Savoirs

Les conférences gesticulées, pour « comprendre ce qui nous oppresse, ce qui nous empêche de dire et de créer »

Savoirs

par julian augé, Tifen Ducharne

Faire de la politique autrement, facile à dire ! La grève ? Les partis et les syndicats ? Mais c’est fini voyons ! La rue ? Ah oui, ça on peut y aller, mais laquelle ? La révolution ? Pourquoi pas mais... On se laisserait bien tenter quand même. Unir nos forces, être tous ensemble, en mettre un grand coup. « Mais que puis-je faire, moi ? », demandent en cœur les insatisfaits et les révoltés. Passionnés par l’éducation populaire politique, les initiateurs de la « coopérative citoyenne » tentent de faire se rencontrer les pratiques militantes et de légitimer les savoirs populaires. Avec un objectif : « Que nos engagements donnent des résultats à la hauteur de notre joie à les imaginer ». Voici leur tribune.

À partir de quand avons-nous cessé de rêver ? À quel moment avons-nous baissé les yeux, courbé l’échine, nous sommes-nous laissés tenir en laisse ? Au premier crédit pour acheter la baraque ou au premier licenciement ? Quand on a eu assez d’argent pour aller dans un quartier résidentiel ou quand on a été obligé de prendre un HLM dans la ZUP ? Quand on a vu débarquer des étrangers qui travaillaient pour deux fois moins cher que nous ou quand le petit est devenu grand et a voulu faire des études qu’on ne pouvait pas lui payer ? Quand on a fait un crédit à Carrefour pour acheter un écran plat géant, ou quand on s’est fait engueuler par l’école parce qu’on ne lisait pas assez de livres ?

En tout cas, c’est réussi ! Chacun dans son coin, on rumine : les syndicalistes se cachent de faire de la politique, les associations se l’interdisent, les intellectuels commentent l’action de loin. Ceux qui agissent se plaignent que « c’est pas ceux qui en ont besoin qui viennent, on reste entre nous ». Ceux qui sont censés « en avoir besoin » ne parlent pas « le-français-comme-il-faut » pour passer dans les médias. Les médias se plaignent d’être détestés par ceux à qui ils ne donnent pas la parole ou dont ils ignorent l’existence. Les Noirs et les Arabes vivent dans les « quartiers », les Blancs classe-moyenne-pauvre vivent éloignés des grandes villes, les cadres demeurent en centre-ville, il paraitrait même que dans les campagnes vivent des gens qui n’ont pas l’idée de se trimbaler en vélo. Ont-ils seulement besoin de la fibre optique, d’un hôpital et d’un bureau de poste ? Bref, ce monde est bien organisé, chacun vit sa vie dans un monde parallèle aux autres.

Parallèle :
Adj. masc. et fém. \pa.ʁa.lɛl\
(Géométrie) Qui n’a pas de point d’intersection. Qui évolue côte à côte.

Produire de la coopération

Depuis 2016, un groupe obscur de militants de divers horizons a monté une association, la Coopérative citoyenne. « Engagement-recherche » sur la démocratie, sur le « plein exercice de la citoyenneté ». Si c’est pas beau... Et c’est quoi ?

À la sortie de la guerre de 39-45, le constat est terrible : l’école gratuite, laïque et obligatoire, le droit de vote, ne suffiraient pas à pérenniser la démocratie. Voire même, des sociétés dites « développées » produisent des monstres.

Nous, la Coopérative citoyenne, n’avons pas le sentiment d’inventer de « nouvelles méthodes » : on se souvient. On se souvient de la Révolution française, de Condorcet et de son plan d’éducation permanente. On se souvient de la commune, des mutuelles qui ont fini par donner la sécu. A la Libération, la (trop) courte expérience d’un ministère de l’Éducation politique des jeunes adultes avec la fabuleuse Christiane Faure. On redécouvre des figures de l’éducation populaire, Joffre Dumazedier, Paolo Freire, Saul Alinsky, Augusto Boal... remises au goût du jour par les scop d’éducation populaire et les compagnies du théâtre de l’opprimé dans les années 2000.

