Liberté des riches

La mouvance libertarienne s’installe en France pour dénigrer toute transition écologique

Liberté des riches

par Olivier Petitjean

Le mouvement libertarien prône une certaine vision de la liberté, essentiellement pour les riches et les grandes entreprises. Venu et financé des États-Unis, il tente désormais d’influencer le débat public hexagonal.

Et voilà les 150 citoyens tirés au sort, invités par Emmanuel Macron à proposer les moyens d’atteindre nos objectifs climatiques, qualifiés d’ « écolo-totalitaires ». Ils suggèrent des mesures pour arrêter l’artificialisation des sols ou inciter les consommateurs à se tourner vers des produits moins polluants que ceux que préfèrent nous vendre les industriels ? Certains croient percevoir le « bruit des bottes vertes ». Ils veulent freiner le développement incontrôlé des SUV, ces gros véhicules plus polluants, dans nos villes ? Cela reviendrait à accoler une « étoile jaune » (sic) à ces véhicules selon l’hebdomadaire Le Point. Le projet de la Convention citoyenne pour le climat signifierait rien de moins que « l’abolition du droit de propriété et la détermination, par des fonctionnaires de l’État vert, de la façon dont vous devez rechercher le bonheur » [1]. Porte-parole de l’industrie et éditorialistes conservateurs sont unanimes : les propositions de la Convention sont « liberticides ». À aucun moment ils ne semblent se poser la question : de quelle liberté parle-t-on, et de celle de qui ?

L’offensive des lobbys industriels révélée par basta! et l’Observatoire des multinationales dans son rapport « Lobbys contre citoyens. Qui veut la peau de la convention climat ? », marque une inflation dans la violence verbale : contre les « citoyens » de la Convention Climat et les écologistes en général. Cette violence verbale s’explique en partie par une réaction de rejet de la part d’un petit monde de représentants professionnels, de lobbyistes, d’experts et de hauts fonctionnaires habitués à un confortable entre-soi, dans lequel de simples profanes ont prétendu faire irruption. « C’est un peu étrange que ce groupe de 150 citoyens de bonne volonté s’érige en conscience universelle et veuille décider pour nous », commente ainsi Patrick Martin, dirigeant du Medef et industriel fortuné [2]. Un discours repris par Emmanuel Macron estimant, dans son entretien avec le média en ligne Brut, n’avoir « pas de leçons à recevoir ». Pour résumer : mais pour qui se prennent ces citoyens avec leurs propositions ?

Ces mesures n’ont pourtant rien d’inédit ou de révolutionnaire. Beaucoup sont déjà versées au débat public, ou ne font que prolonger des efforts antérieurs. À lire ou écouter certains « experts » et commentateurs, c’est le principe même d’une régulation publique des activités économiques qui est devenu inacceptable pour une partie des milieux d’affaires. Recevoir des fonds publics, organiser des événements « développement durable » ensemble, faire la publicité des initiatives et des engagements des entreprises, oui. Ajuster la réglementation aux impératifs écologiques, inciter, voire interdire, ou utiliser l’outil fiscal... jamais de la vie. Pour qui se prennent-ils, ces pouvoirs publics ?

Une stratégie de conquête idéologique conçue aux États-Unis

Assimiler toute velléité d’action publique effective à une dangereuse dérive vers le totalitarisme soviétique ou nazi est un discours que l’on avait plutôt l’habitude d’entendre aux États-Unis, dans les milieux libertariens. Partisans d’une société entièrement dérégulée, où les entreprises et les riches auraient une « liberté » totale de poursuivre leurs intérêts, les libertariens ont commencé à occuper une place centrale dans le débat public à partir du mandat Obama. Ils se sont notamment opposés à la réforme de l’assurance maladie (l’« Obamacare ») et à toute forme de réduction délibérée des émissions de gaz à effet de serre.

Financés par de riches hommes d’affaires, comme les frères Koch (qui ont fait fortune dans l’industrie pétrolière et chimique), les libertariens prônent la liberté de porter des armes, le tout marché, un climato-scepticisme plus ou moins affirmé, et considère toute forme de régulation collective comme foncièrement illégitime. Leurs idées ont largement inspiré l’accession de Donald Trump à la Maison-Blanche, et leur soutien financier l’a facilitée. Est-ce un phénomène politique exotique, difficile à imaginer en France ? On aurait tort de le croire. Le dirigeant de l’une des principales organisations de cette galaxie libertarienne, Students for Liberty (« Étudiants pour la liberté »), assure même que la France est devenue l’un de ses « bastions » [3]

Créée en 2008, l’organisation Students for Liberty s’inscrit dans le projet libertarien de former des intellectuels pour mener la « bataille des idées » et la « guerre culturelle » dans les universités et au sein des grandes institutions publiques et privées. Comme d’autres organisations de la même galaxie, elle a été soutenue par les frères Koch et leurs alliés, en particulier à travers le Cato Institute. Students for Liberty s’inscrit dans la mouvance climato-sceptique. La branche brésilienne de Students for Liberty se vante d’avoir activement contribué à la destitution de la présidente de centre-gauche Dilma Rousseff, en prenant le leadership de manifestations de rue. Destitution qui débouchera sur l’élection d’un président d’extrême droite, Jair Bolsonaro. En 2016, l’organisation affichait aux États-Unis un budget de 4 millions de dollars. On ne sait rien de ses sources actuelles de financement.

