Roubaix

La ville la plus pauvre de France sauvée par ses richesses culturelles ?

Roubaix

par Olivier Favier

Du point de vue statistique, la situation de Roubaix n’est pas brillante. Taux de pauvreté record, chômage important, abstention massive, ultimes désindustrialisations de l’ancienne capitale du textile : tous les indicateurs sont au rouge. Mais il n’y a heureusement pas que les chiffres dans la vie. Création artistique et actions culturelles y sont dynamiques. La vie associative y est foisonnante. Entre gloire industrielle passée et pauvreté économique du présent, Roubaix a-t-elle la culture pour futur ? Reportage.

Roubaix réunit paradoxes et excès. L’ancienne capitale mondiale du textile, qui rivalisait au 19e siècle avec les ateliers de tissage de Manchester, est devenue un siècle plus tard la ville la plus pauvre de France : 45% de la population y vit avec moins de 977 euros par mois [1]. Elle est aussi la plus jeune. Celle encore qui a vu naître, avec Bernard Arnault (LVMH) et Gérard Mulliez (Auchan), deux des trois plus grandes fortunes de France. La commune limitrophe de Croix, au sud du Parc Barbieux, possède ainsi après Neuilly le revenu moyen des grandes fortunes le plus élevé du pays. Roubaix n’est pas si loin derrière, en 17e position. Si les Empires du textile appartiennent désormais au passé, le présent économique n’y est donc pas aussi sinistré que l’on pourrait croire. Simplement, les 42 000 emplois de cette ville de 95 000 habitants, surtout les plus qualifiés, ne reviennent pas tous à la population locale, et les classes moyennes peinent à s’y fixer.

Avec 28% de chômeurs déclarés, une majeure partie des Roubaisiens sont depuis longtemps les simples spectateurs des mutations industrielles en cours. Dans un pareil contexte, les enjeux qui pèsent sur la culture sont loin d’être secondaires. Il faut à la fois changer l’image de la ville et redonner confiance à sa population. Ce deuxième défi est de loin le plus dur à relever. Cela suppose de faire ses comptes avec la mémoire, de mettre en valeur une débordante diversité culturelle, mais aussi de donner à une jeunesse désemparée quelques atouts pour un futur meilleur.

« Dans le passé textile, je ne vois que souffrance et oppression »

« Toute la ville est textile, cette identité est écrasante, mais il y a très peu de transmission. On sent comme une sorte de honte chez les patrons, mais aussi chez les ouvriers. Le travail de deuil n’a pas été fait », confie Franck Larère, chargé de mission au Non-Lieu, un centre d’art créé dans une ancienne filature de laine du 19e siècle. Devenue usine textile, l’établissement « Cavrois-Mahieu & fils » a employé jusqu’à 1 200 ouvriers avant de fermer en 2000. Un jour, se souvient Franck Larère, l’office du tourisme faisait visiter des anciennes usines restructurées en lieux de vie pour classes moyennes supérieures. « Mais ils ne vont donc rien nous laisser », commente dans le public une Roubaisienne. La capitale du textile est devenue la « capitale des lofts », vitrine d’une gentrification qui se fait en général aux dépens des classes populaires, mais « donnerait pourtant à la municipalité plus de marges pour agir », estime Frédéric Minard le nouvel adjoint à la culture. Paradoxe, toujours.

Contre ce qu’ils considèrent être une confiscation du passé, les militants du Non-Lieu ont proposé de « sanctuariser » 80 cheminées d’usines – un quart de celles qui subsistent dans la région Nord Pas-de-Calais. Les cheminées sont illuminées la nuit et habillées le jour, afin de les faire redécouvrir aux habitants, de leur faire relever les yeux sur ce patrimoine négligé. « À la suite de cette action, la ville s’est engagée à ne plus en détruire aucune. » Mais cet engouement pour le passé industriel, dont témoigne encore la présence des « Archives nationales du monde du travail », fait aussi débat parmi les Roubaisiens. Il laisse songeur le réalisateur Mehmet Arikan, pourtant très attaché dans ces films à l’identité locale : « Il faut passer à autre chose, la ville ne peut pas se pétrifier dans le passé textile. Mon père travaillait en usine, j’y ai un peu travaillé moi aussi, je n’ai aucune nostalgie pour ces lieux. Quand j’y rentre, je ne vois que la souffrance et l’oppression. »

Les enjeux du patrimoine industriel

Son film le plus connu, réalisé avec sa compagne Nadia Bouferkas, est le documentaire Chez Salah, qui dresse le portrait d’un cafetier devenu un symbole de la résistance populaire. Ce « prisonnier du désert », comme il se définit lui-même, a en effet refusé, jusqu’ici avec succès, la destruction de son établissement par les promoteurs de « l’écoquartier de l’Union ». Très discuté, ce projet qui s’étend sur une zone frontière entre Roubaix, Tourcoing et Wattrelos, est le plus grand chantier français de réhabilitation d’une friche industrielle. Mais l’écoquartier peine à se développer, laissant pour l’instant les terrains non bâtis aux campements de la communauté Rom, qui y vit comme ailleurs dans de tristes conditions d’insalubrité.