On se souvient de la multitude de démarches pour alphabétiser les paysans et les ouvriers, des cercles ouvriers, des groupes clandestins d’analyse et d’autoformation, des outils issus de l’école des cadres qui ont formé les maquisards à l’art de réfléchir collectivement pour l’action. Les ciné-clubs, l’accès aux loisirs, l’accueil des enfants... L’éducation populaire a pris en charge toute la part clandestine de l’éducation de celle et ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre. Celles et ceux qui gagnent des droits à la santé, à l’instruction, aux transports, au repos, à la vie digne et douce... par la seule force de leur mobilisation collective, et éventuellement le sacrifice de leur propre santé, liberté, ou vie.

Ne pas séparer ceux qui réfléchissent et ceux qui font

Les processus d’éducation populaire ont la particularité de ne pas distinguer l’action de l’analyse, de développer des outils qui vont puiser dans la théorie autant que dans le récit, et donc de ne pas hiérarchiser les savoirs. C’est ce qui la rend populaire : « Personne ne s’éduque seul, personne n’éduque personne, les gens s’éduquent par l’intermédiaire du monde », disait Paolo Freire. Nous voulons mettre en place les moyens pour que se rencontrent les gens, porteurs de savoirs, et qu’ils puissent les partager.

Nous posons l’hypothèse que c’est de la rencontre de ces mondes jusqu’ici parallèles que naîtront les prises de conscience, les analyses fécondes, les envies d’agir et les rêves qui conduiront à changer radicalement de système, pour une nouvelle société, juste, démocratique, où tout le vivant, et le cycle de la vie, est respecté.

Rencontre
nom fém.
Fait de rencontrer quelqu’un, de se trouver en sa présence sans l’avoir cherché. Entrevue, conversation concertée entre deux ou plusieurs personnes. Fait, pour deux choses, de se rencontrer, d’entrer en contact ou en collision. Au billard, choc de billes venant de directions opposées.

De l’anti-formalisme et de l’engagement recherche

Décréter ne suffit pas. Mettez quinze personnes en rond, vous considérez qu’elles sont à égalité ? Qu’elles peuvent prendre la parole et décider en bonne intelligence ? C’est faux. Nous cherchons à mettre en place les conditions et processus qui permettront réellement aux savoirs de s’échanger et aux contradictions (au conflit) de s’exprimer. Parce que les hiérarchies seront là et qu’il faudra bien savoir quoi en faire : est-ce que ceux qui parlent facilement doivent prendre la parole plus que les autres ? Est-ce que ceux qui parlent un français populaire disent des choses moins importantes que les lettrés ? Est-ce qu’un témoignage vaut moins qu’une analyse savante ? Et comment organiser toute la matière qui se dégage de nous ? Comment faire que les rencontres produisent quelque chose ?

Nous ne cherchons pas l’outil magique et multifonction, nous adaptons les formes aux besoins des gens pour révolutionner ce qui a besoin de l’être. « Pour celui qui chemine, le chemin se fait en marchant » [1] : nous cheminons. Nous avons imaginé un outil de réflexion sur la démocratie, nous formons les citoyen-nes pour aller dans la rue et créer du débat politique n’importe où, encore un autre pour apprendre à écrire une loi collectivement...

Nous considérons que les gens dits organisés ont beaucoup cherché et donc beaucoup appris. Mais leurs savoirs restent cloisonnés et n’arrivent plus ou très difficilement à donner les résultats espérés. Le but de la Coopérative citoyenne en fait, c’est d’imaginer toutes les manières de permettre à chacun-e, où qu’il ou elle se trouve, d’exercer sa citoyenneté, sa capacité à produire du droit, à préserver le bien commun. En cela nous cherchons à aider à remplacer le système injuste et de très basse intensité démocratique qu’est le capitalisme par un autre, choisi et façonné par tout le monde, répondant à des valeurs humanistes réellement à l’œuvre.

