Pollutions

En Italie, la gestion des déchets « raconte le regard que l’Occident pose sur ses anciennes colonies »

Pollutions

par Olivier Favier

La découverte en Tunisie de 282 containers de déchets en provenance d’Italie, viole plusieurs accords internationaux et révèle combien économie légale et illégale sont intrinsèquement liées, comme nous l’explique le journaliste italien Angelo Mastrandrea, coauteur d’une enquête sur le sujet pour la revue Internazionale.

Basta! : Angelo Mastrandrea, vous êtes originaire de Salerne, au sud de Naples, vous avez écrit plusieurs livres qui mêlent enquêtes, reportages au long cours et recherche littéraire. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à l’environnement et en particulier à la gestion des déchets dans le Sud de l’Italie ?

Angelo Mastrandrea : Je travaille depuis toujours sur les questions sociales. Ce sont elles qui m’ont mené vers les questions environnementales. Et je raconte depuis toujours aussi le Sud de l’Italie. Cependant la terre que je raconte est à insérer dans un contexte plus large. Ce qu’il se passe en Italie du Sud n’est pas si différent de ce qui se produit ailleurs, en Italie et dans le monde, nous vivons dans un monde connecté. Si l’on prend la question des déchets, on part de l’Italie du Sud pour aller en Tunisie, en Lettonie et au Portugal. C’est un phénomène global. Mon point de départ sur ce sujet a été la crise des déchets en Campanie, vers la fin des années 2000. Ce que je voulais comprendre c’était le mécanisme de ce phénomène, on ne pouvait s’en tenir à l’explication commode de l’existence d’une organisation criminelle. Il fallait comprendre ce qui avait permis à cette organisation criminelle d’exister et de croître.

Le reportage que vous avez coécrit avec Stefano Liberti pour Internazionale fait écho à un autre que vous avez publié pour le même magazine l’an dernier. Il y est question d’une région qui officiellement appartient à la Campanie : le sud de la province de Salerne, dans une zone connue pour le site archéologique de Paestum. Le Parc national du Cilento est souvent considéré comme un paradis. Vous montrez cependant que ce paradis est désormais menacé.

L’an dernier, je tombe par hasard sur un fait divers. Une nuit, un camion est arrêté. Il transporte des fûts équipés de robinets, lesquels permettent de déverser la substance qu’ils transportent en pleine campagne. Alors je vais sur les lieux et je commence à enquêter pour savoir ce qui se cache derrière cette affaire, aussi parce que c’est un territoire que je connais très bien. Le Cilento est une région qui a une histoire fascinante et qui a toujours été préservée, parce qu’elle forme un quadrilatère dont trois côtés sont bordés par des montagnes, et le quatrième par la mer. C’est une terre de pêcheurs et de bergers. De là est né un premier reportage pour Internazionale intitulé « À la recherche de qui pollue le paradis du Cilento. » L’année suivante, ce que j’ai écrit s’est confirmé. On a compris qui étaient les pollueurs du paradis. Comme souvent, il s’agit d’une organisation criminelle, dans ce cas le clan des Casalesi, que tout le monde connaît depuis que Roberto Saviano a écrit Gomorra.

Que font ces gens ? Ils offrent aux grandes industries de toute l’Italie, en particulier du Nord qui est plus industrialisé, la possibilité de se débarrasser de leurs déchets pour un coût infiniment plus bas que les circuits légaux. On parle de déchets dangereux, de substances chimiques, de solvants dans l’exemple que j’ai cité. Donc cette organisation repère des terrains où elle peut agir en toute discrétion et la nuit, elle va déverser les produits. Ça, c’est le côté sale, la face cachée du trafic de déchets. C’est ce qu’il s’est passé pendant vingt ans dans ce qu’on appelle la Terre des feux, près de Naples. Puis quand la pression médiatique et judiciaire est devenue trop forte, la criminalité organisée a commencé à chercher d’autres territoires. Ces derniers jours, plusieurs enquêtes sont sorties qui montrent que les terrains concernés sont désormais en Basilicate ou dans les Pouilles, vers Foggia, autrement dit dans des zones encore vierges du point de vue environnemental, peu surveillées et faiblement peuplées.

