Environnement

Le delta du Danube, une immense « réserve de biosphère » menacée de destruction

Environnement

par Jean-Arnault Dérens, Laurent Geslin, Simon Rico

Le plus grand delta d’Europe abrite aussi une faune et une flore exceptionnelle. Mais le développement rapide et mal contrôlé du tourisme et le spectre d’une future exploitation des hydrocarbures, font peser de gros risques sur ce milieu fragile.

Comme chaque été, la saison bat son plein dans le delta du Danube, la plus grande zone humide d’Europe. « Depuis quelques années, la fréquentation est en forte hausse », se réjouit Daniel Petrescu. Le dynamique quarantenaire dirige une petite entreprise qui organise des circuits à la découverte des canaux, mais il se bat aussi pour la protection de ce milieu naturel exceptionnel. Sur 3500 km2, répartis entre la Roumanie et l’Ukraine, vivent plus de 1200 variétés de plantes, 300 espèces d’oiseaux et 45 de poissons d’eau douce. En 1991, dès la chute du régime communiste, l’Unesco a décidé son classement en « réserve internationale de biosphère ».

Depuis un quart de siècle, le tourisme est devenu la source quasi-unique de revenus des 15 000 habitants de ce labyrinthe de canaux, d’étangs, d’îles flottantes et de roselières. Avec un paradoxe : cette activité menace directement l’environnement qui assure ses recettes. « C’est comme un jeu de domino », explique Cristi, un peintre qui se fait guide pour arrondir ses fins de mois. « S’il n’y a pas de poissons, il n’y pas d’oiseaux, et il n’y a pas de touristes. Or, s’il n’y a pas de touristes, il n’y a pas de travail pour les gens d’ici. »

La longue histoire du delta

Le delta du Danube est la formation géologique la plus récente de la côte ouest de la mer Noire. Celui-ci aurait commencé à se constituer il y a environ 7500 ans et ne cesse, depuis, d’évoluer et de s’agrandir. Les premières traces écrites mentionnant son existence datent des Grecs, qui ont découvert la région autour du VIIe siècle avant J-C. Le géographe Hérodote décrit ainsi un delta à sept bras. Aujourd’hui, on en compte une quinzaine, dont les trois principaux sont accessibles aux navires de gros tonnage : Chilia en Ukraine, Sulina et Saint-Georges en Roumanie.

Après l’époque des comptoirs grecs, ces marais ont souvent changé de mains : Slavons et Bulgares au moment des invasions barbares, Russes, Petchénègues, Byzantins, Vénitiens, Ottomans. En 1856, après la guerre de Crimée, le Traité de Paris instaure la création de la Commission européenne du Danube. Une organisation transnationale chargée de réguler la navigation dont le siège se trouvait dans la ville de Sulina, à l’embouchure du delta, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui basée à Budapest, la Commission n’est pas encore vraiment sortie du long sommeil dans lequel l’avait plongée la Guerre froide. Le Danube occupait en effet une position géopolitique bien particulière : son cours était coupé par le Rideau de fer entre Autriche et Tchécoslovaquie, avant de séparer la Hongrie du pays socialiste « dissident » qu’était la Yougoslavie. Les questions environnementales ont longtemps été oubliées. Il a fallu attendre le milieu des années 1990 pour que soit fondée la Commission internationale pour la protection du Danube (ICPDR), mais ses activités se cantonnent surtout à de la collecte de données.

Bateaux chargés de touristes

Le classement par l’Unesco du « plus vaste et mieux préservé des deltas européens » a en tout cas incité la Roumanie à mieux traiter cet écosystème fragile. Depuis 1993, un organisme public a pour mission de concilier protection de l’environnement et développement économique. Son siège se trouve à Tulcea, la grande ville roumaine à l’entrée du delta. « Le Danube charrie les déchets de près de la moitié du continent européen et cela se ressent ici, à l’embouchure, rappelle le nouveau directeur, Mălin Muşatescu. Il faudrait une gestion réellement harmonisée entre tous les pays riverains. C’est la seule solution pour parvenir à une qualité des eaux garantissant le maintien de la biodiversité. »

Cet ancien journaliste entend miser sur « la promotion du tourisme durable et du bio » pour donner du travail aux riverains du delta. « De toutes manières, si vous venez ici, c’est pour profiter de la nature, pas pour faire la fête toute la nuit sur la plage ! » En ce début de mandat, il s’est fixé deux priorités : la lutte contre la pêche sauvage, et contre les bateaux surpuissants chargés de touristes qui détruisent la faune et la flore des lacs et des canaux. « Imaginez, c’est comme si d’énormes poids-lourds circulaient dans de minuscules ruelles... »

À ses côtés, le biologiste George Romanca tente depuis 25 ans de réparer les dégâts commis à l’époque communiste. Pendant près d’un demi-siècle, le delta du Danube a beaucoup souffert. Le cours du fleuve a été modifié, de nombreux canaux ont été percés, notamment pour l’exploitation des roseaux. Après les graves inondations de 1970, il a même été un temps envisagé d’assécher les marais pour en faire une vaste zone agricole. 100 000 hectares ont été accaparés par les activités humaines – dont 42 000 de terres poldérisées – et de nombreuses digues édifiées. Autant d’aménagements qui ont réduit la superficie des zones inondables, détériorant l’habitat naturel des oiseaux et des poissons.