Nous ne sommes pas un organisme de formation, mais des chercheurs populaires, et révolutionnaires. Nous tentons le sur mesure, le cousu main qui va donner de la force à ceux qui cherchent à agir, qui sera à partager par la suite. Nous proposons de redonner du peps aux squats, collectifs, associations, syndicats et autres partis qui cherchent les pistes pour se réorganiser, trouver la brèche pour faire avancer la cause, faire vivre intensément la vie démocratique dans toute sa complexité. Les gens qui arrivent et qui vous disent qu’ils n’ont aucune solution autre que tester ensemble une nouvelle posture, d’autres façons de penser et agir, et qu’on peut le tenter en toute sécurité, c’est nous. Nous nous mettons donc à disposition de celles et ceux qui veulent changer de pied, ou marcher sur les deux, ou trouver une béquille, comme vous voudrez : on veut faire en sorte que vos idées et vos savoirs produisent des résultats !

Monte ta conf’ ! (par exemple)

Parmi toutes les possibilités qui s’offrent aux citoyennes et citoyens : les Conférences gesticulées. C’est une forme qui prend de l’ampleur. Quand on voit une conf’, on se dit : ça je comprends, et ça je peux le faire. D’une forme individuelle, celle que Franck Lepage avait donnée à son expérience en 2005, nous sommes passés à un réseau de plus de 300 personnes qui gesticulent. Partant de leur vie, de leur métier, de leur passion, ils décryptent les rouages de la société capitaliste, des dominations diverses qui les empêchent de vivre paisiblement. Chacun raconte sa vie et, étrangement, en nous rencontrant les un-e-s les autres, nous avons la sensation de parler de la même chose.

Dans les villages les plus reculés, chaque jour, des gesticulant-e-s jouent. Leur histoire ? Celle de quelqu’un qui, un jour, se retourne sur sa vie et trouve qu’un truc cloche, et qui se retrouve dans une MJC, un bar, un squat, un théâtre, une salle polyvalente, un festival ! Quelle aide à domicile, traductrice, quel ingénieur en rupture, quel papa d’enfant handicapé ou personne handicapée elle-même oserait se dire légitime face aux experts qu’on nous sert en conférence ou sur un plateau télé ? Un gesticulant, une gesticulante.

La Coopérative citoyenne forme depuis deux ans de nouveaux et nouvelles gesticulant-es, et se donne pour but de contribuer à la rencontre des expériences individuelles et de la recherche, à la compréhension de ce qui nous empêche de dire, de créer, de ce qui nous fait nous sentir seuls quand nous sommes des millions.

Nos colères sont légitimes. Nos savoirs le sont aussi, et doivent servir à renverser le monde capitaliste. C’est ce que nous nommons « engagement recherche ». Parce que nous vivons une époque insécure, un système qui explose, un monde qui s’effondre, nous cherchons à penser le monde d’après, et à nous exercer à y vivre dès maintenant. Nous ne tissons pas seulement le linceul du vieux monde, mais aussi les langes du nouveau.

Nous n’espérons pas la révolution : elle est là, et n’aspire qu’à vivre en pleine lumière.

Julian Augé et Tifen Ducharne

 Julian Augé est Enseignant à l’éducation nationale, éducateur populaire à la Coopérative citoyenne, gesticulant "Je sais plus où j’habite, ou comment j’ai cessé de vouloir être propriétaire", co-responsable du pôle "militer sans tracts" à la France insoumise.

 Tifen Ducharne est ressourcière à Fourmilienne (association collégiale), éducatrice populaire à la Coopératice citoyenne, gesticulante "Déchets et des hommes, la face déchets du capitalisme", "Libérés, délivrés ? Alertez les bébés !", "Mourir pour des idées ? Fous rires pour s’engager" (avec Julien Colmar et Maxime Laisney).

 Voir ici le site internet de la Coopérative citoyenne.

Notes

[1Poème d’Antonio Machado « caminante, no hay camino ».