Ce débat permanent entre mémoire et présent n’épargne pas le fleuron de la culture locale, celui qu’une récente émission de France 2 a classé en tête des monuments préférés des Français dans le Nord Pas-de-Calais et le 7e à l’échelle nationale. La Piscine, « musée d’art et d’industrie », créé en 2000, multiplie les expositions audacieuses dans un décor unique, une ancienne piscine art nouveau. Florence Tételain, chargée des publics scolaires et associatifs, est arrivée à Roubaix avec la création du projet : « Après l’ouverture, pendant trois ou quatre ans, les Roubaisiens ont voulu voir ce qu’on avait fait de cette piscine. Ce cadre a été pour nous une accroche formidable. » Le lieu peut s’enorgueillir de quelques 50 000 participations annuelles aux activités jeune public, dont près de la moitié de Roubaisiens. « Ici, les gens l’appellent notre musée », confirme Marjolaine Labelle, journaliste dans une radio locale.

Que reste-t-il des traditions populaires ?

Tous ne partagent pas cet enthousiasme. Parmi les amoureux du lieu, on répète bien volontiers que les plus de 35 ans y viennent aussi pour revoir l’endroit où ils ont appris à nager plutôt que d’admirer les expositions. C’est le genre d’arguments qui fait bondir le dramaturge Daniel Lemahieu, de retour dans sa ville natale après une longue carrière parisienne : « Il faudrait rappeler que ce n’était pas simplement une piscine, mais pour beaucoup le seul endroit où l’on pouvait prendre une douche. »

Les toiles qui y sont désormais exposées peuvent être perçues de plusieurs manières : d’un côté, ces œuvres acquises au prix d’un siècle de travail industriel sont enfin accessibles à tous, de l’autre c’est bien le seul goût de l’ancienne classe dominante qui est changé pour le public en référent culturel. « Ce sont pour l’essentiel des collections issues de la bourgeoisie locale, et elle avait mauvais goût », critique Olivier Muzellec, président du Non-Lieu. « Je ne comprends pas cette appellation de musée d’art et d’industrie. Ce ne sont pas quelques pièces de tissus au milieu d’un musée de peintures qui peuvent témoigner du passé textile de la ville. » Les traditions populaires, elles, ont pratiquement disparu, comme les théâtres de marionnettes ou la « bourle », un jeu de boules local. Il ne reste qu’un seul « bourloire » à Roubaix à peu près en état – quand Tourcoing en a treize – et il est fermé au public.

« À Roubaix, vous êtes déjà ailleurs »

« La ville a eu trois devises ces dernières années : Je parie Roubaix, Tissage et métissage, et pour finir : À Roubaix, vous êtes déjà ailleurs. Je ne suis pas sûr que la troisième soit de très bon augure », ironise Mehmet Arikan. Les deux dernières dessinent pourtant une ville aux spécificités assumées, ce qui est tout à l’honneur des municipalités successives, dans une époque friande de repli identitaire. À Roubaix, on ne compte pas moins de 87 communautés, ce qui explique en partie la foisonnante vie associative. Des harkis aux boat-people, la ville a accueilli sans coup férir quantité de réfugiés. Malgré le chômage et l’effondrement des emplois peu qualifiés, l’immigration des plus défavorisés s’est poursuivie ces dernières années. « Il est plus facile d’être pauvre à Roubaix qu’ailleurs », concède Frédéric Minard, le nouvel adjoint à culture.

Le Conseil roubaisien de l’interculturalité et de la citoyenneté (Cric), rassemble une quarantaine d’associations. Si Tourcoing et Roubaix se partagent une antenne de l’Institut du monde arabe, Roubaix possède aussi un Centre culturel, qui tient à sa laïcité. « Il n’est pas rare, explique son directeur Tarik Mrabet, que les enfants renouent avec la langue familiale tandis que les parents se perfectionnent en français. » Tous ces organismes se retrouvent chaque année dans un événement très attendu par les habitants, « Le festival de l’amitié et de la citoyenneté ».

