Politique

Le travail, grand absent du scrutin européen

Politique

par Laurent Vogel

Faites vous-mêmes le test : dans la campagne pour les élections européennes, combien de fois avez-vous entendu des propositions claires pour améliorer les conditions de travail et combattre la précarité ? Pourquoi le travail est-il un angle mort des débats européens ? Le travail est pourtant au cœur des enjeux actuels : celui de la démocratie, de la redistribution des richesses, de l’écologie, de l’espérance de vie. Laurent Vogel, directeur du département Santé et sécurité de l’Institut syndical européen, explique en quoi le travail est une question centrale pour l’Europe et les débats politiques à venir.

Dans la campagne actuelle pour les élections européennes, les divergences ne manquent pas, les débats peuvent être vifs. Pour bien des candidats, le travail est comme le sexe chez les puritains. On le devine partout, on ne le mentionne jamais. On préfère « causer » immigration, environnement, croissance, citoyenneté. Plus facile de décliner le mot « sécurité » à toutes les sauces… tout en acceptant la précarisation de l’emploi.

Le premier ministre britannique David Cameron déclenche les hostilités contre les immigrés roumains et bulgares. Dans le même temps, son gouvernement mène avec acharnement la lutte contre toute législation qui harmoniserait les conditions de travail en Europe. Il préconise la loi de la jungle mais feint d’en déplorer les conséquences. On aurait tort d’ignorer le danger d’un tel discours. Il dépasse largement les limites de telle ou telle formation politique.

Les Trente glorieuses et le « compromis social » en Europe

L’actuelle Union européenne est née d’un projet politique lié au contexte des « Trente Glorieuses » [1]. Cette période de l’histoire commence dans les années de la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Elle prend fin vers la moitié des années 70 avec la crise économique, la contestation sociale, la lente désintégration du bloc soviétique. Pendant cette période, dans les États fondateurs de l’Union européenne, le libéralisme est tempéré par d’importantes concessions sociales.

La croissance est soutenue et repose sur la position dominante de l’industrie européenne dans les activités à haute valeur ajoutée (industrie automobile, chimie, aéronautique, etc.). Sous la pression des luttes ouvrières, les richesses sont réparties de façon moins inégale par rapport aux époques qui ont précédé et suivi. Le contexte est favorable à une culture du compromis. La sécurité sociale se développe, les relations collectives de travail s’institutionnalisent.

L’emploi prime sur la qualité du travail. La création de la Communauté économique européenne peut être comprise sous deux facettes : 1) un processus interne ouest-européen de rapprochement entre des États autour d’un projet commun ; 2) l’affirmation d’une spécificité de l’Europe occidentale dans ses rapports d’alliance et de différenciation vis-à-vis des États-Unis, et d’une opposition avec les régimes staliniens de l’Est.

Pas de mécanismes de redistribution massive entre les États

Le traité de Rome de 1958 donne la priorité aux « quatre libertés fondamentales » : c’est la traduction juridique d’une mise en concurrence des travailleurs, des marchandises, des entreprises et des capitaux. La politique sociale se concentre sur la création d’un marché commun du travail et sur sa conséquence : la coordination des régimes de sécurité sociale. L’égalité des salaires entre hommes et femmes est conçue comme une exigence économique pour éviter une concurrence déloyale. Il a fallu attendre 1974 pour adopter un premier programme d’action sociale communautaire au lendemain des grandes explosions contestatrices qui secouent l’Europe à partir de 1968. Il fallait répondre à une urgence : comment rapprocher les situations sociales de pays différents ?

L’Union européenne n’a qu’un budget de nain par rapport à la somme des budgets nationaux. L’instrument politique privilégié est donc la législation. Elle a un effet d’entraînement en poussant les États membres à faire leurs des objectifs communautaires. Elle peut être complétée par d’autres moyens (dialogue social, fonds de cohésion, définition d’indicateurs statistiques, etc.) mais il n’existe pas de mécanisme économique de redistribution massive des ressources entre les États. Il n’existe pas non plus de « gouvernement économique » fort, avec des politiques industrielles, une planification des investissements ou la création de services publics à l’échelle européenne. Il faut donc créer des règles juridiques si l’on veut aller au-delà d’un simple espace de libre échange.

La crise de la régulation européenne

Entre 1974 et 2004, c’est ce qui se produit. Il y a des périodes plus dynamiques et des phases d’enlisement. Peu à peu se développent un droit social communautaire et un système de relations collectives. Des zones entières restent en friche mais les conditions de travail reçoivent une attention prioritaire avec l’adoption de plus de trente directives. Au cours de ces dix dernières années, cette régulation est entrée en crise. L’élargissement de l’Union européenne rendait plus difficile l’adoption de règles communes. L’orientation politique suivie par la Commission au cours des deux mandats de M. Barroso a également joué un rôle important.