« Culture wars » à la française

Students for Liberty s’est implantée en France à partir de 2011, où elle a pris le nom « Les Affranchis ». Sa cible ? Les universités, et les grandes écoles où sont formées les « élites » de demain. Elle y met en œuvre la même stratégie qu’aux États-Unis : se présenter aux recrues potentielles sous un visage sympathique, comme une organisation défendant « toutes les libertés », y compris en matière de consommation d’alcool, de drogues et de tabac ou de sexualité, pour mieux faire passer son message de libéralisme économique radical et de refus de la régulation publique. Une organisation sœur, Women for Liberty, s’est créée pour lutter contre le féminisme. Elle s’est notamment illustrée en France par la critique du mouvement « Balance ton porc » et la défense de la « liberté d’importuner » des hommes.

La publication de tribunes dans les médias est aussi au cœur de l’action de Students for Liberty. Le plus souvent dans ceux qui sont le plus favorable à ses idées, comme Le Figaro et Le Point, mais également par des médias moins orientés politiquement. Ferghane Azihari, coordinateur de Students for Liberty France, ou encore son secrétaire général Guillaume Bullier, se sont déchaînés contre la Convention citoyenne pour le climat et ses propositions. Ils les accusent de marquer « le retour des vieilles lunes malthusiennes, anticapitalistes et antihumanistes », de ne pouvoir plaire qu’à « des tribus de petits commerçants, de petits artisans et de petits paysans », de redouter « l’innovation salvatrice » au profit de « solutions étatistes » [4].

Il ne s’agit plus vraiment de climato-scepticisme à l’ancienne. Cette orientation libertarienne est étroitement liée à la conviction que « l’innovation » apportera toutes les réponses aux problèmes écologiques. C’est pourquoi elle puise souvent dans les théories d’inspiration « transhumanistes » de dépassement de la condition humaine via la technologie. Ces discours se font notamment entendre à propos de l’aviation : « L’humain a besoin de l’avion pour son propre développement », déclare ainsi l’essayiste et chroniqueur Nicolas Bouzou, fondateur du cabinet de lobbying Asteres, au Paris Air Forum. C’est même « un outil au service de l’humanisation », précise-t-il lors d’une rencontre organisée par Students for Liberty.

Idéologues au service de l’industrie

Où passe la frontière entre la défense de certaines doctrines économico-politiques et celle du lobbying ? La spécificité de la stratégie de Students for Liberty est d’influencer de l’intérieur le monde académique, les grandes entreprises et les institutions publiques en y infusant leurs idées. Dans le contexte français, leurs militants semblent se faire une spécialité d’occuper une sorte de zone grise à l’interface entre ces espaces, dans des organisations qui se sont mobilisées ces derniers mois pour combattre la Convention Climat et ses propositions. Ce sont des thinks tanks (l’institut Sapiens d’Olivier Babeau et Laurent Alexandre, Génération libre de Gaspard Koenig), des cabinets de lobbying et d’influence (comme Asteres ou CommStrat), des consultants en gestion travaillant fréquemment pour l’État comme Wavestone. À travers cette nébuleuse d’organisations à la frontière entre le public et le privé, ils font ensuite passer leurs idées au sein des grandes entreprises, des think tanks plus reconnus et des organes de l’État. L’ancien coordinateur national de Students for Liberty de 2015 à 2019, Sacha Benhamou (aujourd’hui chez CommStrat) a ainsi été le collaborateur parlementaire d’Olivier Véran.

Cette mise au service des industriels est encore plus évidente dans le cas d’une autre organisation issue de la galaxie Koch, qui entretient des liens étroits avec Students for Liberty : le Consumer Choice Center. Spécialisé dans les actions dites d’« astroturfing » – la création de fausses associations de consommateurs pour défendre en réalité les intérêts des industriels –, il est intervenu dans le débat français pour dénoncer la fin de certaines lignes aériennes intérieures et les projets de taxes écologiques sur l’avion, qui seraient des atteintes inacceptables aux libertés individuelles [5].

Radicalisation des positions alors qu’on arrive « dans le dur » de la lutte contre l’urgence climatique, polarisation volontaire du débat dans les médias et les réseaux sociaux, contexte de la crise sanitaire et sociale... La résistance traditionnelle des milieux d’affaires français à de véritables mesures environnementales est-elle en train de connaître, face aux propositions de la Convention Climat, une sorte de tournant libertarien, allant jusqu’au refus a priori de toute forme de régulation publique contraignante ? Peut-être ces idées restent-elles minoritaires dans les directions d’entreprises ou les salons patronaux, mais elles sont désormais bien ancrées et contribuent à entraver toute politique sérieuse de transformation, comme on le voit avec la faiblesse du texte censée traduire les propositions citoyennes en loi.

Olivier Petitjean

Dessin : Rodho

À lire : "Lobbys contre citoyens. Qui veut la peau de la convention climat", rapport de l’Observatoire des multinationales (pdf, 21 pages).