Grand marché transatlantique

« Le commerce est censé construire des ponts entre les nations, pas provoquer un désastre »

Grand marché transatlantique

par Ilana Solomon

Négocié dans l’opacité, le projet d’accord commercial entre l’Union Européenne et les États-Unis inquiète. Pour mieux comprendre les enjeux, Basta! ouvre ses colonnes aux représentants de la société civile qui, de l’Allemagne aux Etats-Unis, en passant par la France, l’Espagne ou l’Italie, se mobilisent. Ilana Solomon est chargée des questions commerciales au Sierra Club, une ONG américaine écologiste. Elle explique comment ce projet d’accord de libre échange pourrait porter atteinte aux politiques climatiques, environnementales et sociales, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. La première condition avant de poursuivre toute négociation : « Impliquer le public dans toutes les étapes de la prise de décision. »

Bien qu’il soit présenté comme un accord commercial, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP) a en fait peu à voir avec le commerce. Étant donné que les droits de douane entre les États-Unis et l’Union européenne sont déjà très bas, ce pacte ne portera pas sur les enjeux traditionnels des négociations commerciales, comme le niveau des tarifs douaniers.

En réalité, les grandes entreprises veulent se servir de ce pacte pour éliminer, aux États-Unis comme dans l’Union européenne, les mesures de protection de l’intérêt public et les normes existantes en matière d’environnement, d’alimentation, de produits chimiques et dans bien d’autres domaines, en les stigmatisant comme « barrières non tarifaires » ou « entraves commerciales ». Le tout dans le seul but d’amasser davantage de profits. Cela représente une menace pour de nombreuses dispositions de protection de l’intérêt général qui affectent directement nos vies quotidiennes. Cela contribuerait à aggraver l’un de nos défis communs – la crise climatique.

En matière d’alimentation, d’air, d’eau, de climat, l’Europe jouit généralement de niveaux de protection plus élevés qu’aux États-Unis. Dès lors que ce soit-disant « pacte commercial » pourrait porter atteinte à l’ensemble de ces protections, il semble que l’Europe ait encore plus à perdre que les États-Unis. La vérité, cependant, c’est que les véritables gagnants de ce pacte seront les multinationales des deux côtés de l’Atlantique, en quête de profits plus élevés. Les vrais perdants seront les citoyens tant du côté des États-Unis que de l’Union européenne, et toutes celles et ceux qui sont frappés par les dérèglements climatiques.

Plus de gaz, plus de fracking

La Commission européenne, par exemple, a proposé d’inclure dans l’accord un chapitre entier dont l’optique est d’augmenter les exportations de combustibles fossiles depuis les États-Unis vers l’UE. Il deviendrait beaucoup plus facile d’exporter du gaz en réduisant les pouvoirs actuels du Département de l’énergie des États-Unis, lequel n’aura même plus le droit de seulement analyser si ces exportations sont dans l’intérêt du public. Les États-Unis seraient obligés d’approuver automatiquement toutes les exportations de gaz naturel – sans questions, sans commentaires ou analyses, et sans délais.

Que signifierait concrètement une telle augmentation des exportations de gaz naturel pour les communautés américaines ? D’une part, cela impliquera davantage de fracking. Le fracking, ou fracturation hydraulique, est un processus violent visant à extraire des dépôts de gaz de schiste contenus dans des formations rocheuses, et qui est connu pour contaminer l’eau potable, polluer l’air et causer des tremblements de terre. Davantage de fracking signifie davantage de polluants toxiques, irrespirables et néfastes pour le climat, davantage de menaces pour notre approvisionnement en eau potable, et davantage de risques pour la santé publique, pour nos biens et pour notre environnement .

Les communautés aux États-Unis ne seront pas les seuls à payer le prix des exportations de gaz de schiste. Celles-ci menaceront davantage le système climatique déjà déstabilisé. Le gaz de schiste devra être extrait, transporté par gazoduc jusqu’à des terminaux d’exportation, refroidi et liquéfié, convoyé à travers les océans jusqu’en Union européenne, où il devra être regazéifié, avant d’être à nouveau transporté et brûlé. Tout ce processus est extrêmement consommateur d’énergie, et nécessitera d’investir des millions, voire des milliards, de dollars dans des infrastructures d’énergie fossile, à un moment où tous nos pays devraient s’engager dans la transition vers une économie énergétique propre.

