Urgence

Laisser 50 000 familles à la rue ou réquisitionner les logements vides : que décidera le gouvernement ?

Urgence

par Linda Maziz

L’équation est pourtant simple : d’un côté plus de 2 millions de logements vacants, de l’autre 50 000 familles en attente d’un relogement prioritaire, souvent expulsées de chez elles juste avant la trêve hivernale. Les associations de soutien aux mal-logés demandent au gouvernement de réquisitionner les immeubles et appartements inoccupés depuis 6 mois, dont elles commencent à dresser l’inventaire. Obliger un propriétaire à percevoir un loyer en lui imposant des locataires ou contraindre les gens à rester à la rue alors que de nombreux bâtiments sont vides : telles sont les deux logiques qui s’affrontent.

« C’est un magnifique immeuble particulier, de 1500 m2, avec de très belles prestations. Quatre ailes, une quinzaine de logements parfaitement adaptés, avec cuisines et douches, une très belle cour intérieure de 300m2, ainsi qu’une somptueuse terrasse », détaille Christophe Driesbach, membre du collectif Jeudi Noir, qui s’improvise agent immobilier. Le bâtiment, qui a vu naître la Marquise de Sévigné, est abandonné. Vide.

Nous sommes place des Vosges, dans les beaux quartiers du 4e arrondissement de Paris, devant « le squat de la Marquise », rendu célèbre par son occupation pendant près d’un an par des militants de ce collectif. Expulsés en octobre 2010 sur décision de justice, les occupants avaient été condamnés à verser plus de 70 000 euros d’indemnités. « Les pouvoirs publics s’étaient engagés à ce que le bâtiment ne reste pas vide, remarque Christophe Driesbach. Mais rien n’a changé. »

« A réquisitionner » : visite guidée

Ce lieu symbole de la lutte pour le droit au logement sert de point de départ à la visite guidée que Jeudi Noir et l’association Droit au Logement (DAL) ont concocté pour la presse. Une visite des bâtiments parisiens à réquisitionner. La tournée devait se dérouler en bus, sur le modèle des excursions touristiques des tours opérateurs, mais la balade s’effectuera finalement à pied.

Impossible dès lors de faire le tour de la vingtaine d’établissements recensés dans le dossier presse, à la manière d’une brochure de petites annonces immobilières. Elle propose un éventail d’immeubles emblématiques tant par leurs surfaces (allant de quelques centaines à plusieurs milliers voire dizaines de milliers de m2), que par leurs temps de vacances. Appartenant à des compagnies d’assurance, des sociétés foncières, des banques, ou même à l’Etat, tous ont la particularité d’être inoccupés depuis au moins six mois, le délai minimum pour une réquisition. La plupart sont désertés depuis plus de 5 ans…

« Ils n’avaient pas de place. Ils m’ont envoyé chier »

« C’est injuste tous ces logements vides. Pourquoi on ne nous les donne pas ? », interpelle une femme de 45 ans. Elle, son mari et leurs deux enfants de 4 et 5 ans sont à la rue. Elle souhaite garder l’anonymat, par dignité. L’expulsion a eu lieu au matin du 24 octobre, à une semaine de la trêve hivernale. « L’huissier est arrivé avec la police et ils nous ont mis dehors, comme des voleurs », fulmine-t-elle, en larmes.

Ce logement « infesté de souris, avec des fenêtres cassées et de gros problèmes d’humidité », la famille rêvait de le quitter. Mais faute de mieux, elle n’avait d’autres choix que de le louer pour 350 euros par mois. Sans solution de repli, cette mère a tenté d’appeler le 115. « Ils n’avaient pas de place. Ils m’ont envoyé chier », s’emporte-t-elle.

