Big Brother

Comment les écrans publicitaires espionnent nos comportements dans le métro et les magasins

Big Brother

par Collectif

L’installation d’écrans publicitaires numériques se poursuit un peu partout dans les grandes villes. Ces écrans sont souvent accompagnés de caméras ou de capteurs d’audience, afin d’évaluer l’efficacité de la publicité, et d’adapter cette dernière aux comportements des passants ! Ces caméras sont-elles activées ? Quelles sont leurs conséquences sur notre anonymat ? Leur installation est-elle encadrée, comme le prévoit la loi ? L’association Résistance à l’agression publicitaire sonne l’alarme.

Bientôt des caméras dans les panneaux publicitaires ? Stéphane Dottelonde, président de l’Union de la publicité extérieure, répond dans un récent webdocumentaire :

 « Concernant les caméras, elles n’existent pas. C’est un pur fantasme. On n’a non seulement pas la possibilité, mais pas le droit de filmer quelqu’un, d’enregistrer son visage, et encore moins de connaître son identité. Franchement, c’est un pur fantasme. Ça n’est pas possible et ça ne sera pas possible. »

 « Donc, il n’y a pas de caméras dans ces panneaux ? »

 « Non, il n’y pas de caméras. Il pourrait y avoir des dispositifs de comptage du nombre de gens qui passent devant un panneau publicitaire. Mais de penser que l’on pourrait identifier un individu, c’est bien entendu totalement interdit et ça ne sera pas le cas, rassurez-vous, on ne filmera pas devant un panneau publicitaire. »

Mais que sont donc ces capteurs d’audience et de fréquentation ?

Les entreprises qui vendent ce type de technologies parlent pudiquement de « petits capteurs vidéos ». Ces capteurs sont en fait des caméras qui envoient des flux vidéos analysés en temps réel par un ordinateur.

La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) les définit ainsi [1] : « Les dispositifs de mesure d’audience (dans des cafés par exemple) consistent à placer des caméras sur des panneaux publicitaires afin de compter le nombre de personnes qui les regardent, le temps passé devant ceux-ci, et parfois même l’estimation de leur âge et de leur sexe. »

Jusqu’où peuvent aller ces capteurs d’audience ?

D’après les sociétés qui les exploitent, ces capteurs « comptent et classifient les visages en déterminant combien de visiteurs ont regardé la zone étudiée et pendant combien de temps. […] Ils révèlent le nombre d’Occasions De Voir (ODV), le nombre de spectateurs réels, leur temps de présence et d’attention, ainsi que leur répartition démographique (par sexe et tranche d’âge). Des informations tierces, telles que le nombre d’entrées dans le magasin, ou les données de caisse, peuvent également être intégrées pour diverses analyses de corrélation. » [2]

Si ces capteurs peuvent déterminer si les visiteurs regardent la publicité, c’est qu’ils sont dotés de dispositifs d’oculométrie, c’est-à-dire d’une technique d’enregistrement des mouvements des yeux : ce sont donc des capteurs qui regardent où se pose notre regard.

Ainsi en théorie, l’annonceur peut savoir en temps réel si les passants voient bien le logo en haut à droite de l’écran après avoir vu le décolleté plongeant que le publicitaire présuppose désirable au centre, afin que l’idée du plaisir puisse bien être associée au logo de la marque. Et si jamais les analyses montrent que personne ne voit pas le logo mais seulement le décolleté, il est possible, du jour au lendemain, de déplacer le logo afin qu’il soit plus proche du décolleté, afin que l’association plaisir/marque soit bien faite par le cerveau. Cet exemple peut paraître caricatural, mais malheureusement les attributs sexuels (et féminins le plus souvent) restent des « arguments de vente » qui ont la vie dure…

Pour l’instant, on nous habitue à ce type de technologies pour des « bonnes causes ». Ainsi, l’ONG Amnesty International a fait une affiche qui changeait lorsqu’on la regardait ou non pour dénoncer les violences conjugales [3].

Et les dispositifs de fréquentation ?

Ici, ce ne sont pas des caméras mais des appareils permettant de repérer les téléphones portables avec leur identifiant statique unique.

