Protection sociale

Les ouvriers, premières victimes de la réforme des retraites

Protection sociale

par Mathieu Javaux

Il serait logique de retarder l’âge de départ à la retraite puisque l’espérance de vie augmente. Tel est l’ argument choc des partisans d’une réforme des retraites allant dans le sens d’un allongement de la durée des cotisations. Cet argument ne tient pas debout. L’espérance de vie d’un ouvrier est inférieure à celle d’un cadre. Et si un cadre de 60 ans a de bonnes chances d’être en pleine forme pour profiter à loisir de son temps libre, son voisin ouvrier du même âge a, lui, une forte probabilité d’être confronté à de graves problèmes de santé.

Photo : © Collectif Item

« Dans un pays où l’espérance de vie s’accroît d’un trimestre chaque année, nous n’avons d’autre solution que de travailler plus longtemps », assène Xavier Darcos, ministre du Travail, devant les sénateurs le 12 janvier 2010. Le chemin est tracé : l’augmentation de l’âge de départ à la retraite sera au cœur de la réforme des retraites qui s’annonce. La remise du rapport du Conseil d’orientation des retraites, fin janvier, n’est qu’une formalité dans l’agenda. Problème : les « seniors » sont inégaux face à l’usure des années passées à travailler.

Une étude intitulée « La double-peine des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte », publiée par l’Institut national des études démographiques (INED) en 2003, détaille ces différences d’espérances de vie en fonction des catégories socio professionnelles. Elle établit ainsi que l’espérance de vie chez les hommes (à 35 ans) entre un cadre et un ouvrier varie de 6 ans (respectivement 82 ans et 76 ans). L’espérance de vie est un indicateur important, mais il ne s’agit pas de la même vie pour un retraité de 70 ans qui joue au tennis et un autre du même âge qui n’est plus en mesure de se déplacer.

Travailler après 59 ans : difficile pour un ouvrier

Un ouvrier de 35 ans peut aujourd’hui espérer une « vie sans incapacité sensorielle ou physique » jusqu’à 59 ans. Une « vie sans incapacité », c’est pouvoir se déplacer normalement, ne pas connaître de gênes ou de maux de dos chroniques, ne pas subir de formes de surdité… Cette espérance est de 69 ans chez les cadres, soit dix ans de plus. Les inégalités sociales d’espérance de vie se doublent donc d’inégalités d’espérance de vie « sans incapacité ». Un élément essentiel pour toute réforme des retraites. Si, à 59 ans en moyenne, un ouvrier souffre de problèmes de santé, dans quelle mesure pourra-t-il continuer à exercer son activité professionnelle ? A moins de pouvoir partir à la retraite en renonçant à sa pension à taux plein…

Les incapacités sont de trois types : l’incapacité de type I correspond aux problèmes sensoriels et physiques, l’incapacité de type II à des difficultés dans les activités générales, et l’incapacité de type III renvoie à des difficultés dans les activités de soins personnels. Le différentiel entre cadres et ouvrier est donc de 10 ans pour les incapacités de type I (59 ans contre 69 ans). Elle est de 8 ans pour les incapacités de type II et de 7 ans pour le type III. Chez les femmes, les écarts sont de quatre à huit ans entre les ouvrières et les cadres. En partant à la retraite à 60 ans, un cadre peut espérer vivre 15 ans sans difficultés dans les activités générales (type II), alors que l’ouvrier ne peut espérer que 7 années de retraite dans ces conditions.

Le chômage à la place de la retraite ?

La question de la prise en compte de la pénibilité faisait partie des négociations de la réforme des retraites de 2003. Patronat et syndicats ont commencé à en discuter en 2005. Trois ans plus tard, les négociations sont rompues par le Medef qui refuse toute cotisation supplémentaire. Une année d’espérance de vie est évidemment inchiffrable, alors la compenser... Le gouvernement, qui menaçait de reprendre la main sur les négociations, a finalement réintégré la pénibilité dans les discussions générales sur le système de retraites en 2010… Sept années de gagnées pour certains, sept de perdues pour les salariés exerçant des métiers pénibles. « 2010 sera un rendez-vous capital. Il faudra que tout soit mis sur la table : l’âge de la retraite, la durée de cotisation, la pénibilité. Toutes les options seront examinées (...) Mais quand viendra le temps de la décision, à la mi 2010, je prendrai mes responsabilités », a promis Nicolas Sarkozy lors de son discours au Congrès le 22 juin 2009. Le président du pouvoir d’achat, celui qui irait chercher la croissance avec ses dents, n’oublie que rarement ses promesses de régressions sociales.

