac.

Un projet de taxe européenne bien meilleur que la taxe française

Le 26 septembre, dans ses propositions pour relancer l’Europe présentées à la Sorbonne, Macron annonce vouloir une taxe européenne sur les transactions financières, qui serait affectée à l’aide au développement. Faut-il y voir un réel engagement ou une nouvelle promesse sans avenir ? Le projet d’une taxe sur les transactions financières au niveau européen est déjà discuté depuis plusieurs. Le sujet s’est imposé après la crise financière de 2008. La Commission européenne rédige en 2011 une proposition bien plus ambitieuse que ce qui est lancé en France l’année suivante. « Le projet de la Commission était bien ficelé, je l’aurais voté en l’état. Son assiette état très large », analyse le député écologiste belge au Parlement européen Philippe Lamberts.

La proposition de la Commission prévoyait de taxer les transactions concernant tous les types d’instruments financiers, ainsi que les transactions réalisées de gré à gré, c’est-à-dire hors des marchés réglementés. « Le projet contenait aussi des mesures pour lutter contre l’évasion fiscale, note Dominique Plihon. Avec un principe d’émission, et un principe de résidence : si une action est émise dans un pays européen soumis à la taxe, même si la transaction se fait ailleurs, à Singapour par exemple, elle est quand même taxée. Il y avait donc dans la proposition de la Commission européenne de véritables outils pour mettre en œuvre la taxe. »

Quand le Président français change d’avis tous les trois mois

Six ans ont passé… et la taxe n’a toujours pas vu le jour. Aucun consensus politique n’a vu le jour parmi les 27 pays membres de l’UE pour la mettre effectivement en place. Certains pays, en particulier la Grande Bretagne, s’y sont opposés farouchement. Les pays intéressés ont donc lancé une procédure de « coopération renforcée », qui permet à un noyau de membres de l’UE d’adopter une législation commune valable non pas pour toute l’UE, mais seulement pour eux. Au nombre de onze à l’origine, ils ne sont aujourd’hui plus que dix, dont les principales économies européennes : Allemagne, France, Espagne, Italie, Belgique, Autriche, Grèce, Portugal, Slovénie et Slovaquie [4]. Mais les négociations sont au point mort.

En juin dernier, après l’élection d’Emmanuel Macron, ces dix pays ont décidé de reporter à nouveau l’adoption de la taxe. « On ne peut pas dire que les négociations soient complètement bloquées. Mais la France y a porté un grave coup, analyse Peter Wahl, qui suit le dossier depuis des années chez Attac Allemagne. Macron avait dit qu’il souhaitait attendre de voir comment se passe le Brexit... Il est peu probable qu’ensuite, il veuille poursuivre le projet dans sa forme actuelle. » Emmanuel Macron a donc bloqué toute avancée en juin, pour relancer la question trois mois plus tard. Probablement le reflet de sa « pensée complexe ».

« Le secteur financier ne veut à aucun prix de cette taxe »

Pour le député des Verts européens Philippe Lamberts, les discussions actuelles s’apparentent à un « jeu de poker menteur ». « Les chefs d’État des onze pays qui ont lancé la procédure de coopération renforcée l’ont fait à des fins de communication politique, critique le député belge. On peut donc s’attendre à ce que, le souvenir de la crise financière s’effaçant, la voix du secteur financier soit plus écoutée aujourd’hui qu’il y a cinq ans. Tout le monde sait que le secteur financier ne veut à aucun prix de cette taxe, qui pourrait rendre un certain nombre de leurs transactions non viables. Face à eux, il n’y a aucune volonté politique. Tous les six mois, les décideurs disent qu’il y a un deal, avec quelques points à régler. Mais ce sont à chaque fois des points essentiels. C’est le bal des hypocrites », déplore Philippe Lamberts.

Un autre facteur pourrait jouer contre l’avancée des négociations : un éventuel revirement de l’Allemagne sur le sujet, alors qu’une nouvelle coalition de gouvernement est en cours de négociation suite aux élections du 24 septembre. « L’Allemagne a soutenu l’ensemble du processus sur ce projet de taxe européenne. Son rôle a été très actif, note Peter Wahl, d’Attac Allemagne. Les conservateurs et les sociaux-démocrates, alliés au sein de l’ancien gouvernement « soutenaient le projet d’une taxe européenne sur les transactions financière », précise Peter Wahl. Suite à sa débâcle électorale, le parti social-démocrate (SPD) a choisi de ne pas renouveler la grande coalition et de passer dans l’opposition. Merkel devrait donc s’allier avec les libéraux du FDP et les Verts. Les Verts ont toujours été pour une telle taxe européenne sur les transactions financières. Mais pas les libéraux. « Nous refusons la création de nouveaux impôts, comme l’impôt sur le patrimoine ou la taxe sur les transactions financières », écrivait le parti libéral dans son programme avant les élections. Rien de plus clair.

Pour autant, les défenseurs d’une « taxe Tobin » européenne ne désarment pas. Car, au-delà d’apporter des ressources aux finances publiques, « la TTF est un véritable instrument de lutte contre la spéculation », rappelle Dominique Plihon. Celle-là même qui a conduit le monde entier au bord de l’abîme en 2008.

Rachel Knaebel

Notes

[1La loi de 2012 prévoyait aussi de taxer certains achats spéculatifs de titres sur les dettes souveraines, utilisés notamment contre la dette grecque à partir de 2009. Mais ce type d’opération a été interdit par un règlement de l’Union européenne en mars 2012.

[2Voir ici le dossier de presse du projet de loi de finances pour 2018, p21.

[3Voir Rendez l’argent ! Face à l’urgence sociale et écologique, 200 milliards d’euros à récupérer, Attac, mars 2017.

[4L’Estonie est partie en cours de route.