Des critères de plus en plus formalisés soumettent toute production législative nouvelle à des études d’impact centrées sur un calcul coûts-bénéfices [2]. Pour reprendre le jargon à la mode, il faut créer un environnement juridique favorable aux entreprises [3]. La Cour de justice européenne contribue à cette évolution. Elle encadre les droits fondamentaux des travailleurs dans le carcan de ce qui ne gêne pas la concurrence économique.

La journaliste canadienne Naomi Klein [4] a étudié comment des événements désastreux ont été utilisés pour imposer une politique contraire aux intérêts de la majorité de la population. En Europe, la crise a été utilisée comme justification de politiques de dérégulation et d’austérité qui ont démarré bien avant la crise de 2008. C’est un cercle vicieux : plus d’austérité entraîne plus de crise, et plus de crise sert de prétexte à plus d’austérité. Dans les pays où la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et FMI [5]) permet à la Commission européenne d’intervenir sans contrepoids politique, le désastre social est indéniable.

La lente dégradation des conditions de travail

La dégradation des conditions de travail ne découle pas uniquement de ces facteurs politiques. Elle est liée à la montée des inégalités sociales partout dans le monde. Ce phénomène est abondamment documenté dans un livre récent de l’économiste français Thomas Piketty [6] qui montre que les inégalités entre salariés et détenteurs de capitaux ont augmenté ces trente dernières années. Cette dégradation ne se présente pas comme une catastrophe brutale. Elle reste peu visible comme les contours d’une île dans la brume. Elle ne frappe pas toutes les catégories avec la même intensité. Cela explique la difficulté de l’aborder au plan politique.

Pour l’emploi, le tableau est net. Travail précaire et chômage forment les deux branches de la tenaille. Pour certains risques matériels, la tendance serait plutôt à la stabilité, voire à de légères améliorations. Le tableau d’ensemble est donc nuancé. Ce qui en ressort surtout, c’est l’aggravation des inégalités au sein même du monde du travail.

Égalité hommes-femmes : le mirage allemand

L’Allemagne est présentée comme le modèle d’une reprise économique. Moins de chômage, bonnes performances industrielles, balance commerciale excédentaire, etc. La chancelière Angela Merkel a été réélue en septembre 2013 en frôlant la majorité absolue. Sa coalition avec les sociaux-démocrates l’assure d’un large soutien parlementaire. Le « miracle » allemand est souvent cité comme une potion magique contre le pessimisme. Une de ses composantes est l’augmentation massive des taux d’emploi féminins. À quel prix ? En 2010, un tiers des femmes devait se contenter d’un bas salaire (contre 14 % des hommes). C’est l’explosion du travail à temps partiel (près de la moitié des femmes) avec des durées de travail parmi les plus courtes en Europe (autour de 18 heures) [7].

Cela signifie des revenus insuffisants pour mener une vie indépendante, de moindres possibilités de promotion, de formation et une autonomie réduite dans le travail. Le travail à temps partiel renforce la structure inégalitaire de la famille. Les femmes ne libèrent du temps que pour travailler gratuitement dans la sphère familiale (tâches ménagères, soins aux enfants, etc.) [8].

Intensification et allongement de la durée du travail

Beaucoup d’attaques contre la sécurité sociale sont justifiées par le vieillissement de la population. Les idéologues du patronat disent que si l’espérance de vie augmente, il est normal de travailler jusqu’à un âge plus avancé. Ce raisonnement oublie deux points : 1) l’espérance de vivre en bonne santé n’augmente pas pour les couches les moins privilégiées, en grande partie à cause de leurs conditions d’emploi et de travail ; 2) la richesse produite a énormément augmenté en trente ans. Une répartition plus égalitaire de cette richesse permettrait de financer des dépenses de protection sociale en hausse constante.

Sans amélioration des conditions de travail, tout allongement de l’âge de la retraite débouchera sur des situations d’exclusion dramatiques pour les catégories de travailleurs exposés aux risques les plus importants. L’intensification du travail et les mécanismes d’individualisation font de cet allongement une injonction contradictoire. D’une part, une charge de travail trop lourde use et pousse les travailleurs à vouloir sortir de l’emploi le plus tôt possible. D’autre part, la mise en concurrence des travailleurs les uns avec les autres détruit la cohésion des équipes, la manière informelle qu’elles ont de répartir le travail en tenant compte des atouts de chacun et en contournant les prescriptions de la hiérarchie. En fait, un travail plus dense n’est plus productif qu’en apparence. Il débouche sur de l’usure mentale, des défauts impossibles à corriger et le blocage de la transmission des expériences.

Quand l’insatisfaction au travail nous pousse à consommer

Pratiquement plus personne ne nie l’importance de la crise écologique. C’est une différence essentielle par rapport aux États-Unis, où les lobbies industriels entraînent une partie importante du parti républicain, et des électeurs, dans la négation du changement climatique. Il ne suffit pas de reconnaître l’importance de cette question pour définir une politique efficace. La question des conditions de travail est totalement absente des débats autour des enjeux environnementaux alors que de nombreux problèmes en matière d’écologie (gaz à effet de serre, gaspillage des ressources, pollution, etc.) sont étroitement liés à notre rapport au travail.

