Reportage

Les lycéens se mobilisent pour préserver la « dimension égalitaire » de l’enseignement

Reportage

par Emmanuel Riondé, Tien Tran

Le mouvement des lycéens ne faiblit pas depuis son démarrage le 30 novembre. Contrairement à ce que véhiculent certains commentateurs et médias, leurs revendications sont précises : ils contestent une série de mesures gouvernementales accusées de renforcer les inégalités scolaires et territoriales, comme la suppression des filières d’enseignement général ou l’augmentation des frais d’inscription à l’université pour les étudiants étrangers. Basta! les a suivis à Toulouse, entre blocage d’établissements, assemblée générale, préparation de manifestations et violences policières. Reportage.

Sur les marches de la Bourse du travail dans le quartier Saint Sernin, Kamilhe, militant de l’Union des étudiants de Toulouse (UET), délivre quelques conseils : ne pas se laver au savon avant les manifs, ne pas attraper les galets de gaz lacrymogène à la main et plutôt les renvoyer au pied, avec de « bonnes chaussures ». Ondine, Areski, Virgile et une poignée d’autres écoutent avec attention. « C’est bien qu’on le sache », conclut l’un d’eux. Ils ont entre 15 et 18 ans, sont élèves dans l’un des 21 lycées publics de Toulouse – d’enseignement général ou professionnel. Depuis fin novembre, ils battent le pavé, votent en AG, bloquent leurs établissements ou se mettent en grève. Ils découvrent aussi les débats sans fin sur la « convergence des luttes »... Via les smartphones, ils communiquent sur les réseaux sociaux, Instagram étant, d’après eux, le plus utilisé.

Ce lundi 10 décembre, veille de mobilisation contre la réforme du bac et des lycées, une AG inter-lycée est prévue en fin d’après-midi. Avant qu’elle ne débute, ils se racontent, mi-rigolards, mi-impressionnés, comment ils sont passés devant un cordon de CRS en levant les mains pour ne pas se faire gazer. Souvenirs tout frais de la manif du 8 décembre, l’acte 4 des « gilets jaunes », qui s’est avéré particulièrement chaud à Toulouse. En marge du bouillonnement actuel, une nouvelle génération d’adolescents s’initie à la lutte. Opportunisme juvénile de circonstance qui s’évanouira aux vacances de Noël ? C’est ce que les autorités, locales et nationales, veulent espérer.

Loin des clichés, des revendications nombreuses et précises

« Oui, on entend beaucoup ça mais en réalité on est mobilisés depuis longtemps, corrige Thomas Vautour, 18 ans, en terminale au lycée professionnel Gabriel Péri, syndiqué à l’Union nationale lycéenne (UNL) et élu de son établissement au conseil académique de vie lycéenne. Bien sûr, on profite du mouvement actuel pour faire entendre notre voix, mais dès l’an dernier et les annonces de suppression de postes, on avait commencé à gueuler... » Les revendications portées aujourd’hui par le mouvement sont précises : contre la réforme du lycée et la suppression des filières dans l’enseignement général, contre la réforme des bacs professionnels et technologiques amoindrissant les heures d’enseignement général et supprimant les options, contre le dispositif d’orientation vers l’université Parcoursup et son algorithme kafkaien, contre la hausse des tarifs d’inscription à la fac pour les étudiants étrangers, contre l’instauration du service national universel (SNU)... Liste à laquelle s’ajoute désormais la dénonciation des violences policières.

Une série d’oppositions et de refus argumentés. Élève de terminale au lycée Ozenne, en centre-ville, l’un des établissements toulousains les plus mobilisés depuis l’appel au blocage du 30 novembre lancé par l’UNL, Louise Pichenet précise : « Avec la suppression des filières, la valeur du bac dépendra désormais des lycées dans lesquels on va étudier, qui n’ont pas tous les mêmes moyens et ne proposent pas tous les mêmes options et spécialités. Du coup, cela risque de dévaloriser les lycées de banlieue et ruraux ». La réforme prévoit qu’à compter de septembre 2019, les séries – littéraire, scientifique, économique... – seront supprimées. Seuls le français, la philo, l’histoire-géographie, l’enseignement moral et civique, deux langues vivantes, le sport et un « enseignement scientifique » demeureront commun à l’ensemble des élèves. Qui devront choisir, en milieu de seconde, trois « spécialités » – dont les mathématiques – pour la classe de première, avant d’en abandonner une en terminale. Des mesures susceptibles de renforcer les dynamiques « élitistes » et de sélection, dont les lycéens ne veulent pas entendre parler.

