Lubrizol

Dispersion d’hydrocarbures et d’amiante à Rouen : « Le préfet ne peut ignorer ces données élémentaires ! »

Lubrizol

par Nolwenn Weiler

Des pompiers probablement exposés aux fibres d’amiante, des agents municipaux envoyés sans protection à proximité du site, des écoles nettoyées sans moyens adéquats... De nombreux témoins pointent une désorganisation totale suite à l’incendie de l’usine Lubrizol.

Le feu est maintenant éteint. Les 250 pompiers qui sont allés au front se souviendront cependant longtemps de l’incendie qui s’est déclenché dans la nuit du 25 au 26 septembre dans l’usine chimique Lubrizol de Rouen, en Seine-Maritime. Appartenant à la holding Berkshire Hathaway du milliardaire américain Warren Buffett, l’usine fabrique et conditionne des additifs pour lubrifiants, utilisés dans de nombreux produits.

Pataugeant dans les hydrocarbures, les pompiers ont dû faire face à des flammes gigantesques, dans un état de stress intense. « Il suffit d’une flamme dans cette nappe de produits pour que cela explose », a expliqué leur chef, Jean-Yves Lagalle. Maintenant que leur rude devoir est accompli, certains sont inquiets. Ils toussent, et ont des nausées. Certains vomissent. « On sait qu’on a respiré quelque chose de pas propre », ont rapporté certains soldats du feu aux journalistes de France 3 Normandie. Qu’ont-ils bien pu respirer, sachant qu’ils n’étaient pas tous équipés de masques adéquats ? Difficile à dire puisque, pour le moment, l’entreprise Lubrizol n’a pas rendu publique la liste des produits entreposés dans le hangar ravagé par le feu.

« Il nous faut absolument la liste des produits pour identifier les risques auxquels les pompiers ont été exposés »

« Nous n’avons pas relevé de pollution aiguë dans l’air, néanmoins, ces fumées sont toxiques, comme toute pollution. Il ne faut pas dire aux gens qu’il n’y a pas de risques », a précisé Jean-Yves Lagalle. « Les produits entreposés dans l’usine sont issus de la pétrochimie, donc il y a des HAP [hydrocarbures aromatiques polycycliques], c’est sûr, avance Gérald Le Corre, inspecteur du travail et membre de la CGT. Mais lesquels ? Il nous faut absolument la liste des produits présents sur le site pour pouvoir identifier les risques auxquels les pompiers ont été exposés. »

Au fur et à mesure des heures, des analyses et des pressions de la population, la préfecture de Seine-Maritime a finalement concédé qu’il y avait sur, et à proximité du site, du benzène, du plomb et de l’amiante. Mais elle a aussitôt tenu à minimiser les risques : ni l’air, ni les suies qui se sont déposées au sol, ni l’eau du robinet, dont certaines images la montraient grisâtre, ne seraient problématiques. Les analyses réalisées « font apparaître un état habituel de la qualité de l’air sur le plan sanitaire », à l’exception du site de Lubrizol lui-même, explique la préfecture, et « aucune trace de contamination n’a été relevée » dans le réseau d’eau potable, selon l’Agence régionale de santé.

« Avec la chaleur, les fibres d’amiante montent et peuvent être dispersées très loin »

Avant même de connaître les résultats des mesures concernant la teneur en amiante de l’air – qui devraient être connus ce 1er octobre –, la préfecture a ainsi affirmé que « le retour d’expérience sur ce genre de sinistre (…) montre que le risque de dispersion de fibres est limité par l’effondrement rapide de la toiture ». Cette affirmation fait bondir l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva) qui dénonce « une contre-vérité manifeste ».

« Portées à très haute température les plaques de toitures éclatent et libèrent des milliards de fibres d’amiante dans l’air surchauffé, décrit Alain Bobbio, de l’Andeva. Avec la chaleur, ces fibres montent et peuvent être dispersées très loin. » Elles restent aussi en suspension à proximité immédiate du sinistre. « Le préfet ne peut ignorer ces données élémentaires ! »

Pour les pompiers, le problème se pose lorsqu’ils ont fini leur travail et retirent leurs équipements. Ils ne sont plus protégés et peuvent alors respirer des fibres d’amiante. Une étude récente de la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales rend compte d’un fort risque « amiante et CMR (produits cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques) » chez les pompiers.

« Des cocktails de produits cancérogènes dont les effets à long terme sont redoutables »

Autre risque d’intoxication : le plomb. La préfecture a admis qu’il y en a bien dans les fumées et les suies retombées au sol, tout en précisant que le dit plomb ne pouvait pas venir de Lubrizol parce que l’usine n’en utilise pas. « Ils oublient de dire que c’est une usine construite en 1954, avec toute une structure recouverte de peinture au plomb... », précise Gérald Le Corre. « Il y a des mensonges par omission, reprend Alain Bobbio, comme si l’histoire était un éternel recommencement. On ne parle ainsi que des effets immédiats ou aigus. Mais il y a surtout des cocktails de produits cancérogènes dont les effets à long terme sont absolument redoutables. »

« On ne cesse de nous parler des dangers imminents, pour dire qu’il n’y en a pas, rebondit Julien Galand, fonctionnaire municipal à Rouen et responsable de la CGT locale. Les collègues que l’on voit arriver avec des maux de tête et des envies de vomir, qu’est-ce qu’ils vont devenir dans quelques années ? On dirait que nos vies ne comptent pas. » Le syndicaliste regrette que la mairie n’ait pas conseillé à son personnel de ne pas venir travailler le jeudi 26 septembre, alors que l’incendie faisait encore rage. « Les gars qui sont en charge de la propreté embauchent à 5h du matin. Tous ceux qui gèrent les garderies des gamins, il étaient en poste à 7h45, avant qu’on leur dise que non, finalement, les enfants n’avaient pas école. Ils n’ont pas été protégés, c’est vraiment du grand n’importe quoi. »