Comment tout cela va vous emmener en Tunisie ?

Le 21 décembre dernier, France 24 évoque le scandale des déchets italiens en Tunisie : le ministre de l’Environnement et plusieurs hauts responsables tunisiens sont placés en détention. En Italie, personne n’en parle et je découvre que ces déchets viennent du Cilento. Dans ce genre de cas, je sais que les noms impliqués me seront probablement connus, parce que ce sont toujours les mêmes qui reviennent. Je retourne sur les lieux et on me raconte plein de choses, sous le couvert du secret. On en arrive ainsi au côté propre de ce trafic, une entreprise qui récolte des déchets domestiques préalablement triés par les usagers, qui les remet à un établissement normal, déclaré, lequel demande des autorisations pour leur exportation. Et c’est là qu’apparaissent les responsabilités politiques, parce que la façon dont la région Campanie pense gérer une crise des déchets devenue chronique, c’est par l’exportation précisément.

Au début, ces déchets partaient en Extrême-Orient, puis la Chine ayant refusé d’en prendre davantage, on est revenu au pourtour méditerranéen, la Turquie, la Tunisie, ou encore vers le Portugal ou les Pays de l’Est – dont la Lettonie. Ce sont des trafics qui ne concernent pas seulement l’Italie. La Malaisie a renvoyé des milliers de tonnes de déchets vers le Royaume-Uni et la France notamment, mais aussi les États-Unis et le Canada. En ce qui concerne l’Italie et la Tunisie, le contrat était signé pour 120 000 tonnes de déchets. C’est contraire aux conventions internationales, parce que la convention de Bamako interdit aux pays africains d’importer des déchets, en particulier d’Europe, et la convention de Bâle stipule quant à elle qu’on ne peut exporter que des déchets qu’on pourra renvoyer à l’expéditeur après recyclage.

La preuve est faite que la partie propre de cette affaire ne l’est qu’en apparence, parce que toutes les autorisations ont certes été délivrées en bonne et due forme, mais la société destinataire n’était pas en mesure d’assurer le recyclage. Les sommes en jeu sont colossales, et pour finir les déchets livrés ne correspondent pas à ce qui a été déclaré. Il n’y a pas eu de contrôles ou presque. Et les fonctionnaires des douanes dans les pays d’arrivée ne font pas toujours leur devoir. Voilà pourquoi je dis que l’économie légale et l’économie illégale sont intrinsèquement liées et font partie du même corps.

Cela fait bientôt cinq mois que cette affaire dure, seuls quelques médias en France ont continué d’en parler, et en attendant, comme vous l’écrivez dans votre reportage, la rébellion citoyenne de l’autre côté de la Méditerranée n’a pas suffi pour résoudre la situation. « La Tunisie n’est pas la décharge de l’Italie » , clament les manifestants, et c’est aussi le titre de votre article.

L’Italie devra tôt ou tard reprendre ses déchets conformément à la convention de Bâle. La Campanie a bloqué tous envois vers la Tunisie, ce qui montre l’ampleur du problème, qui va bien au-delà de ces 282 containers. Elle a aussi demandé à l’entreprise de reprendre les déchets, en vain. Le bateau qui a amené les containers appartient à une compagnie turque et demande un dédommagement, parce que le contrat s’est arrêté et que le navire a été bloqué. L’entreprise italienne, elle, réclame un arbitrage international. Il existe un précédent à Varna en Bulgarie où les Italiens ont dû reprendre leurs déchets. Dans ce cas, le rapport de force n’est pas le même. D’un point de vue médiatique, en Italie, cette histoire n’est pas devenue une affaire politique, elle n’a pas été reprise par les journaux télévisés. Beaucoup considèrent que c’est un « problème tunisien ». Cela raconte en fin de compte le regard que l’Occident pose sur le monde de ses anciennes colonies.

Propos recueillis par Olivier Favier

Phto : Une décharge à Calcutta, en Inde / CC Wolfgang Sterneck