« Il y avait une dimension égalitaire, qui va disparaître avec ces spécialisations »

« Ce qu’on n’arrive pas à retrouver dans ce nouveau bac, c’est le côté diplôme référent partagé par tous, et garantissant un socle minimal de culture générale à tout le monde. Il y avait une dimension égalitaire qui va disparaître avec ces spécialisations », s’inquiètent Thomas et Antoine, 16 ans et élèves en première, croisés dans le cortège du « mardi noir », qui s’est déroulé calmement à Toulouse ce 11 décembre. L’analyse vaut particulièrement pour les bacs professionnels et technologiques, où le volume d’heures d’enseignement général va être réduit et les options supprimées : « On va en faire des filières poubelles, s’indigne Louise, des filières où l’enseignement général est quasi inexistant, ce qui va à l’encontre du principe de l’instruction pour tous. » De fait, dans cette logique de « spécialisation », le sort réservé aux filières techniques semble devoir assigner certains élèves à des trajectoires d’ouvriers privés de culture générale. Une école au diapason de la « start-up nation » macronienne.

Au niveau supérieur, l’exécutif a annoncé une forte hausse des tarifs d’inscription pour les étudiants étrangers à la fac. « C’est une réforme qui a pris exemple sur le Canada, souligne Thomas Vautour. Mais si on veut américaniser notre éducation, on va dans le gouffre : leur système coûte cher. Nous, on a une fac gratuite, il faut garder ça. » Dénonçant plus globalement les suppressions de poste, le jeune militant de l’UNL regrette qu’« à côté de ça, on va dépenser 3 milliards d’euros pour un service national universel (SNU) qui va nous mettre 15 jours à l’armée soi-disant pour nous transmettre des valeurs, et 15 jours dans une structure associative pour du travail non rémunéré. Les lycéens sont déjà très mobilisés dans le système associatif, et on est contre un État armé. Cet argent est dépensé pour rien, ils n’ont qu’à le reverser dans l’éducation. »

Avec les gilets jaunes, un rapport mêlant distance et solidarité

Des revendications qui font écho à la séquence sociale actuelle, effervescente à Toulouse. Lundi en milieu de journée, Ondine, 15 ans, en seconde au lycée des Arènes, vient prendre la parole lors de l’AG des étudiants de l’Université Jean Jaurès au Mirail. Après avoir fait la lecture des revendications lycéennes, elle propose une « convergence des luttes » aux étudiants. Ces derniers applaudissent. Le matin même, elle avait enchaîné son AG au lycée puis celle de la fac de sciences politiques, très impliquée dans le mouvement et bloquée depuis le 6 décembre. Les cours qui s’y tiennent sont banalisés.

Lundi soir, à la Bourse du travail, alors qu’elle s’apprête à entamer sa quatrième réunion du jour, l’adolescente confie que cette mobilisation est le « premier mouvement de lutte » auquel elle participe. Une formation politique et militante d’autant plus accélérée qu’il importe de se positionner par rapport au mouvement des gilets jaunes, et de se situer vis-à-vis des violences lors des cortèges, celles des manifestants comme celles des forces de police. Sur les gilets jaunes toulousains (voir notre article ici), « quelques uns d’entre nous ont assisté à leur AG dimanche, explique Ondine. Le problème, c’est que leur mouvement est très hétérogène. Entre eux ils sont parfois sur des positions différentes, et du coup, il est difficile de s’y associer pour l’instant. »