« Les élèves ne savent rien des rues privées des quartiers riches »

Ce travail continuel d’échanges et d’ouverture à l’autre est plus que nécessaire dans un contexte souvent tendu. Une enseignante d’histoire-géographie explique : « Pour les élèves de mon collège – un des six établissements publics classés en zone d’éducation prioritaire parmi les sept que compte la ville – il n’y a pas de harkis, pas de juifs, pas d’homosexuels. Autrement dit, certaines différences sont forcément tues. Quant aux roms, ils font l’objet de toutes les stigmatisations. L’athéisme est mal perçu et les théories du complot vont bon train pour expliquer l’exclusion. En même temps, les élèves ne savent rien des rues privées des quartiers riches qui sont à deux pas de chez eux. »

La ville a présenté aux dernières élections municipales un taux d’abstention record : plus de 60%, le troisième pour les villes de plus de 10 000 habitants. L’abstention a même dépassé les 75% aux élections européennes de 2013. Au sein du maigre effectif des votants, l’extrême-droite a obtenu des pourcentages bien supérieurs à la moyenne nationale. Des actions de sensibilisation au vote sont pourtant menées au sein de « comités de quartier » et du « conseil des jeunes ». « Dans une ville où le niveau de pauvreté est très élevé, on ne peut guère s’étonner que le politique semble souvent bien lointain », soupire Frédéric Minard. « Au niveau culturel, poursuit-il, nous misons plus qu’ailleurs sur la force de la vie associative dans l’idée d’inciter les gens à se fédérer sur des projets communs. C’est une manière très concrète de vivre la citoyenneté au jour le jour. Le souci d’inclusion de toute la population est pour nous prioritaire. »

Une culture rayonnante

Roubaix est la seconde ville du département du Nord et une pièce majeure de la seule conurbation de France : Lille-Roubaix-Tourcoing. « Cette formule a d’abord laissé place à Lille-Métropole, elle-même englobée en 2008 dans une Eurométropole, la première du genre, Lille-Courtrai-Tournai », rappelle Cécile Dehalu, chargée de mission Citoyenneté et démocratie participative. À chaque étape, l’identité locale s’est diluée au profit d’un ensemble plus fort où elle doit lutter pour s’affirmer, même si elle parvient aussi à en tirer profit.

Le centre de création artistique la Condition publique est sans doute le meilleur exemple de cette insertion réussie dans un vaste complexe urbain. Créé à l’occasion de « Lille 2004, capitale européenne de la culture », dans d’anciens entrepôts de conditionnement des laines, ce centre, que d’aucuns comparent volontiers au 104 à Paris, paraît immense au regard de la ville qui l’entoure. Au risque de se montrer froid et intimidant les jours de moindre fréquentation. Mehmet Arikan et Nadia Bouferkas se souviennent : « Quand on a proposé des projections au restaurant, il a fallu se battre pour qu’il n’y ait pas de vigiles à la porte, mais ça a été un vrai succès. À un moment donné, une personne du lieu s’est écriée : tu te rends compte, il y a 25 Roubaisiens ! Une autre lui a répondu : c’est normal, on est à Roubaix. »

L’autre réussite majeure, qui parvient à concilier dynamisme local et rayonnement international, ce sont les Ballets du Nord, qui se produisent sur la scène du Colisée et ont été dirigés pendant 9 ans par la prestigieuse chorégraphe Carolyn Carlson. Olivier Dubois a pris la relève en janvier. À côté de l’école et de la préparation de tournées imposantes, le centre chorégraphique national sait investir l’espace public en invitant les danses urbaines à se manifester, comme c’est le cas en octobre avec l’événement « Shake, Shake, Shake ». Il aura lieu à du 24 au 26 octobre à la gare Saint-Sauveur de Lille et s’ouvrira à toutes les expressions spontanées du public, du classique au hip-hop, en passant par le jazz, le burlesque ou la tecktonik. Une occasion parmi d’autres de porter vers la grande ville voisine le message d’accueil du service culturel : « Respirez, vous êtes à Roubaix ! »

Olivier Favier

 Photo de une : La Piscine, « musée d’art et d’industrie » (CC Pap_aH)

 Photo 1 : Mehmet Arikan et Nadia Bouferkas, réalisateurs, fondateurs du collectif la « Tribu », qui produit et diffuse des films documentaires (CC Olivier Favier).

 Photo 2 : Salah Oujdane est arrivé en France à l’âge de 12 ans. Il dirige un bar rue de Tourcoing depuis 1965. Sa résistance aux promoteurs immobiliers a fait de lui le symbole d’un monde qui s’efface, alors même qu’il n’a jamais été ouvrier (CC Olivier Favier).

 Photo 3 : Olivier Muzellec, président du Non-Lieu, dans le décor de l’ancienne usine Cavrois-Mahieu (CC Olivier Favier).

Notes

[1Chiffres de 2011, voir le classement de l’Observatoire des inégalités.