Ecologie

Le croisé de la décroissance

Ecologie

par Ivan du Roy

François Schneider a préféré suivre sa conscience plutôt que sa carrière d’ingénieur. Il a renoncé à la société de gaspillage et s’en prend désormais à ses symboles. Portrait d’un « décroissant ».

Un avenir radieux lui était presque assuré. François Schneider était ingénieur, un thésard tout droit sorti de l’Institut national des sciences appliquées de Lyon (Insa). Un « pôle scientifique et technologique », « l’une des plus grandes écoles d’ingénieurs françaises », se définit l’établissement. Pendant dix ans, François a parcouru le monde, du Québec aux Pays-Bas, de l’Autriche à l’Estonie, travaillant pour des instituts de recherche, écrivant des rapports sur les indicateurs environnementaux, l’efficacité énergétique ou « l’effet rebond » dans les transports. Il aurait pu continuer de gravir l’échelle sociale, devenir un expert international au service des entreprises friandes de conseil marketing en développement durable. L’ingénieur a décidé de tout lâcher. Aujourd’hui, âgé de 38 ans, François est inscrit au RMI et habite une ferme dans un hameau de la Drôme. A-t-il été victime d’un licenciement, d’une énième « restructuration » ou d’une délocalisation qui l’aurait à tout jamais dégoûté de la recherche ? Rien de tout cela. Il a simplement choisi « d’agir en suivant sa conscience », d’arrêter d’alimenter les poussiéreux placards de prestigieux instituts avec les rapports qu’il écrivait. Il vit désormais de petits travaux agricoles, de conférences et de piges pour les journaux écologistes. Il se serait même passé du RMI s’il avait pu bénéficier de la sécurité sociale sans s’y inscrire. Son credo : la « décroissance soutenable ».

Cette prise de conscience est apparue pendant ses recherches visant à promouvoir l’efficacité environnementale dans les services et la production. L’innovation industrielle au service de l’écologie en quelque sorte. Un cercle vicieux, selon lui, qui ne fait qu’accélérer la consommation et la croissance effrénée : « Les voitures économes nous permettent d’aller plus loin pour le même prix ; les transports rapides nous libèrent du temps pour avaler toujours plus de kilomètres ; les produits électroniques de taille réduite nous permettent d’en offrir à chaque membre de la famille ; même le développement du solaire et de l’éolien permettent d’augmenter toujours plus notre consommation d’énergie malgré la raréfaction de certaines ressources », écrit-il dans la revue écologique Silence début 2002. C’est cela l’effet rebond. « Tant que nous serons dans une société de croissance, les gains en terme d’efficacité environnementale que nous procure la technologie sont annihilés par le toujours plus. Efficacité et croissance ne devraient pas être associées », explique-t-il.

Âne et téléphone portable

François a donc logiquement préféré l’efficacité à la croissance. Il a abandonné son statut d’ingénieur et se définit désormais comme un « chercheur indépendant itinérant, un statisticien de chemins ». Il est devenu pendant quelques semaines le héraut du mouvement pour la décroissance qui émerge dans l’Hexagone. Du 7 juin au 3 juillet, le chercheur a effectué une « marche pour la décroissance » - 15 kilomètres par jour en moyenne - de Lyon jusqu’au célèbre circuit de formule 1 de Magny-Cours, près de Nevers. Pourquoi Magny-Cours ? « Ce sont vingt milliardaires qui tournent en rond en gaspillant plein de pétrole. C’est un symbole du gaspillage, de la vitesse, de la voiture. Tout cela mérite débat », répond-il. Ce 29 juin, quelques jours avant d’atteindre sa destination finale où il retrouvera José Bové, Albert Jacquard et l’économiste Serge Latouche, il campe à Decize, un bourg voisin de Nevers. Les yeux gris bleu, le teint hâlé, la barbe naissante, il discute avec quelques-uns des 150 militants de la décroissance qui l’accompagnent - principalement des jeunes, disciples de Pierre Rabhi, animateurs de médias alternatifs ou lecteurs de la revue Casseurs de pub - de l’impact des rencontres organisées à chaque étape avec les villageois.