Une distanciation partagée par Louise : « Nos revendications et les leurs sont très différentes, même si c’est vrai qu’on lutte contre la politique du même gouvernement. » Sur le terrain pourtant, quelques liens se tissent. Mardi, Sylvain et Lucie, deux « streets médics » arpentant la manif – ces bénévoles qui apportent les premiers soins aux autres manifestants – sont des gilets jaunes venus des Alpes-Maritimes. Ils sont là « pour donner un coup de main, parce qu’on savait qu’il se passait des choses ici ». Un peu plus loin dans le cortège, interrogé sur le sujet, Thomas s’enflamme : « Oui, les discriminations, les inégalités sociales, le pouvoir d’achat, les réformes du bac et des lycées, tout ça, c’est la même chose, la même lutte, c’est important de se retrouver ensemble ! » Il juge la séquence filmée de Mantes-La Jolie comme une « humiliation inadmissible », et imagine un scénario contraire : « Si ça avait été l’inverse, qu’un CRS s’était fait humilié par des jeunes, qu’est ce qu’on aurait pas entendu... » A plusieurs reprises durant l’après-midi, les manifestants s’arrêtent et s’agenouillent, mains sur la tête, en solidarité avec les lycéens des Yvelines, contraints par des policiers à cette posture de soumission.

« On considère que le plus grand ennemi du mouvement, ce sont les actes de violence »

Les violences policières n’ont pas épargné les jeunes toulousains, notamment lors de la manifestation du lundi 3 décembre : gaz lacrymogènes, coups de tonfa, grenades de désencerclement... Au soir d’une journée particulièrement chaude, l’Union départementale de la CGT a publié un communiqué appelant le Préfet de Haute-Garonne à « prendre immédiatement toutes les mesures pour que cesse la violence contre la jeunesse et pour lui permettre d’exercer son droit à manifester et à exprimer ses revendications ». Les jours suivants, des militants de la CGT et d’autres organisations syndicales et politiques de gauche se sont joints aux cortèges étudiants, afin d’en assurer la sécurité.

Pour Océane, en seconde au lycée Ozenne, « tous les lycéens sont pacifistes, mais il y en a qui en profitent pour mettre un peu le bordel. Ce n’est pas bon du tout parce que plus on casse, moins on est entendu. On devrait au contraire montrer qu’on est matures. Après, depuis le début, j’ai vu aussi bien des jeunes qui provoquaient la police jusqu’à ce qu’elle réagisse, que des réactions policières très violentes face à des jeunes totalement pacifiques », raconte-telle un peu déroutée. Thomas de l’UNL est, lui, droit dans ses godillots de militant syndical : « On considère que le plus grand ennemi du mouvement, ce sont les actes de violence. Mais ce n’est pas un appel au calme, au contraire : on appelle à bloquer les lycées mais pacifiquement avec des pancartes, de la musique, des modes d’opération festifs. »

Prise de conscience que la réforme va être « un bouleversement total »

Mardi 4 décembre à Blagnac, en banlieue toulousaine, le hall d’entrée du lycée Saint-Exupéry a été partiellement détruit par un incendie. L’établissement a dû fermer ses portes toute la semaine. « Les conseils de discipline et les procédures sont en train de se mettre en place, prévient Philippe Rogel, vice-président de la FCPE de Haute Garonne, présent dans le cortège mardi. Elles vont viser ceux qui auront été pris dans des dégradations. » Pour lui, si la colère lycéenne monte, c’est que la « prise de conscience » que la réforme va être « un bouleversement total » commence à gagner les lycéens et leurs parents. « Les rectorats ne sont pas prêts, des lycées ne savent même pas ce qu’ils vont enseigner l’année prochaine », assure-t-il. La FCPE a demandé un moratoire d’un an sur l’application de la réforme.

La mobilisation survivra-t-elle aux vacances de Noël ? « Il est difficile d’organiser le mouvement à l’échelle de la ville, constate Thomas Vautour. Certains veulent des manifs déclarées en préfecture, d’autres, non. Dans les lycées professionnels, c’est plus compliqué de mobiliser et tous n’ont pas de représentants à envoyer aux assemblées. » Pour autant, le mouvement reste déterminé à se faire entendre : « Macron n’a pas prononcé une seule fois le mot "lycée", alors que ça fait plus de dix jours qu’on est mobilisés, note Thomas. Et Jean-Michel Blanquer a fait savoir qu’on en parlerait lors du prochain Conseil national de la vie lycéenne, tout en sachant qu’il n’y aura pas de convocation du conseil avant janvier. Il espère sûrement que le mouvement sera éteint d’ici là... Mais nous, on a des revendications, et on attend des propositions du gouvernement. »

Emmanuel Riondé

Photos : © Tien Tran