Biens communs

Ces terres rendues à la vie sauvage

Biens communs

par Stéphane Perraud (Village)

Jugeant l’action de l’Etat et la protection des parcs naturels peu efficaces pour protéger la faune et la flore, des associations rachètent du foncier pour constituer des réserves de vie sauvage où la nature est laissée en évolution libre. Des espaces interdits à la chasse et à la pêche mais laissés en accès libre aux randonneurs. D’ici 2020, l’objectif est de rendre, en Europe, un million d’hectares à la vie sauvage, soit l’équivalent de la région Île-de-France. Reportage dans la Drôme.

Cet article est issu d’un partenariat avec le magazine Village

« Ici on peut voir des chamois, des chevreuils, des cerfs, des blaireaux, des renards, mais aussi des aigles royaux et des vautours fauves. C’est un bonheur de savoir que tous ces animaux peuvent à nouveau vivre en paix, sur un territoire qui leur a été rendu », souffle Françoise Savasta, l’œil rivé à ses jumelles. Administratrice de l’Aspas (l’Association pour la protection des animaux sauvages) dans la Drôme, elle scrute une grande combe entre deux crêtes où les arbres s’accrochent aux rochers. Une zone escarpée, aride, peu accessible, sauf pour la faune sauvage qui d’après les nombreuses traces observées en a fait son terrain de jeu et de reproduction. « Bienvenue dans la réserve de vie sauvage du Grand Barry, au sud du massif du Vercors. Il y a là 130 hectares de terres que nous avons rachetées pour les soustraire à l’activité humaine et les laisser évoluer librement », poursuit-elle.

Jugeant les pouvoirs publics incapables de protéger efficacement la faune et la flore, l’Aspas a décidé d’acquérir elle-même du terrain pour mieux le rendre à « la nature ». « Il n’y a pratiquement plus de zones préservées en France. Saviez-vous que la chasse est autorisée dans certains parcs nationaux, comme ceux des Cévennes et des Calanques, ainsi que dans 70 % des réserves naturelles ? », explique Madline Reynaud, la directrice de la structure. « Ne parlons pas des parcs régionaux où absolument tout est permis au nom du développement économique. »

« On laisse ces espaces accessibles »

La loi de 2006 qui a réformé le statut des parcs nationaux et régionaux a en effet considérablement accru l’empreinte humaine sur ces espaces. Les collectivités et les usagers siègent désormais au conseil d’administration. Ils peuvent renégocier les chartes. Pour l’Aspas, la pression économique et touristique s’accommode parfois mal de la protection de la nature. « Que faire si les rares espaces dédiés ne jouent plus leur rôle ? Notre réponse, c’est l’acquisition foncière. C’est devenu le meilleur outil de protection des milieux. Mais pas question de mettre la nature sous cloche. On laisse ces espaces accessibles. Tout le monde doit pouvoir continuer à admirer la beauté de la vie sauvage », précise Madline. Chasse, pêche, cueillette, exploitation forestière et circulation motorisée sont interdites. Seule la randonnée est autorisée sur les sentiers.

Sur le terrain, quelques petits panneaux symbolisent ces interdits et les chasseurs locaux semblent pour l’instant respecter cette propriété privée d’un nouveau genre. La démarche fait même boule de neige. Des voisins de la réserve ont fermé leur propriété à la chasse, agrandissant ainsi la zone de protection de quelques dizaines d’hectares supplémentaires. Douze adhérents de l’Aspas ont suivi une formation pour devenir gardes assermentés. Ils peuvent dresser des procès verbaux en cas d’infraction.

Associations en quête de nouvelles terres

Pour acheter ce pan de montagne en septembre 2012, l’Aspas a déboursé 150 000 €. L’association, qui refuse toute subvention publique pour garantir son indépendance, s’est appuyée sur les cotisations, les dons et les legs de ses 11 000 adhérents. La réserve naturelle du Grand Barry devrait être la première d’une longue liste. L’Aspas recherche dans tout l’Hexagone d’autres terres comme celles-ci, peu impactées par l’homme, sans activité agricole, ni habitations. La Frapna de la Drôme lui a récemment offert 60 hectares de zone humide à Châteauneuf-du-Rhône, aussitôt rebaptisés la Réserve des deux lacs. Outre l’intérêt financier, le don permet d’éviter la préemption d’une collectivité, ce qui n’est pas le cas lors d’une vente.

« La réserve est désormais interdite à la pêche. On doit faire preuve de pédagogie, car un pêcheur ne comprend pas qu’il dérange la faune, surtout s’il pratique le no kill. Pourtant, en sa présence, les oiseaux viennent moins nombreux. Et le poisson relâché est stressé. Il a parfois la bouche abimée. Enfin, les déchets de pêche (hameçons arrachés, lignes brisées) provoquent des blessures aux animaux, dans l’eau ou sur les rives », poursuit Madline. Dans les Côtes d’Armor, une autre donation a permis de créer la Réserve du Trégor : 60 hectares de forêts et de futaies longés par le Léguer, un petit fleuve côtier qui abrite de nombreux saumons sauvages. L’Aspas monte un quatrième projet dans l’Allier avec deux autres associations.

La crainte de créer des sanctuaires

Située en Haute-Loire, l’association Forêts Sauvages se lance également dans l’acquisition foncière pour une libre évolution des forêts. Elle s’inspire notamment du Parc national suisse où 17 200 hectares situés à l’est du pays sont interdits à la chasse, au pastoralisme et à la sylviculture depuis… un siècle ! Le couvert forestier, qui avait totalement disparu, est revenu naturellement, tout comme les ongulés. On compte aujourd’hui près de 2 000 cerfs sur ce territoire. Et c’est le loup, prédateur naturel, qui se charge de leur régulation. Depuis peu, des ours et des lynx ont également refait leur apparition.

« Certains craignent qu’on construise des sanctuaires, mais il ne s’agit que de quelques centaines d’hectares seulement sur toute la France… Et quand bien même, nous devons retrouver de l’humilité face à la nature. Ceux qui ont des envies de balades en quad ou de parties de chasse ont l’embarras du choix, partout autour », conclut Françoise. Si la démarche étonne, c’est surtout en raison de notre retard sur nos voisins européens en matière de protection de la vie sauvage. Le Grand Barry a rejoint le réseau Rewilding Europe dont l’objectif est de rendre un million d’hectares à la nature d’ici 2020. Il regroupe près d’une trentaine de réserves, comme la montagne Rhodope en Bulgarie, l’Apennin central en Italie ou encore la partie orientale des Carpates entre Pologne, Ukraine et Slovaquie. La seule Roumanie compte déjà 14 parcs nationaux où la nature s’exprime et se régule librement. Des exemples à suivre.

Texte et photos : Stéphane Perraud / Village

Crédit photos : © Stéphane Perraud

 En savoir plus
www.aspas-nature.org
www.forets-sauvages.fr
www.rewildingeurope.com

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