François Schneider le répète : les militants de la décroissance ne doivent pas s’ériger en nouvelle « tribu », sûre de sa vérité. C’est l’objectif de la marche : susciter le débat et la réflexion. « C’est fondamental de développer des façons d’agir qui soient cohérentes et ouvertes sur l’entourage. Ce n’est pas parce que nous sommes cohérents avec nos idées que nous devons être coupés du monde. Je n’aborde pas les gens en leur disant : abandonnez vos voitures. Je leur pose une question : 80% de l’humanité ne dispose que de 20% des ressources. Que fait-on ? » La décroissance interroge à la fois la notion de progrès et celle de partage. Nombre de ressources n’étant pas renouvelables, une personne qui consomme beaucoup d’un côté en prive, ailleurs, une autre. « Les gens se rendent compte que la décroissance est nécessaire mais n’ont pas réalisé ce que cela implique dans leur vie : une baisse du vouloir d’achat. Une voiture par personne, c’est impossible, tout simplement parce que si tout le monde suit le mode de vie états-unien, le nombre de voitures dans le monde sera multiplié par dix. Quelqu’un qui est favorable à une certaine équité ne peut pas être favorable à la voiture individuelle. » Pour lui, la voiture est l’un des piliers de la société de la croissance, du « toujours plus ». Sans voitures, pas d’hypermarchés ni de résidences secondaires, encore moins d’autoroutes.

Une douche à trois

François Schneider, un scientifique fou prônant le retour à l’âge de pierre, au mieux aux modes de vie médiévaux, et qui - c’en est bien la preuve - a choisi un âne (une ânesse nommée Jujube) comme compagnon de route pour parcourir la France ? Le « chercheur itinérant » s’en défend. « L’innovation, ce n’est pas le « toujours plus ». Quelle est la définition de la notion de progrès ? Plus de gens devant plus de télévisions ou l’augmentation de la richesse sociale, du lien entre les gens ? Voyager avec un âne, ce n’est pas pour dire qu’il faut revenir aux modes de déplacements d’antan mais pour montrer que la décroissance implique un changement important. Et un âne, c’est plus convivial qu’un vélo », sourit-il. Son souci : pouvoir débattre de tout cela avec le plus de monde possible. François possède d’ailleurs un téléphone portable. Contradiction ? « Je ne suis pas contre toutes les techniques. Si un téléphone portable me permet de me passer d’une voiture ou d’une maison, pourquoi pas ? Je ne défends pas non plus un super localisme. Certains compromis sont possibles avec le train ou internet pour être ouvert sur l’extérieur et pouvoir voyager. Je suis mal placé pour dire le contraire. »

Le marcheur est en tout cas friand d’invention sémantique. Outre le concept de « décroissance soutenable » qui s’oppose à celui de « développement durable », il parle de « simplicité volontaire », « d’innovation frugale » ou de « baisse de vouloir d’achat ». « Baisser le vouloir d’achat permet de baisser la production de choses inutiles et de diminuer le temps de travail. Cela dégagera plus de temps pour voyager lentement, pour l’autoproduction et pour intensifier les relations avec les autres », estime-t-il. Bref, valoriser les choses non quantifiables comme la tendresse, l’affection, l’amour, la musique. « Quand nous partageons ces choses, cela les augmente, contrairement aux matières premières. Et prendre une douche à trois, ça consomme moins d’eau », rigole-t-il. Après la marche, il rentrera à pied avec son âne dans la Drôme. Son prochain projet : mettre en place une zone sans voitures en milieu rural, « pour réussir à vivre localement sur des distances cyclables, avec des vélos spéciaux, plus efficaces ». L’athée poursuit son combat contre « la religion de la croissance ».

Ivan du Roy