« On dort comme des animaux »

Même aveu d’impuissance du côté de l’assistante sociale. « J’ai pleuré, j’ai supplié pour qu’elle m’aide. Elle m’a simplement donné une liste avec des numéros d’hôtels à contacter. » C’est la directrice de l’école des enfants qui l’a aidée à faire les démarches. « On a trouvé une toute petite chambre, à 60 euros la nuit. Il n’y a même pas de draps, pas d’eau chaude, pas de rideaux. On dort comme des animaux ». N’ayant pas le droit d’y rester en journée, elle est obligée d’errer dans les rues de Paris avec ses enfants. « Je ne peux même pas les mettre au chaud à l’école ; c’est les vacances. Du coup, on marche toute la journée. Je cours à gauche, à droite, mais je ne vois pas l’ombre d’une solution ».

« A réquisitionner ». Sur le modèle des pancartes « à vendre » ou « à louer », deux militants de Jeudi Noir se font la courte échelle pour placarder ce détournement d’affiche où figure en gros caractère le numéro de téléphone du ministère du logement. « Cécile Duflot nous a dit qu’elle était favorable à l’application de la loi de réquisition et c’est tant mieux. D’où cette opération pour l’encourager et lui montrer que sur le terrain, on est déterminé », commente Jean-Baptiste Eyrault, porte-parole du DAL.

Avec d’autres associations de mal-logés, il a été reçu en délégation par la ministre du Logement le 27 octobre, à l’issue d’une manifestation dans laquelle ils ont appelé le gouvernement à sortir de son inertie et à lancer en urgence un plan de mobilisation et de réquisition de 100 000 logements vacants. Au cours d’un point presse organisé dans la foulée, Cécile Duflot a confirmé, que « s’il est nécessaire, [elle] ferai[t] appel à l’ensemble des moyens disponibles. La réquisition fait partie de cette panoplie et peut faire partie des dispositions à mettre en œuvre. »

700 m2 inoccupés depuis 1994

C’est pour lui mettre la pression, et lui faciliter le travail d’inventaire, que le DAL et Jeudi Noir lancent une campagne nationale, en invitant tous les citoyens à coller des affiches « A réquisitionner » sur les bâtiments disponibles à côté de chez eux. Du genre de celui que l’on découvre au 103 rue de Turennes, dans le 3e. Hormis deux tentatives de squat en 1999 et 2011, cet immeuble de 700 m2 répartis sur quatre étages est inoccupé depuis 1994.

A première vue, il paraît sortir de travaux de rénovation et semble prêt à la livraison. C’est en tout cas ce que suppose un mot sur la vitrine, signé d’une société agroalimentaire bien connue, pour signaler l’installation prochaine de « leurs bureaux administratifs, commerciaux, marketing et administration des ventes ». Un leurre, selon Jean-Marc Delaunay, du collectif Jeudi Noir. « C’est un prétexte. La mairie avait lancé en 2004 une procédure de bien sans maître, l’immeuble étant en trop mauvais état. Le propriétaire a été contraint de faire des travaux, mais ils ne datent pas d’aujourd’hui. Ça fait déjà un an et demi qu’ils ont mis cette affiche. »

« Ils ont changé les serrures pendant mon absence »

Pendant que des immeubles dorment, vides, depuis deux décennies, d’autres connaissent la précipitation d’une expulsion. Comme Cédric qui a été viré de chez lui sur un coup de téléphone. « C’est comme çà que j’ai appris que le concours de la force publique avait été requis et que mon expulsion était imminente. Pas le temps de m’envoyer un courrier, sinon la procédure aurait été hors délai », souligne ce célibataire de 36 ans qui a espéré jusqu’au bout bénéficier du sursis de la trêve hivernale. « Ils ont changé les serrures pendant mon absence. Je n’ai même pas eu le temps de finir de déménager mes affaires. »

La préfecture lui a payé deux nuits d’hôtel, à 85 euros la nuit. Depuis, c’est l’inconnu.« J’ai fait un dossier Dalo [Droit au logement opposable, ndlr], j’attends toujours la réponse. Mon assistance sociale m’a aidé à faire une demande de domiciliation », rapporte Cédric, qui a encore du mal à réaliser. « Ça peut vraiment arriver à tout le monde », espère convaincre celui qui a commencé « à travailler et à payer des impôts à 23 ans ».