« Les premiers y sont allés avec de simples masques en papier »

Julien Galand ne comprend pas non plus pourquoi quatre agents ont été envoyés sur le site de l’usine pour poser des plots et des barrières au moment de la visite du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner dès le jeudi soir, sans aucun équipement. « Ils nous ont dit qu’ils en avaient pris "plein la tronche" et sont revenus très mal. Ils avaient mal à la tête, et au thorax. Ils ont peur de s’être vraiment fait du mal en acceptant cette mission. »

Les agents qui ont été chargés de nettoyer la ville, et notamment les écoles et autres aires de jeux n’ont pas tous été bien traités non plus. « Les premiers y sont allés avec de simples masques en papier. Ils avaient mal à la tête. Ils avaient envie de vomir. On leur a trouvé des masques plus costauds. Et des combinaisons. Ils ont pu continuer le boulot. Mais il faut voir comment ! Il ne faut pas utiliser de karcher à cause des risques de projection des polluants. Donc, les gars ils y vont avec des tuyaux d’arrosage, à l’eau froide ! C’est une nouveauté, vraiment ! On peut donc dégraisser des hydrocarbures à l’eau froide ! »

Quant aux « opérations de contrôle » dans les écoles mentionnées par la préfecture, elles arrachent un sourire de dépit à Julien Galand : « Pour identifier les coins à nettoyer, ils ont demandé à des agents municipaux de passer des essuie-tout sur les toboggans ou rebords de fenêtres. J’ignorais que l’essuie-tout manié par un agent municipal était un outil scientifique pour prélever des toxiques et évaluer la dangerosité d’un site devant accueillir du public ! Mais c’est le cas à Rouen apparemment. » Un Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) extraordinaire des agents municipaux va se pencher sur ces questions le 3 octobre.

« Ce n’est qu’en voyant un article sur Facebook que j’ai compris qu’il y avait une obligation de confinement »

Cette absence de prévention, voire cette désorganisation totale, est inquiétante à proximité d’un site pourtant classé Seveso. Ce classement oblige l’entreprise à une politique de prévention des risques drastique. Et les autorités doivent mettre en place un plan d’urgence pour protéger population et travailleurs.

« Le jeudi, ce n’est qu’en voyant un article sur Facebook que j’ai compris qu’il y avait une obligation de confinement dans le périmètre de 500 mètres autour de l’usine », raconte Antoine, professeur de sport à Rouen, qui vit dans l’un des quartiers touchés par la fumée. « Le vendredi soir, l’odeur était encore insupportable dans mon quartier. J’avais tenté de bloquer les aérations de mon appartement, et je me suis quand même levé le samedi matin avec un mal de tête et un mal de ventre. Jusqu’au samedi, l’odeur dans ma rue était très forte. Cela montait au cœur tout de suite, c’était intenable. Il fallait mettre un tissu mouillé devant la bouche et le nez. Dimanche soir, c’était plus respirable, mais l’odeur était encore intenable sur les quais de la Seine. Rouen était vide comme cela n’arrive jamais », témoigne l’enseignant. Le lundi, il a rejoint son école et donné ses cours, sans aucune contre-indication officielle.

Plusieurs professeurs d’école ont préféré faire jouer leur droit de retrait et ont refusé de faire classe. Ils s’inquiètent de la dispersion des hydrocarbures et de l’amiante, malgré les communiqués rassurants de la préfecture. « Comme nous n’avons pas beaucoup d’infos, il y a aussi un climat de psychose. On ne sait pas ce qui est toxique. Faut-il interdire aux enfants de sortir ? », témoigne Thérèse, animatrice dans une école rouennaise, qui habite à un kilomètre du site Seveso et qui est restée confinée pendant trois jours, ne sortant que pour acheter de l’eau. « Au primaire, les enfants ont joué sur la cour lundi midi. Certains ont été pris de maux de tête, de nausées. Les parents sont revenus les chercher. » Toutes les plantations de l’école vont être jetées.

« Tous ces dommages devraient être payés par Lubrizol »

Les interrogations quant à la nature de ce qui a brûlé concernent également les agriculteurs, dont les productions ont été gravement touchées par le nuage de pollution. Nombre d’entre eux vont devoir aussi jeter leurs productions. Travaillant au grand air, manipulant les plants, fruits et légumes au quotidien, ils sont en plus très exposés aux retombées toxiques des suies et des fumées. Le ministre de l’Agriculture en déplacement à Rouen le 30 septembre a promis une indemnisation totale aux agriculteurs concernés. Il n’a pas précisé s’ils bénéficieront d’un suivi médical particulier.

Le recensement des travailleurs et des riverains touchés par la pollution fait également partie des demandes d’un collectif très hétéroclite – avec des parents d’élèves, des syndicats, des associations écologistes, des experts en santé et travail – qui s’est constitué à Rouen et a manifesté devant le conseil de la communauté de communes le 1er septembre.

« Tout cela, tous ces dommages devraient être payés par Lubrizol », estime Gérald Le Corre. La direction de Lubrizol rejette pour le moment toute responsabilité et a porté plainte pour « destruction involontaire par explosion ou incendie par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence ». Plusieurs autres plaintes contre X ont été également déposées par des habitants ou des associations pour « mise en danger de la vie d’autrui ».

Nolwenn Weiler, avec Simon Gouin et Ivan du Roy

Photos : prises par des habitants et transmises par Rouen dans la rue

Sur le précédent accident industriel sur le site de Lubrizol à Rouen (en 2013) :
 Gaz toxique à Rouen : les autorités ont-elles été laxistes ?