Au-delà des discussions sur les durées de cotisations (aujourd’hui 164 trimestres soit 41 annuités pour les salariés nés après 1952) pour bénéficier du taux plein, la cible du gouvernement semble bien être la retraite à 60 ans. Cette vieille revendication du mouvement ouvrier depuis le début du 20e siècle est devenue un acquis social signé en février 1983, un mois avant le tournant de la rigueur.

En 2007, la DARES évalue le taux d’emploi des 55-59 ans en France à 55,4 %. On connaît la propension des entreprises à pousser les plus de 55 ans vers la sortie. Si l’âge de la retraite était repoussé à 62 ans (au hasard), le déficit des retraites viendrait en fait aggraver celui de l’Unedic : les pensions retraites seraient en grande partie transformées en indemnités Assedic ou en RSA pour tous les salariés de 60 à 62 ans considérés comme trop âgés par leurs employeurs.

Que dit la gauche ?

Si la droite sait où elle va, la gauche semble dramatiquement hésitante. Plusieurs sons de cloche ont résonné au Parti socialiste. Benoit Hamon, dirigeant de l’aile gauche du PS, réaffirme son attachement à la retraite à 60 ans. Il tient cette position indépendamment des négociations sur la pénibilité. Martine Aubry semblait au contraire prête à céder sur les 60 ans pour obtenir la prise en compte de la pénibilité, comme elle l’a affirmé lors du Grand Jury du 17 janvier. En début de semaine, elle a tenté de faire machine arrière. Le 26 janvier, le bureau national du PS a réaffirmé à l’unanimité son attachement au « maintien de l’âge légal du départ à la retraite à 60 ans, c’est à dire la possibilité de faire valoir ses droits, quel que soit le montant de sa retraite. C’est le seul droit encore attaché à l’âge légal de départ à la retraite et nous le défendrons ». Quant à conquérir de nouveaux droits...

Le Front de gauche reste pour sa part ferme sur la retraite à 60 ans. Les Verts semblent se réveiller sur ce sujet : « Il est aujourd’hui indispensable de reconnaître l’impact des métiers pénibles et des expositions professionnelles à trois facteurs de risque connus pour affecter l’espérance de vie et l’espérance de vie sans incapacité : le travail en horaires alternants (travail posté, travail en 3X8, ou en 4X8), les travaux exposant à des produits cancérogènes (l’amiante par exemple), et les manutentions et le port de charges lourdes », précisent-ils dans un communiqué le 20 janvier. En plus de la pénibilité, ils dénoncent les « niches sociales » qui privent l’assurance vieillesse de financement : exonérations des stock-options, de l’épargne salariale, des heures supplémentaires ou des cotisations sur les bas salaires. Les forces de gauche ne sont donc pas franchement en ordre de marche pour défendre l’un des acquis sociaux les plus emblématiques de 1981 (avec la cinquième semaine de congés payés et le passage aux 39h hebdomadaires).

Répartition ou capitalisation

Au sein du PS, les divergences opposant le courant de Benoît Hamon au reste du parti offrent enfin un clivage de fond, au-delà des éternelles querelles de personnes. Le débat est clairement posé entre ceux qui défendent cet acquis et ceux qui pourraient y renoncer. La victoire récente de ceux qui défendent le principe de la retraite à 60 ans est sans doute plus liée à la proximité des élections régionales qu’à un revirement des Manuel Valls ou Vincent Peillon qui semblaient déjà prêts à renoncer à cet acquis.
Michel Rocard avait dès le lendemain du Grand Jury salué le "courage" de la Première secrétaire.... Sauf que la position de Martine Aubry ouvrait une porte de sortie au gouvernement : sous couvert de prise en considération de la pénibilité, le verrou des 60 ans pouvait sauter. Si la pénibilité est prise en compte, les classes sociales les plus pauvres, qui ont les métiers les plus pénibles, pourront peut-être partir à la retraite plus tôt. Mais pourront-ils alors espérer des pensions correctes ?

Évidemment non. C’est l’inverse qui se produira. Avec l’augmentation des trimestres de cotisations nécessaires, obtenir une retraite à taux plein sera quasiment impossible pour de nombreux cotisants, obligés de partir en retraite du fait de leur incapacité à travailler. Vu la faiblesse des pensions du régime de base, les salariés bénéficiant des plus faibles revenus auront comme unique alternative de travailler le plus tard possible pour obtenir une pension presque correcte. Ceux qui en auront les moyens bénéficieront - si les marchés financiers le veulent bien – de compléments de retraite. Le système de retraite par répartition sera officiellement préservé, mais c’est celui par capitalisation qui sera de fait favorisé, alimentant toujours plus la spéculation financière.

Mathieu Javaux