Viré de son appartement par une grande fortune

Aujourd’hui au chômage, il touche le RSA depuis un mois. « 474, 93 euros très exactement, pour une personne seule et sans enfant. » Pas vraiment le moment de perdre son deux-pièces dans le 13e, loué 450 euros par mois, où il vivait avec sa grand-mère, jusqu’au décès de celle-ci, il y a 4 ans. « Je ne savais pas qu’il fallait que je change le bail dans la succession. Mon propriétaire en a profité pour m’accuser d’occuper le logement sans droit ni titre et me dégager afin de le remettre sur le marché », explique Cédric.

Son ex-bailleur figurant parmi les 500 fortunes de France, facile de suivre sa trace dans la presse. « C’est quelqu’un qui possède un important parc immobilier, qu’il revend à tour de bras. Et il fait des affaires, ironise Cédric. Aujourd’hui mon appartement vaut quatre fois le prix de son investissement de départ... »

2,4 millions de logements vides

« C’est encore le droit de propriété qui domine. Mais c’est injuste ! Ce n’est plus de logement dont il est question, mais de produits financiers qu’on met sur le marché quand leurs propriétaires ont besoin de trésorerie et de liquidité », dénonce Jean-Baptiste Eyrault. Il lui semble évident qu’une partie de la vacance est d’origine spéculative. Et le porte-parole du DAL de rappeler que si le parc des logements inhabités est en hausse constante, c’est la conséquence directe de la flambée des prix de l’immobilier du début des années 2000. Selon l’Insee, le nombre de logements vacants est passé de 2,05 millions en 1999 à 2,29 millions en 2009. Ils seraient même 2,39 millions début 2011.

« Il n’y a pas de bonnes raisons de garder un logement vide, c’est un non sens-économique, assure Julien Bayou, élu régional d’Europe Ecologie – Les verts. La réquisition du parc vacant, ça sonne comme une expropriation, mais c’est juste contraindre un propriétaire à percevoir un loyer. Alors que laisser des locaux inhabités, c’est contraindre des gens à rester à la rue ». Jean-Marc Ayrault a déclaré le 1er novembre que la ministre du logement devait lui remettre dans quelques semaines un inventaire des bâtiments pouvant être réquisitionnés afin d’y loger des personnes sans domicile. Quelle voie choisira le gouvernement ?

Payer un maître-chien plutôt que de louer

Le propriétaire rue de Turennes comme celui de la rue Boulanger, dans le 10e, n’ont pas l’air très enclin à ouvrir leurs portes à de futurs locataires : ils recourent jour et nuit au service d’agents de sécurité pour décourager d’éventuels squatteurs. « Un maître-chien, ça coûte au moins 50 000 euros par an », s’énerve Jean-Baptiste Eyraud, en désignant une pancarte accrochée à la porte, indiquant que le site est gardé. Cet immeuble de 5 000 m2 de bureau, appartenant à Groupama, est vide depuis 2010.

« On peut facilement en faire des logements et accueillir ici 250 personnes », estime Jean-Marc Delaunay, chez Jeudi Noir, en sollicitant l’expertise de son camarade architecte, Christophe Driesbach. « Il suffit de casser des cloisons, les colonnes d’eau sont déjà installées. D’ailleurs ça coûte souvent moins cher de faire du logement que de mettre les bureaux aux nouvelles normes de sécurité, confirm-t-il. Pas besoin, par exemple, de construire un deuxième escalier alors que c’est obligatoire pour les professionnels. »

« On ne demande pas la paradis, on veut juste un logement décent »

Amina et Nouara, elles, s’y verraient bien. « On ne demande pas la paradis, on veut juste un logement décent. » Toutes deux ont 50 ans, sont mères de familles et coincées depuis des années dans des logements insalubres. L’une parle de ses rhumatismes et de ses problèmes de santé liés à la présence de plomb dans les murs, l’autre de son ras-le-bol de devoir vivre au sous-sol.