Toujours selon la Cnil : « Pour les dispositifs de mesure de fréquentation des lieux (dans les centres commerciaux et les aéroports), des boîtiers captent les données émises par le téléphone portable et calculent la position géographique des personnes. Ces systèmes permettent d’établir des statistiques de fréquentation sur la base d’une analyse des comportements. Par exemple, ils rendent possible de savoir combien de personnes ont fréquenté un centre commercial tel jour à telle heure mais aussi d’avoir connaissance des trajets d’une même personne. »

Une société toulousaine, TrenCube, a ainsi développé un capteur qui « permet de détecter tous les smartphones, qui émettent un identifiant statique unique. Le capteur TrenCube est en mesure de récupérer cette information et de la traiter afin d’observer des tendances et de produire un rapport d’analyse sur la façon dont les clients se déplacent et donc achètent dans les magasins. TrenCube est capable de déterminer combien de temps ils restent dans chaque rayon et combien de fois ils reviennent avant de passer à l’acte d’achat. TrenCube permet ainsi de comprendre le comportement des clients dans le monde réel de la même façon qu’un Traffic Manager analyse le comportement et les visites des internautes sur son site e-commerce. » [4] Ladite société vante la discrétion de son appareil ainsi : « Grâce à sa petite taille, notre capteur se dissimulera facilement sous votre caisse. »

Ces données de fréquentation du magasin peuvent permettre de savoir si une campagne de publicité a fait croître le nombre de clients dans le magasin. De manière secondaire, elles permettent aussi de surveiller l’activité des vendeurs et de savoir si la baisse du chiffre d’affaires est due à une baisse de fréquentation ou à une mauvaise « performance de son équipe commerciale ».

Quelles données sont recueillies ? L’anonymat est-il préservé ?

On le voit, ces technologies permettent de recueillir énormément de données et de les recouper avec d’autres. Les sociétés développant ces systèmes de mesures automatiques clament haut et fort que toutes les données récoltées par leurs systèmes sont anonymisées à plus ou moins brève échéance, en concédant tout de même qu’il s’agit bien de données personnelles. En effet, affirment-elles, les caméras filment bien les personnes, mais les visages sont floutés après un certain temps (24h selon elles) et les données recueillies par les téléphones portables permettent bien d’identifier un individu, mais sans en divulguer son nom.

Si cette affirmation peut être vraie (anonymisation des données recueillies pour un appareil spécifique), rien n’empêche tel magasin de faire des recoupements avec d’autres informations. Car si un système de mesure permet de savoir quel « téléphone » a fait tel chemin à telle heure, on peut sans problème faire correspondre ces données avec les données de caisse et ainsi de recouper un identifiant de téléphone anonyme avec un acte d’achat par carte bancaire nominatif. Et donc faire correspondre cet identifiant avec le nom du propriétaire du téléphone sans que la Cnil ne puisse vérifier quoi que ce soit. De plus, les récentes avancées en matière de reconnaissance faciale [5] peuvent faire craindre les pires dérives si de telles technologies étaient utilisées.

Que dit la loi ?

« Tout système de mesure automatique de l’audience d’un dispositif publicitaire ou d’analyse de la typologie ou du comportement des personnes passant à proximité d’un dispositif publicitaire est soumis à autorisation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. » (article L581-9 du code de l’environnement). La Cnil rappelle « l’importance d’une information claire des personnes » [6]. Cette information était ainsi définie [7] : « Une information claire doit être affichée dans les lieux où sont mis en place ces dispositifs afin de garantir une réelle transparence vis-à-vis du public. Cette information doit, notamment, préciser la finalité du dispositif et l’identité de son responsable. »

En théorie donc, dès qu’un capteur d’audience ou de fréquentation est mis en place, une pancarte signalant son existence et sa finalité doit être visible. Il en va de même pour les magasins équipés de caméras de surveillance qui doivent prévenir « Souriez, vous êtes filmés. ». A la différence qu’ici, on aurait plutôt une pancarte : « Soyez qui vous êtes ! Vos données personnelles et votre comportement sont analysés par nos services marketing pour augmenter nos chances de vous faire acheter nos produits. »

Et en pratique ?

Notons qu’il semblerait que l’obligation de demande d’autorisation à la Cnil ne soit imposée que pour les dispositifs publicitaires et que rien ne soit prévu pour les dispositifs discrets mis sous les caisses des magasins. L’entreprise TrendCube affirme néanmoins que cette « activité a fait l’objet d’une déclaration à la Cnil qui nous a autorisé à mettre en œuvre nos traitements ». Nous n’avons pas encore pu vérifier cette affirmation, mais aucun capteur d’audience clairement signalé par des magasins ou à l’abord de dispositifs publicitaires ne nous a été signalé. En revanche, il est certain que des capteurs d’audience ont été mis en place sans que les passants soient informés, comme le montre le cas d’un magasin de prêt-à-porter dévoilé par un reportage de France 5 [8].