Tribunaux commerciaux privés

Ce pacte commercial pourrait aussi autoriser les multinationales à remettre en cause les politiques climatiques et environnementales menées par les États-Unis ou l’Union européenne au motif qu’elles entraînent une réduction de leur profits. Si le pacte inclut un mécanisme de « règlement des différends État-investisseur », des mesures comme les règles encadrant les centrales au charbon ou les moratoires sur la fracturation hydraulique pourraient être contestées par les entreprises devant des tribunaux commerciaux privés.

De fait, ces mécanismes de « protection des investisseurs » ont déjà permis à de grandes entreprises, dans le cadre d’accords commerciaux et d’investissement précédents, de contester plus de 568 mesures prises par 98 gouvernements. La majorité de ces entreprises étaient des géants du pétrole et du gaz – comme Chevron et ExxonMobil – lesquels semblent incapables d’accepter une quelconque baisse de leurs profits faramineux au nom de la protection de l’environnement. Récemment, l’entreprise énergétique américaine Lone Pine Resources a utilisé le mécanisme « État-investisseur » inclus dans l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) pour poursuivre le Canada à hauteur de 250 millions de dollars, simplement parce que le gouvernement provincial du Québec avait mis en place un moratoire sur la fracturation hydraulique pour le pétrole et gaz dans le bassin du fleuve Saint-Laurent.

En un mot, les mécanismes « État-investisseur » constituent un système dangereux qui met en danger les communautés et l’environnement mondial. Ils doivent impérativement être exclus de ce pacte.

Expansion de la déforestation et surexploitation de l’eau

Comme nous l’avons vu en ce qui concerne l’abus des mécanismes État-investisseur, tout ce dont nous avons besoin pour prédire les conséquences de ce nouvel accord commercial est de regarder dans le rétroviseur.

Vingt ans après l’entrée en vigueur de l’Alena, qui a intégré commercialement les économies des États-Unis, du Mexique et Canada, tout le monde peut constater les dommages irréversibles infligés aux travailleurs, aux communautés et à l’environnement. L’Alena a entraîné une expansion de la déforestation et une surexploitation de l’eau en encourageant le développement d’une agriculture tournée vers l’exportation. Il a favorisé les exportations d’énergies fossiles sales, à un moment où nous devrions laisser derrière nous ces sources d’énergie obsolètes et investir dans les énergies propres. Depuis la signature de l’Alena, la multiplication des maquiladoras [usines sous-traitantes des groupes américains au Mexique], caractérisées par des garanties environnementales très faibles et des conditions de travail déplorables, n’a cessé de léser le climat et les communautés. Les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté de 13,3 % aux États-Unis, de 23 % au Canada, et de 67,1 % au Mexique.

Les gouvernements doivent tirer les leçons de l’histoire et cesser de négocier des accords commerciaux aux dépens de la protection de l’air, de l’eau, de la terre, des travailleurs et des communautés.

Négociations secrètes

Ce que nous savons à propos de cet accord commercial est mauvais, et ce que nous n’en savons pas pourrait être pire encore. Les négociations ont eu lieu en secret, en excluant d’emblée tous ceux dont les vies seront les plus gravement affectées par l’accord. Pour s’assurer que les politiques commerciales protègent les communautés et l’environnement, la première condition est d’impliquer le public dans toutes les étapes de la prise de décision. Un nouveau modèle commercial, bénéfique pour les communautés et l’environnement, est possible – et urgent. Son fondement est la participation du public. Après tout, le commerce est censé construire des ponts entre les nations – et non pas des voies rapides pour les profits des grandes entreprises.

Ilana Solomon, du Sierra Club

Traduction : Sophie Chapelle et Olivier Petitjean

Le texte original en anglais est à retrouver ici.

Photo : source

Lire sur le même sujet la tribune de Pia Eberhardt du CEO.