Finance

Lettre ouverte à Wall Street

Finance

par William Rivers Pitt

Avant toute chose, je voudrais m’excuser pour le désordre devant vos bureaux. Cela fait trois semaines que tous ces hippies et ces punks, ces étudiants et ces syndicalistes, ces mères qui travaillent et ces pères célibataires, ces pilotes de ligne et ces enseignants, ces employés de magasin et ces militaires, ces victimes de saisie ont décidé de camper sur votre gazon. Et je suis sûr que cela a été un désagrément pour vous.

Comment quelqu’un peut-il dépenser ses énormes bonus pratiquement non taxés dans un café double crème et un rail de coke, avec toute cette cohue bloquant les trottoirs ? Pas vrai ?

Vos amis de la banque JP Morgan Chase viennent de donner 4,6 millions à la Fondation de la police new-yorkaise (NYPD), le don le plus important qu’elle ait jamais reçu. Vous pensiez que beaucoup de pognon pouvait acheter un peu de contrôle des foules, mais non. Bien sûr, l’autre jour, une des « chemises blanches » [1] qui commandent les policiers du NYPD sur le terrain a arrosé quelques femmes sans défense avec du spray au poivre. Quelques manifestants ont été malmenés ici et là. Et avoir en sa possession n’importe quel type d’enregistreur s’est révélé être un motif d’arrestation immédiate. Mais sérieusement… pour 4,6 millions de dollars, vous pensiez que les flics auraient passé au bulldozer ces fauteurs de troubles, direction l’Hudson ? Ou, mieux encore, les auraient recouverts de briques jaunes [2], de sorte que vous puissiez marcher sur eux chaque jour en allant travailler ?

C’est ce que vous faites quand même, non ? Chaque jour. Je le sais. Vous le savez. On pourrait aussi bien être honnêtes à ce sujet. Si certaines briques dorées finissent en pierres tombales anonymes pour votre prolétariat-carpette, eh bien, c’est, comme on dit dans le Wisconsin, « pas de bol ». Vous êtes un Maître de l’Univers, après tout, et cette récess(dépress)ion ne vous a pas beaucoup touché. Bien sûr, vous devez frayer votre chemin parmi plus de sans-abri ces jours-ci, et bon sang ce qu’il y a comme nids de poule qui abîment le châssis de votre Audi R8 GT. Mais votre argent fait de l’argent à un rythme fantastique. Et payer des impôts, c’est pour les autres. Je veux dire, allez, votre expert-comptable éclate de rire chaque fois qu’il entend l’expression « taxe sur les plus-values », de sorte que ce sentiment flagrant que tout vous est dû est tout à fait compréhensible.

Il est temps maintenant de travailler sur votre capacité d’adaptation, parce que trois semaines, ce n’est rien. Les gens qui campent sur Wall Street ne vont pas partir, tant qu’ils ne seront pas dégagés par la force. Ils ont l’air stupides dans leurs tenues, et certaines de leurs déclarations n’ont pas tellement de sens pour les gens comme vous. Mais ils ont pris racine, et vous feriez mieux de vous habituer à eux. Je suis sûr que l’ensemble de ce phénomène est assez troublant pour vous – vraiment, pourquoi ne rentrent-ils pas simplement chez eux ? Ces personnes n’ont-elles pas un travail ?

« Le désordre devant votre bureau est votre œuvre »

Je déteste être cynique, mais c’est précisément la question. Ils ne peuvent pas, et ils n’en ont pas. Des maisons et des emplois, je veux dire. Il y avait un gars là-bas il y a quelques jours, en face d’un établissement de prêt hypothécaire, avec une pancarte disant : « Ces gens ont pris la maison de mes parents. » Il y a toute sorte de gens marchant autour de Wall Street, hurlant à plein poumons sur vous, parce que, eh bien, ils voudraient vraiment avoir la possibilité de trouver un emploi rémunérateur, ils voudraient avoir un avenir. Mais cet habile tour de passe-passe que vous et les vôtres avez réalisé (à nos frais) a achevé la destruction de l’économie des hommes et des femmes ordinaires. Et l’homme et la femme ordinaire ont décidé qu’il valait mieux – plus que toute autre chose – passer ces heures d’inactivité forcée (créées par vous) sur le seuil de votre porte.

Admettons-le : le désordre devant votre bureau est votre œuvre. Vous et vos amis avez acheté cette démocratie – ah, oui, l’ironie de la liberté : vous avez été capables de corrompre tant de législateurs avec votre argent. Et toujours légalement, parce que les législateurs que vous avez achetés sont ceux qui écrivent les lois concernant les contributions financières aux responsables politiques. Et la roue de la corruption tourne sans cesse – et vous voulez aujourd’hui que cette démocratie soit à vos ordres, maintenant qu’il faut payer la facture de votre cupidité excessive et sans fond.

On s’est toujours occupés de vous – voyez la décision Citizens United [qui autorise la participation financière des entreprises aux campagnes politiques] [3], qui vous a libéré d’une manière sans précédent depuis l’Empire romain – mais, là encore, il y a ces casse-pieds de manifestants, exerçant leur liberté d’expression afin de montrer quels bandits vous êtes.

Ils restent là, de plus en plus nombreux, à New York comme dans toutes les grandes villes, d’un océan à l’autre. Et aucun d’eux n’ira nulle part, tant que les gens comme vous ne seront pas sortis de leurs citadelles avec des menottes, et contraints de payer pour le viol permanent de ce qui fut étrangement appelé le « rêve américain »… un rêve qui fut un jour autre chose qu’une métaphore datée, et qui peut être à nouveau quelque chose de vrai, de réel et d’authentique. Mais seulement après que nous vous ayons marché dessus, sur notre chemin vers un monde meilleur, vers un avenir meilleur.

William Rivers Pitt, le 4 octobre 2011

William Rivers Pitt, écrivain et éditeur américain, a notamment publié en 2002 War on Iraq : What Team Bush Doesn’t Want You to Know, avec l’ex-inspecteur des Nations Unies en Irak, Scott Ritter.

Publié (en anglais) par le site Truthout (CC-By-NC).

Traduction : Agnès Rousseaux / Basta!. Photo : Unequal Citizenship, Jared Rodriguez / t r u t h o u t, CC

Notes

[1Lieutenants, capitaines, inspecteurs.

[2« Gold bricks », lingots d’or ou briques jaunes de la route qui mène à la « ville d’émeraude » dans Le Magicien d’Oz, roman du début du XXe siècle très lié à l’imaginaire de la crise économique aux États-Unis.

[3L’arrêt Citizens United rendu par la Cour suprême des États-Unis en janvier 2010 permet la participation financière des entreprises aux campagnes politiques. Une décision que Barack Obama a qualifiée de « victoire majeure pour les gros pétroliers, les banques de Wall Street, les entreprises d’assurance santé, et tous les puissants intérêts qui rassemblent leur pouvoir chaque jour à Washington pour étouffer la voix des citoyens américains ». Lire l’article du New York Times