Elles ont bien été reconnues prioritaires Dalo, mais comme 50 000 ménages français, elles attendent un relogement par l’Etat qui ne vient pas. Ça fait longtemps qu’elles se bagarrent. C’est d’ailleurs au DAL qu’elles se sont rencontrées et liées d’amitié. Aujourd’hui, elles portent chacune un bout d’une banderole, réalisée en soutien par le peintre et dessinateur Wozniak, qui sévit notamment dans le colonnes du Canard Enchaîné, avec ce mot d’ordre, en rouge, « Réquisition ».

40 % d’expulsions supplémentaires en 10 ans

« La réquisition ce n’est pas une solution au mal-logement, mais c’est un outil intéressant, assure Jean-Baptiste Eyraud, encore énervé de la censure par le Conseil constitutionnel de la loi sur le logement, dans laquelle deux amendements prévoyaient de faciliter la procédure. On va bêtement perdre deux ou trois mois. Mais d’ici là, l’ordonnance de 1945 comme la loi de 1998, toujours en vigueur, peuvent être appliquées. Jacques Chirac s’en était bien servi pour réquisitionner 1 200 logements sur Paris en 1995. On ne peut pas attendre, le gouvernement doit faire feu de tout bois. »

En 2011, 113 669 décisions judiciaires d’expulsion ont été rendues (c’est 4 % de plus en un an) et 12 760 expulsions ont eu lieu avec le concours de la force publique, soit deux fois plus qu’en 2001. De son côté, la Fondation Abbé Pierre estime à 50 000 le nombre de familles expulsées. « Beaucoup partent sous la pression des huissiers, ou quittent leur logement en catimini, par honte », a confié Patrick Doutreligne, son délégué général, à l’AFP.

Cette année encore, les associations de mal-logés dénoncent une accélération des expulsions juste avant la trêve, assortie d’une hausse des demandes d’hébergement d’urgence. A Paris, 400 appels sur les 1 200 que reçoit chaque jour le Samu social, restent sans solution. Et selon la Croix-Rouge française, dans les départements hors Ile-de-France, ce sont parfois 80 % des appelants qui ont été laissés à la rue. Envoyée aux préfets à quelques jours du début de la trêve hivernale, une circulaire prévoit que les familles reconnues prioritaires Dalo ne soient plus expulsées sans solution de relogement. Une décision qui, pour beaucoup, est arrivée bien trop tard.

« On nous a même dit d’aller dormir à l’hôpital »

« La police est venue un mercredi, précisément le jour où les enfants n’ont pas école. C’est ignoble de faire ça. J’ai essayé de leur parler de la circulaire, de leur dire qu’on avait un Dalo favorable depuis mai 2010, mais ils n’ont rien voulu savoir. On n’a même pas pu aller chercher une carte téléphonique pour prévenir le DAL, témoigne Linda, 28 ans. On aurait dit le Raid, c’est tout juste s’ils n’ont pas sorti leurs flingues. Mon mari a fini par sortir avec mon fils de 9 ans, traumatisé par la présence des policiers ». Restée seule dans l’appartement, elle a bien essayé de résister à l’expulsion, en vain. « Ils ont menacé de me mettre en garde-à-vue et de m’enlever mon fils... »

Depuis, la famille est à la rue, à se demander chaque jour où elle va pouvoir dormir. « On n’arrive pas à joindre le 115. On nous a même dit d’aller dormir à l’hôpital. Mais mon fils ne veut pas y aller, il dit qu’il n’est pas malade ! Il réclame après ses jouets, je ne sais même pas si on va pouvoir les récupérer. » Leur calvaire a commencé lorsqu’un homme leur a proposé de récupérer le logement social qu’on venait de lui attribuer, mais dont il n’avait soit disant pas besoin. Désespérément à la recherche d’un logement, la famille a accepté. Sauf que l’homme est un escroc et que l’appartement a été accordé à un couple de personnes âgées. S’ensuivent deux années de procédures, qui viennent de se solder par une expulsion. Une de plus.

Linda Maziz

Dessins : Wozniak