En effet, l’intensification du travail et les processus de mise en concurrence entraînent une insatisfaction par rapport au travail : sentiment de ne pas pouvoir réaliser un travail de qualité, socialité réduite dans les collectifs de travail, débordement du travail sur la vie privée, etc. Tous ces facteurs tendent à nous transformer en consommateurs compulsifs. Faute d’être reconnu au travail, l’achat de marchandises nous donne une valeur ajoutée. La publicité exploite sans vergogne ce « besoin » de compensation. L’utilité réelle d’un produit devient secondaire. C’est la symbolique qui y est associée qui prime : l’objet nous rend séduisants, aimants ou supérieurs par rapport aux autres. Il nous donne de la classe.

Un cercle vicieux se met en place : travailler davantage pour consommer, consommer davantage parce que ce travail est frustrant et qu’il dévore le temps de vivre. Au lieu de l’aborder de front, de nombreuses politiques « vertes » oscillent entre une culpabilisation stérile (« chacun est responsable ») et la transformation de la conscience écologique en une marchandise à travers la floraison des labels verts. On ne vote pas avec sa carte bancaire. L’influence des consommateurs sur les choix industriels ne joue qu’à la marge.

Absence de démocratie au travail

La question de la démocratie est sous-jacente dans bien des débats. Abstentionnisme des classes populaires, apparition de partis construits autour d’un leader providentiel, sentiment que tout oppose le « nous » de la société aux « eux » des institutions. Poser la question du travail n’autorise pas de raccourcis démagogiques. Les changements doivent se faire à de nombreux niveaux. Ils sont complexes. Renforcer la division sociale entre « décideurs » et « exécutants » serait un remède pire que le mal. L’intelligence collective des travailleurs est décisive pour identifier les problèmes et imaginer des solutions. S’il existe un déficit démocratique en Europe, il est principalement là : dans l’absence de démocratie au travail.

Un pourcentage croissant de travailleurs n’est plus couvert par des conventions collectives. Près de la moitié des travailleurs européens n’ont accès à aucune forme de représentation organisée. Les chaînes de sous-traitance aggravent cette situation en déplaçant une partie importante du pouvoir réel vers les donneurs d’ordre. S’il n’y a pas de solution facile aux questions du travail, il y a une méthode sûre. C’est la bataille pour la démocratie sur les lieux de travail, pour y faire de la politique un exercice quotidien et concret.

Le travail, question politique centrale

Les historiens ont coutume de situer la naissance de la démocratie antique en Grèce. Écoutons ce qui nous vient de cette province du monde. Dans un poème écrit en 1904, Constantin Cavafis imagine les différents pouvoirs d’une cité antique paralysés par l’attente des barbares. Le sénat n’adopte plus de lois, l’Empereur s’apprête à accueillir les envahisseurs en leur accordant des titres de noblesse. La tension monte tout au long du poème. Le dénouement est brutal. Les barbares n’arrivent pas. Certains assurent même qu’ils n’existent pas. « Et maintenant qu’allons-nous devenir, sans barbares ? Ces gens-là, en un sens, apportaient une solution. »

Le monde politique d’aujourd’hui est moins chamarré que celui du poème. La question reste néanmoins pertinente. Faute de considérer le travail comme une question politique centrale, bien des enjeux perdent toute consistance réelle. Ils deviennent ces barbares invisibles dont l’attente angoissée a précipité la chute des cités antiques.

Laurent Vogel, chercheur

Photo : Laurent Guizard/Basta!

Cet article a été initialement publié par HesaMag (#09/1er semestre 2014), le magazine de l’Institut syndical européen (European Trade Union Institute, ETUI) consacré à la santé et à la sécurité au travail.

Notes

[1Pessis C., Topçu S., Bonneuil C., Une autre histoire des “Trente Glorieuses”. Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013. Ce livre démythifie cette période de l’histoire. Il fait resurgir la voix des vaincus et des oubliés dans les politiques de modernisation et de croissance de l’après-guerre.

[2La Commission n’a pas la responsabilité exclusive de cette évolution. Il y a eu une convergence entre toutes les institutions impliquées dans le processus législatif (Conseil, Parlement et Commission).

[3Parmi les textes « classiques » qui justifient le tournant des politiques communautaires, le rapport Relever le défi. La stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi, présenté par Wim Kok en novembre 2004, est une référence centrale.

[4Naomi Klein, La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2007.

[5Ceux-ci s’assurent régulièrement que les pays de l’UE placés sous-programme d’aide financière remplissent les conditions exigées en échange de cette aide.

[6Piketty T., Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.

[8Giraud O. et Lechevalier A. (2013) Les femmes au cœur de l’éclatement de la norme d’emploi en Allemagne, Travail, genre et sociétés, 30, 189-194.