Procès pénal

Les responsables des 100 000 morts de l’amiante seront-ils traduits en justice ?

Procès pénal

par Nolwenn Weiler

16 ans après le premier dépôt de plainte, les dizaines de milliers de victimes de l’amiante attendent toujours un procès pénal. Le jugement de ceux qui les ont empoisonnés n’a toujours pas eu lieu. En Italie, deux dirigeants de la société Eternit ont écopé de 16 ans de prison. De ce côté-ci des Alpes, la justice traîne, faute de moyens et de soutiens politiques. Le nouveau gouvernement osera-t-il mettre fin à cette scandaleuse impunité ?

Silence au ministère de la Justice. Interpellée par les associations de défense des victimes de l’amiante sur la tenue d’un procès pénal, Christiane Taubira demeure pour l’instant muette [1]. 16 ans que ce silence judiciaire perdure... 16 ans, c’est le temps qui s’est écoulé depuis le dépôt des premières plaintes contre X pour « empoisonnement et homicide involontaire » par l’Andeva, l’Association nationale des victimes de l’amiante. L’association continue de demander inlassablement la tenue d’un grand procès pénal de l’amiante, à l’image du procès du sang contaminé.

« On parle de 3 000 à 4 000 morts par an. Ce n’est donc pas une mince affaire » , rappelle Roland Hottelard, président de l’association en Loire-Atlantique (Addeva 44). Voir le visage de leurs empoisonneurs, alors que les dangers liés à l’amiante étaient connus et documentés, voilà ce que souhaitent les victimes et leurs familles. Malgré l’attente d’un procès pénal, ils n’en sont pas à leur première bagarre – et victoire – judiciaire.

A Saint-Nazaire, salariés victimes de l’amiante et veuves de travailleurs décédés viennent chaque jour à la maison Henri Pézérat (du nom du toxicologue qui fut l’un des premiers lanceurs d’alerte sur l’amiante dans les années 70). En cette matinée du 24 septembre, c’est la commission « Anxiété » qui se réunit. D’anciens salariés des chantiers de l’Atlantique sont occupés à vérifier le contenu des dossiers qui doivent être déposés d’ici juin. Reconnu en mai 2010 par la Cour de cassation, le préjudice d’anxiété permet aux travailleurs exposés à l’amiante d’obtenir une indemnisation par les Prud’hommes pour l’angoisse causée par le risque de développer une maladie grave due à cette fibre tueuse.« Quand on a travaillé dans l’amiante, on vit avec une épée de Damoclès au dessus de la tête, explique Roland Hottelard. On stresse à chaque bronchite. Ou à chaque fois qu’un ancien collègue décède. »

100 000 travailleurs concernés

Depuis la création de l’Andeva en 1996, le droit est devenu leur arme principale. L’association est forte de 22 000 adhérents dans une soixantaine d’antennes locales. Leur colère est à la mesure de l’ampleur du drame. En France, au moins 35 000 travailleurs sont déjà morts prématurément de l’amiante. 100 000 seraient concernés d’ici à 2025 selon un rapport du Sénat rendu en 2005. Et si le dossier ne fait plus la une des médias, la mobilisation reste très forte. De même que les souffrances endurées par les victimes.

« En Loire-Atlantique, en 1998, nous étions 78 adhérents. Nous sommes aujourd’hui 5 000. Et nous avons réglé plus de 10 000 dossiers », illustre non sans fierté Roland Hottelard. Reconnaissance de maladies professionnelles – fibroses ou cancers –, préretraite amiante, création d’un fonds d’indemnisation spécial (le FIVA), reconnaissance par les tribunaux de la faute inexcusable de l’employeur : le volet civil de la lutte juridique des victimes de l’amiante est très fourni. L’investissement, sans précédent, des militants de l’Andeva dans cette bagarre administrative a permis à des dizaines de milliers de victimes d’être indemnisées.

Faute inexcusable de l’employeur

Ces victoires doivent aussi au soutien de plusieurs cabinets d’avocats. Jean-Paul Teissonnière, Michel Ledoux et Sylvie Topaloff ont ainsi joué un rôle très important, en épluchant le droit français pour y trouver des armes juridiques. Certains magistrats ont de leur côté rendu des décisions historiques. Ainsi Pierre Sargos, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, qui rendra en 2002 les arrêts qui permettront la reconnaissance quasi-systématique de la faute inexcusable des employeurs dans les affaires amiante. « Les victoires des uns donnent du courage aux autres, constatent Roland Hottelard et son collègue Alain Viot. Mais aller au tribunal reste une épreuve pour de nombreuses victimes. Et c’est difficile d’attaquer en justice un patron qui fait encore travailler la famille. En plus, il faut être patient. La veuve d’un gars des chantiers de l’Atlantique a dû attendre 16 ans pour que la faute inexcusable de l’employeur de son mari, mort à 43 ans, soit reconnue ! » Pourquoi, malgré ces avancées, le procès pénal tarde tant ?

Connus depuis un siècle, les dangers de l’amiante ont été activement dissimulés en France [2]. Composé d’industriels, de représentants de ministères, de scientifiques, d’organisations syndicales de salariés et d’employeurs, le Comité permanent amiante (CPA) a été constitué en 1982, alors que se multipliaient les informations sur les dangers de l’amiante, et les restrictions – voire interdictions – de son usage ailleurs dans le monde. Censé améliorer la gestion de l’amiante et prévenir les risques pour la santé, le CPA, hébergé dans les locaux d’une société de communication payée par les industriels (!), a exercé un lobbying très efficace pour que dure le plus possible l’usage de la fibre tueuse [3]. Les premières publications scientifiques – et anglo-saxonnes – sur la relation entre amiante et cancer datent des années 1930. Mais la fibre n’est interdite en France qu’en 1997.

