Guerre au Yémen

Le silence gênant de la France face aux crimes de guerre et tortures perpétrés par les Emirats arabes unis

Guerre au Yémen

par Antoine Besson

Tabassés, électrocutés, pendus par les pieds, violés : ils sont des centaines à avoir disparu dans des centres de détention du sud-Yémen. Ces « prisons secrètes », dénoncées depuis 2016 par des ONG, sont contrôlées par les Émirats arabes unis, un allié militaire de la France, dont le Prince héritier a été reçu en grande pompe à Paris par le président Macron.

Si l’Arabie Saoudite est souvent mise en avant comme leader de la coalition de pays arabes en guerre au Yémen depuis mars 2015, les Émirats arabes unis (EAU) sont également très actifs dans ce conflit meurtrier. L’armée émiratie participe aux côtés des Saoudiens aux bombardements qui ont fait des milliers de victimes civiles ou au blocus qui affame la population. Les Émiratis se distinguent de Riyad par la forte présence de leurs troupes au sol. Dans le sud du pays, ils ont créé une structure de sécurité parallèle, indépendante du gouvernement yéménite, et un réseau de centres de détention où des centaines de personnes sont torturées et enfermées en toute illégalité.

Les récits des ex-détenus sont d’une brutalité extrême : passage au gril, électrocutions, agressions sexuelles, mise à l’isolement prolongé... D’anciens prisonniers du centre de Riyan disent avoir été « entassés dans des conteneurs, recouverts de matière fécales, un bandeau sur leurs yeux, des semaines durant » [1]. Depuis 2016, Amnesty international, Human rights watch, les journalistes d’Associated press et les experts de l’Onu dénoncent les atrocités commises dans les « prisons secrètes » des EAU au Yémen. « On les qualifie de prisons secrètes car les autorités officielles yéménites n’y ont pas accès. Les personnes arrêtées y sont détenues, parfois pendant des années, sans que leurs familles ne soient informées. On les fait purement et simplement disparaître, hors de toute procédure », explique Rawya Rageh conseillère sur les situations de crise à Amnesty International.

Les Émiratis nient leur implication, démontrée par des images satellites

Les Émiratis nient tout lien avec ces prisons, mais des images satellites analysées par Amnesty montrent la présence de cellules de détention à l’intérieur des bases des EAU, notamment à Aden. D’autres centres sont localisés dans des lieux plus informels – d’anciens hôtels, boites de nuits ou d’autres bâtiments – et gérés par des forces de sécurité contrôlées par les EAU, sur lesquels le gouvernement yéménite affirme ne pas avoir de pouvoir. Le rapport du Groupe d’experts régionaux et internationaux de l’ONU, publié le 28 août dernier, considère lui-aussi que ces centres sont « sous le contrôle des Émirats arabes unis » [2].

Suite à la publication de plusieurs articles et de rapports d’ONG, les Émiratis ont libéré des douzaines de prisonniers, et fait passer certains centres, notamment celui de Bir Ahmed, sous le contrôle des autorités officielles. « Mais en réalité, même dans ces cas là, les Émiratis gardent un accès direct », constate Rawya Rageh. En mars 2018, lors d’un raid des Émirats à Bir Ahmed, près de 200 détenus auraient été victimes d’agressions sexuelles et de viols par pénétration avec les doigts, et au moyen d’outils et de bâtons.

« Ceux qui sont maltraités et torturés sont des bombes à retardement »

Officiellement, les forces émiraties mènent des opérations anti-terroristes, pour lutter contre Al-Qaïda et l’État islamique. Mais le plus souvent, les détentions sont tout à fait arbitraires. « Certains sont arrêtés parce qu’une personne de leur famille est accusée de terrorisme. Parfois, tous les hommes d’une même famille sont capturés. C’est un système qui repose beaucoup sur les informateurs, donc il y a aussi des cas de vengeance personnelle. Et il n’y a aucune procédure pour se défendre », raconte Rawya Rageh. Des activistes et critiques de la coalition arabe intervenant au Yémen seraient également visés. Human Rights Watch a identifié des mineurs parmi les anciens détenus.

Pour un responsable du ministère de l’Intérieur yéménite interviewé par Amnesty international, cette répression conduit davantage à la création du terrorisme qu’à son élimination : « Ceux qui sont maltraités et torturés sont des bombes à retardement ». « On est face à des violations très sérieuses des droits humains et du droit international humanitaire, qui ne peuvent être justifiées en aucun cas, qu’il s’agisse de contexte de guerre ou de lutte contre le terrorisme, poursuit Rawya Rageh. Dans le cas du Yémen, nous sommes dans un contexte de conflit armé, et ces exactions devraient donc être traitées comme de potentiels crimes de guerre ».