Dans ce reportage, Béatrice Querette, directrice de l’agence Merchanfeeling, très fière d’avoir installé des caméras infrarouges qui filment la rue à partir d’une vitrine pour analyser le comportement des passants sans aucun panneau pour les avertir, se justifie et nous explique « qu’une vitrine, c’est fait pour rêver. Donc, si on commence à leur dire qu’on met une petite caméra pour voir combien de temps ils ont regardé la vitrine [rires], on enlève la part de rêves et c’est dommage. »

Voir à partir de 35"57 :

Comme on le voit, il est très facile de mettre en place un système de mesure automatique d’audience manifestement illégal puisque non signalé, et même d’en parler dans les médias, sans que la Cnil ne soit au courant ou daigne réagir.

Quid des écrans publicitaires dans les gares et le métro parisien ?

La société Media Transports a commencé début 2010 à déployer des écrans numériques, d’abord massivement dans les stations de métro parisien, et depuis dans toutes les gares SNCF de France, progressivement. Ces écrans possèdent deux discrètes ouvertures rectangulaires en haut du support qui dissimulent des capteurs d’audience.

« Si les capteurs étaient allumés, on informerait le public. Pour l’instant, on a décidé de ne pas activer tout ce qui permet de mesurer l’audience », explique en 2010 Norbert Maire, directeur de l’innovation de Media Transports à cette époque [9] La technologie existe puisque la Cnil a contrôlé le système de mesure d’audience intégré dans ces écrans de 2 m² début 2009 [10]. Mais il a été décidé de ne pas l’activer puisque, au début du déploiement en tout cas, « l’attrait de la nouveauté suffi[sait] pour le moment pour commercialiser les espaces publicitaires sans fournir de mesure d’audience aux annonceurs ». Norbert Maire précise cependant en 2010 : « Mais on se réserve la possibilité de mettre des capteurs sur les écrans. » Et rajoute qu’étant donnée la pugnacité des associations antipub, cela ne se ferait « ni en 2010, ni même en 2011. Il faudra que les mentalités évoluent ».

En clair, Media Transports attend que nous soyons habitués aux écrans, qu’ils fassent partie de notre quotidien, avant d’activer les caméras surveillant notre comportement. Cependant rien ne nous prouve que ces caméras ne sont pas déjà activées. En effet, à notre connaissance, la Cnil n’a pas établi de contrôles sur ces capteurs d’audience depuis plus de quatre ans. Et donc personne, à part les employés de Media Transports, ne peut savoir si les caméras sont allumées ou non, secret professionnel oblige.

Quelle légitimité de ces capteurs ? Quel consentement des sujets ?

La Cnil n’a toujours pas répondu sur la question du consentement des personnes concernées [11]. Le RAP considère toujours que ces capteurs ne respectent pas l’article 6 de la loi n°78-17 du 6 juillet 1978 qui prévoit qu’un « traitement ne peut porter que sur des données à caractère personnel qui (…) sont collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes ». La légitimité commerciale et publicitaire est fortement contestable, surtout dans l’espace public et les transports en commun.]]. Les capteurs ne répondent à aucune des cinq conditions permettant d’être exempté du recueil du consentement. Mais surtout, la loi sur la vidéosurveillance doit s’appliquer. Si tel était le cas, ces dispositifs ne sauraient être autorisés, puisque cette dernière impose aux systèmes de surveillance de viser un objectif de sécurité des personnes et des biens. Or tel n’est manifestement pas le cas pour ces capteurs.

Il serait temps que la Cnil s’intéresse sérieusement à ce sujet pour éviter que nous ne devenions d’ici peu les cobayes d’expérimentations publicitaires dès que l’on sort de chez soi. Quant à Stéphane Dottelonde, nous le laissons méditer sur les « fantasmes » que sont ces capteurs d’audience…

L’association Résistance à l’agression publicitaire

 L’association Résistance à l’agression publicitaire et « Souriez, vous êtes filmés » ont écrit à la Cnil pour lui demander d’être vigilante sur ce sujet, et de leur communiquer toutes les autorisations délivrées pour ce type de dispositifs, afin de pouvoir vérifier si, au moins, une information est bien affichée dans les magasins qui en possèdent. Les citoyens peuvent se manifester auprès de la Cnil pour appuyer ces demandes.

 A lire aussi : Guérilla non-violente contre les écrans publicitaires « espions » de la RATP

Photo de une : reportage dans le métro parisien, Olivier Marcolin & Remysh, © Ganda-Prod / Basta!