Obstruction du Parquet

Traduire en justice les responsables du lobbying pro-amiante inquièterait bien du monde. Et pas seulement les industriels ayant eu recours à l’amiante, de l’entreprise du BTP Eternit à Saint-Gobain en passant par l’équipementier automobile Valeo, les anciens chantiers de l’Atlantique ou la SNCF. Le Comité permanent amiante avait en effet l’oreille du pouvoir. Des décisions en faveur de la poursuite de l’utilisation de la poussière tueuse ont été prises, notamment par les ministères du Travail et de la Santé, alors même que les dangers étaient connus, et soulignés par certains fonctionnaires ! « La mise en cause de l’État dans une affaire de santé publique est l’une des raisons pour lesquelles l’instruction patine », indique Odile Barral, du Syndicat de la magistrature.

Le Parquet, chargé de poursuivre les infractions à la loi pénale au nom de l’intérêt général… fait tout pour qu’il n’y ait pas de procès. Suivant les instructions du ministre de la Justice, auquel il est inféodé. L’Andeva s’est même entendu dire à plusieurs reprises par certains de ses membres : « Mais pourquoi voulez-vous un procès pénal, puisque vous avez obtenu des indemnisations ? Pour de nombreuses personnes, ce ne sont pas des délinquants. Ils n’ont ni volé, ni violé...  », raconte François Desriaux, vice-président de l’Andeva.

Martine Aubry mise en examen ?

Le volet pénal a malgré tout marqué quelques points. Une petite dizaine de personnes, dont d’anciens membres du CPA ont été mises en examen par Marie-Odile Bertella-Geofroy, magistrate en charge du dossier amiante au pôle de santé publique de Paris. Un temps dessaisie d’une partie du dossier, elle se rapproche peu à peu du cercle des politiques, comme le montre l’annonce de la probable mise en examen de Martine Aubry, directrice des relations du travail de 1984 à 1987 au ministère du Travail (occupé par Michel Delebarre, maire de Dunkerque et sénateur du Nord, puis Philippe Séguin, décédé en 2010).

« Les premiers responsables sont les industriels et les scientifiques qui ont participé au Comité permanent amiante, insiste François Desriaux. Mais toutes les personnes qui ont participé de près ou de loin à ce scandale doivent être entendues par la justice, qui fera ensuite son travail. » Fonctionnaires des ministères, mais aussi médecins ou inspecteurs du travail pourraient être convoqués par la Justice si l’enquête se poursuit. Pour cela, Marie-Odile Bertella-Geffroy aurait besoin de moyens supplémentaires. Elle affirme que si elle disposait de davantage de magistrats et d’enquêteurs, elle pourrait avoir bouclé l’enquête d’ici un an. « Mais le voudra-t-on ? » , interrogeait-elle le 4 juillet dernier dans les colonnes du Parisien. Pour Odile Barral, du Syndicat de la magistrature, il faudrait aussi que l’institution judiciaire sorte de la culture du chiffre : « L’amiante, c’est un seul dossier. Cela pèse moins que de poursuivre quantité de petits délinquants. »

Un code pénal inadapté

Dernier verrou à faire sauter pour que les responsables de catastrophes sanitaires puissent répondre de leurs actes devant la Justice : la définition pénale des délits non intentionnels. Encadré par la loi Fauchon de 2000, l’homicide involontaire est selon divers responsables d’associations et juristes, totalement inadapté pour des affaires comme l’amiante. « Ce délit ne fait pas de différences entre la ménagère qui tue quelqu’un en faisant tomber par mégarde un pot de fleurs, et un industriel responsable de la mort de milliers de personnes », explique François Desriaux. « Nous avons des industriels qui s’organisent pour cacher les dangers d’un matériau. Il y a tricherie, tromperie. Mais le but du jeu, ce n’est pas de tuer. Simplement de faire un maximum d’argent. » Pour le code pénal, ce ne sont pas des délinquants.

La notion d’homicide involontaire ne permet pas non plus de prendre en compte le caractère collectif de la catastrophe. Avocats et magistrats sont obligés de traiter ce phénomène social sous l’angle individuel, en décalage complet avec la réalité. En Italie, où deux anciens dirigeants d’Eternit, fabriquant d’amiante, ont été condamnés à 16 ans de prison, il existe une incrimination de « désastre environnemental », qui restitue aux faits leur caractère collectif. 6 000 parties civiles étaient réunies !

Les milliers de victimes de l’amiante se feront à nouveau entendre ce samedi 13 octobre dans les rues de Paris, où aura lieu la grande manifestation annuelle de demande de procès pénal. « 16 ans, ça suffit ! tempête Roland Hottelard. Si on ne donne pas tout de suite les moyens à la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy, c’est qu’il n’y a pas de justice en France pour les petits que nous sommes. »

Nolwenn Weiler

Photo : © Ivan du Roy/Basta!

P.-S.

 Le site de l’Andeva
 Le site de l’Addeva 44

Notes

[1Son ministère n’a pas non plus donné suite aux différentes sollicitations de Basta!.

[2Le premier inspecteur du travail à évoquer les dangers de l’or blanc l’a fait en 1906. Soit 90 ans avant son interdiction officielle !

[3Lire à ce sujet Derniers recours, Le monde du travail devant les tribunaux, Françoise Champeaux, Sandrine Foulon, Seuil.