En 2017, la France livre pour 226,8 millions d’euros de matériel militaire à Abu Dhabi

Malgré les méthodes émiraties, la France présente Abu Dhabi comme un partenaire stratégique dans la lutte contre le terrorisme. Ce qui contribue à justifier les ventes d’armes de la France aux Émirats : « Si des armes ont été vendues dans le passé à cette coalition, c’est qu’il y avait de bonnes raisons à cela. (…) Il y a bien sûr la lutte contre le terrorisme. N’oublions pas qu’Al-Qaïda dans la péninsule arabique représente une menace directe contre la France (...) En dehors des Américains, qui lutte contre cette organisation ? Ce sont les Émirats arabes unis, qui utilisent des Mirages », rappelait la ministre des Armées Florence Parly à l’Assemblée nationale en juillet dernier.

Peu importe que ces Mirages soient utilisés dans la guerre meurtrière menée contre les Houthis au Yémen, ou que la lutte contre le terrorisme des Émirats implique disparitions forcées et torture. De 2013 à 2017, la France a été le deuxième fournisseur d’armes des EAU derrière les États-Unis. En 2017, alors que les exactions émiraties étaient connues, Paris a livré pour 226,8 millions d’euros de matériel militaire à Abu Dhabi [3].

Une étroite coopération militaire et industrielle

La coopération militaire franco-émiratie est extrêmement soutenue. Les deux pays sont liés par un accord de défense. C’est à Abu Dhabi qu’est installée la seule base militaire permanente à l’étranger de la France, hors Afrique. Malgré la guerre au Yémen, les bombardement de civils, le blocus et la généralisation de la torture, les soldats français s’entrainent avec les troupes émiraties. Du 28 août au 17 septembre 2018 avait ainsi lieu la 9e édition de l’exercice El-Himeimat, une session d’entrainement conjointe qui se déroule deux fois par an, dans le but de « renforcer la coopération franco-émirienne et l’interopérabilité des deux armées ». L’armée française y perfectionne ses techniques de tir, de sécurisation de zones, ou de combat en zone urbaine. Aux côtés des forces émiraties.

L’intérêt français semble autant sécuritaire que commercial. Notre base militaire est présentée au Parlement comme une « vitrine de choix pour nos matériels ». « Abu Dhabi est un centre commercial mondial de l’armement », confirme Tony Fortin, chercheur à l’Observatoire des armements. « On veut que nos armes y soient présentes, pour que d’autres les achètent ensuite ». Dans Orient XXI, le chercheur revient sur la coopération entre la France et les EAU dans le domaine militaire, les joint-ventures (sociétés-conjointes) de Thales, Safran ou Airbus sur place, ou encore le partage d’innovation dans les domaines de la communication ou des satellites de surveillance. Une coopération si étroite que Manuhrin, fabricant français de machines pour la production de munitions, va être repris par le groupe Emirates defense industries company (EDIC).

Le Congrès des États-unis demande des comptes, la France se tait

« Compte tenu de la nature de certaines violations, comme la torture systématique, les pays ont l’obligation d’y mettre fin, notamment les alliés des Émirats, affirme Rawya Rageh. Les pays signataires de la Convention contre la torture doivent en assurer le respect. » Aux États-Unis, premiers partenaires des Émirats dans la lutte contre le terrorisme, la situation devient gênante. Au point que le Congrès a demandé une évaluation des opérations des américains et de leurs alliés au Yémen, ce qui inclut la coopération anti-terroriste et les risques d’implication dans ces disparitions forcées et les pratiques de torture à grande échelle. L’administration Trump fait de la résistance, mais des parlementaires veulent qu’elle rende des comptes.

En France, des plaintes ont été déposées contre Mohammed Bin Zayed, prince héritier et ministre de la défense d’Abou Dabi, par des ONG de défense des droits, à l’occasion de sa visite en novembre dernier. Le sultan est accusé de « complicités d’actes de torture et disparition forcée » et de « complicité de torture et crimes de guerre ». Néanmoins, l’État français ne semble pas prêt à réagir [4]. « Le problème demeure : il y a au Yémen des centaines de disparus, aucune responsabilité, aucune indemnité pour ceux qui sont finalement libérés après des années de détention arbitraire et de torture. Tant qu’on n’engage pas la responsabilité des auteurs de ces crimes, ils peuvent se répéter, s’inquiète Rawya Raghet. Nous demandons que les pays qui fournissent armes ou assistance militaire aux belligérants au Yémen arrêtent. Notamment la France, qui a une relation forte avec les Émirats. »

Antoine Besson

En photo : la ministre de la Défense Florence Parly en visite officielle à Abou Dabi, aux Émirats arabes unis, « pays partenaires stratégiques de la France », le 25 septembre 2018. Credits : © B.Siclon/État-major des Armées

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Notes

[1Voir cet article.

[2« Situation of human rights in Yemen, including violations and abuses since September 2014 », Report of the United Nations High Commissioner for Human Rights containing the findings of the Group of Independent Eminent International and Regional Experts and a summary of technical assistance provided by the Office of the High Commissioner to the National Commission of Inquiry, août 2018.

[3Source : Rapport au Parlement 2018 sur les exportations d’armement.

[4A ce jour, nous n’avons pas obtenu de réaction du Ministère des affaires étrangères.