Responsabilité des entreprises ?

Les multinationales veulent-elles se débarrasser de leurs actionnaires trop curieux ?

Responsabilité des entreprises ?

par Agnès Rousseaux

Un géant du pétrole qui porte plainte contre un fonds d’investissement « éthique ». L’affaire est peu banale et se déroule aux États-Unis. Le pétrolier Chevron y attaque en justice le fonds d’investissement Trillium, accusé de collusion avec des organisations non gouvernementales. Celui-ci dénonce l’opacité des comptes. En France, Total avait empêché des actionnaires proches de Greenpeace de déposer une résolution en assemblée générale.

Et si les actionnaires des entreprises du CAC 40 se rebellaient ? S’ils déposaient des résolutions en Assemblée générale, pour demander que les firmes deviennent vraiment responsables, arrêtent de maltraiter leurs salariés et l’environnement, ou redistribuent davantage de plus-value aux travailleurs ? Scenario utopique ? Peut-être. Mais aux États-Unis, certains actionnaires commencent à faire entendre leur voix. Au point d’énerver les grands groupes, qui n’aiment pas qu’on vienne contrecarrer leurs plans et mettre la pagaille dans leurs consensuelles assemblées d’actionnaires. Résultat : le géant pétrolier Chevron vient d’assigner en justice un de ses actionnaires les plus remuants, un peu trop épris de justice sociale à son goût. Une décision pour le moins surprenante...

Il faut dire que l’actionnaire en question, Trillium Asset Management, LLC, un fonds d’investissement basé à Boston, crée en 1982, n’en est pas à son coup d’essai. Ce groupe de « conseil en placement » gère un milliard de dollars d’actifs, exclusivement consacrés à des investissements « durables et responsables ». Pour influencer les orientations des entreprises, Trillium utilise ses droits d’actionnaire, notamment par le dépôt de résolutions, soumises aux votes en Assemblée générale annuelle. Au total, une vingtaine d’entreprises, dans lesquelles Trillium a investi, ont subi un coup de pression en 2011.

Un fonds d’investissement rebelle ?

Le fonds d’investissement a ainsi demandé qu’un expert environnemental siège au Conseil d’administration de Chevron. Une résolution qui a suscité l’adhésion d’un quart des actionnaires de l’entreprise. Chez Coca-Cola, Trillium a exigé un rapport sur les alternatives au Bisphénol-A (25% de votes favorables en Assemblée générale). Il a demandé à IBM une transparence des contributions politiques de l’entreprise (31% d’actionnaires favorables). De la direction d’ExxonMobil, il exige des rapports sur l’impact environnemental de la fracturation hydraulique – employée dans l’extraction de gaz de schiste – ou des sables bitumineux (26 % d’actionnaires favorables).

Ces démarches finissent par agacer les grands groupes… Même si les objectifs de Trillium n’ont rien de révolutionnaires, puisque le fonds agit aussi pour maximiser les rendements financiers de ses placements, et ne conteste pas les règles établies. Ces actions ne sont pourtant pas du goût de Chevron, deuxième entreprise énergétique des États-Unis. Trillium a sans doute posé un peu trop de questions sur une affaire en cours avec l’Équateur, qui fait peser des risques financiers sur la firme américaine : en janvier 2012, la multinationale a écopé de la plus lourde amende de l’histoire – 18 milliards de dollars ! – pour les dévastations environnementales causées par sa filiale Texaco en Amazonie (lire notre article). Texaco est notamment accusé d’avoir déversé pendant 20 ans plus de 68 milliards de litres de matériaux toxiques dans des fosses sans protection et dans les rivières en Équateur. La sentence a été prononcée par un tribunal équatorien, au terme de dix-huit années de bataille judiciaire.

Quand un actionnaire saisit l’autorité des marchés financiers

Chevron ne reconnaît pas ce verdict et refuse toujours de payer la somme. Allant même jusqu’à engager des poursuites contre les plaignants, les accusant de complot et de tentative d’extorsion et de racket. Les plaignants ont quant à eux saisi la justice au Canada, Brésil et Argentine pour obtenir un gel des avoirs de Chevron dans ces pays jusqu’à paiement de l’amende [1]. La bataille judiciaire se poursuit. Trillium a choisi d’y mettre son grain de sel. Le fonds d’investissement reproche notamment à Chevron de cacher à ses actionnaires ces informations et l’ampleur de leur impact financier potentiel. Dans un courrier à la Securities and Exchange Commission, l’organisme de contrôle des marchés financiers états-unien, Trillium dénonce le manque de transparence de Chevron dans ses comptes annuels à propos de ces 18 milliards de dollars.

40 actionnaires de Chevron – gérant 580 milliards de dollars d’actifs – ont demandé à en discuter avec les dirigeants de la multinationale, qui ont décliné l’invitation. Trillium affirme vouloir seulement questionner Chevron sur sa manière de gérer l’affaire, et n’avoir aucun lien direct avec le procès équatorien. Du côté de la multinationale, pas de doute : Trillium travaillerait étroitement avec les plaignants équatoriens. D’où le dépôt de plainte envers son actionnaire, pour demander l’accès à des documents ou compte-rendus de discussion qui viendraient confirmer ses soupçons.

Chevron, entre opacité et crime contre l’environnement

« Notre affaire concerne une fraude massive et un plan d’extorsion de milliards de dollars. Les conspirateurs ont fait appel à un réseau d’organisations à but non lucratif, prétendument actionnaires, qui ont agi indépendamment mais en collusion véritable pour diffuser leur fausse histoire », a déclaré l’avocat de Chevron. Les « vrais » actionnaires selon Chevron ne pensent évidemment qu’à leur rendement financier. Tout autre logique est nécessairement portée par de « faux » actionnaires conspirant contre l’entreprise...

Une grave accusation portée envers le fonds d’investissement. Simon Billenness, un ancien salarié de Trillium et auteur d’un rapport sur Chevron, a également été cité à comparaître par la multinationale. Celle-ci exige d’avoir accès à de très nombreuses informations, dont toutes les communications qu’il a pu avoir à propos de Chevron avec Trillium, avec des analystes de marchés et de l’industrie énergétique, des médias, des agences gouvernementales.

En France, de timides tentatives

Les entreprises se contentent habituellement d’ignorer les questions et motions dérangeantes soumises par des actionnaires plus « éthiques ». C’est la première fois qu’une firme va jusqu’à accuser et poursuivre ainsi un actionnaire en justice. Le bras de fer risque de durer longtemps. Chevron est une des entreprises des plus opaques au monde (lire notre article). Près de deux tiers de ses filiales sont basées dans des paradis fiscaux, notamment aux Bermudes et aux Bahamas. Elle a été accusée au Brésil de « crime contre l’environnement ». Un modèle de responsabilité sociale que même les actionnaires commencent à contester, malgré les menaces et intimidations. La démarche de Trillium vise à mettre en lumière ces pratiques : elle recrée un lien entre évaluation financière et impacts réels des entreprises, avec le risque cependant de pousser au bout la logique de financiarisation...

En France, ONG, investisseurs et actionnaires semblent bien loin de ces pratiques : le pétrolier Total a réussi en 2011 à empêcher Greenpeace et des actionnaires de déposer une résolution en Assemblée générale. Quant aux démarches d’« investissement socialement responsable » (ISR), elles se contentent pour l’instant de labelliser des fonds – 109 fin 2012 (voir la liste sur Novethic) – qui placent leurs capitaux selon des critères plus ou moins vertueux, excluant en théorie les secteurs les plus problématiques (lire notre enquête).

Agnès Rousseaux

@AgnesRousseaux sur twitter

Photo : CC somebaudy