Menace d’exploitation gazière et pétrolière

« Les actions pour le rétablissement de l’écosystème se sont surtout limitées à casser les anciennes digues et à draguer les canaux et les lacs », regrette George Romanca, qui dénonce le peu de moyens débloqués par les autorités roumaines pour soutenir le projet de reconstruction écologique, mis en place au début des années 1990 dans le cadre du projet international « Danube vert ». L’administration de la réserve s’est souvent heurtée au manque de coopération des acteurs publics. Au milieu des années 2000, la deuxième phase de ce projet écologique a dû être ajournée après que le Conseil départemental de Tulcea eut choisi de donner une partie des terrains en concession de 50 ans à des propriétaires privés.

L’un des principaux enjeux de la protection du delta du Danube, c’est la bonne coopération entre la Roumanie, qui en contrôle 80%, et l’Ukraine. « Les écosystèmes naturels ne connaissent pas les frontières », ironise le professeur Nikolai Berlinski, de l’institut hydrologique d’Odessa. Or, les relations sont tendues entre les deux voisins, en raison de la délimitation du tracé de leur frontière maritime, qui détermine l’accès aux importantes réserves en hydrocarbures de la mer Noire. Kiev et Bucarest s’opposent notamment sur la propriété de la petite île aux Serpents, à peine 0,2 km2, à 45 km de Sulina. Le WWF s’inquiète d’ailleurs d’une possible exploitation massive du gaz et du pétrole au large du delta. Voilà qui a conduit l’ONG environnementale à classer le delta dans sa liste des sites naturels du Patrimoine mondial menacés par des activités industrielles néfastes.

Frontière orientale de l’UE

Sur le delta, il est très compliqué de passer d’Ukraine en Roumanie et vice-versa. Il n’y a ni route, ni pont, et le bac qui reliait Vilkovo, la principale agglomération côté ukrainien, à Tulcea a été interrompu. Seules de mauvaises pistes permettent aux habitants de se déplacer dans des 4x4 hors d’âge. De loin en loin, des drapeaux bleus étoilés flottent au-dessus des roseaux et quelques guérites se dressent au milieu de nulle part : les marais du delta marquent depuis 2007 l’une des frontières orientales de l’Union européenne.

C’est dans ces confins qu’ont trouvé refuge les Vieux-croyants russes quand ils étaient pourchassés par Pierre Le Grand, en raison de leur hostilité aux réformes de l’Église orthodoxe. S’ils se maintiennent en Ukraine, côté roumain, leurs villages se meurent. Faute de perspectives, la population du delta ne cesse de diminuer. Les jeunes, surtout, partent chercher une vie meilleure. « C’est devenu presque impossible de trouver du travail. Après la chute du communisme, toutes les entreprises ont fait faillite. Les conserveries, les chantiers naval, tout a fermé », se désole Valentin. Le quinquagénaire a tenté l’aventure en Italie, mais il a dû rentrer à Sulina. Les week-end d’été, il transporte des touristes sur sa barque, un petit boulot au noir pour compléter ses maigres revenus de gardien de nuit.

Les belles bâtisses du XIXe siècle qui se délabrent rappellent les riches heures de Sulina, quand y battait le cœur de la Commission européenne du Danube. Les agents du port franc contrôlaient les navires, percevaient les taxes de transport, négociaient les cargaisons. À l’époque, la ville, uniquement accessible par bateau, comptait plus de 20 000 habitants. Ils ne sont plus que 4000, qui ne peuvent guère compter que sur le tourisme pour survivre. Mais son développement mal contrôlé risque bien d’entraîner des dommages irréversibles.

Jean-Arnault Dérens, Laurent Geslin et Simon Rico (texte et photos)

Photo de une : Le delta côté roumain / CC André Callewaert

Série « Eau et climat », en partenariat avec France Libertés

Cet article est publié dans le cadre d’une série de reportages et d’enquêtes sur les enjeux de la gestion de l’eau et des sols dans le contexte du réchauffement climatique, réalisée avec le soutien de France Libertés - fondation Danielle Mitterrand. www.france-libertes.org

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