Sécurité au travail

La future loi travail va-t-elle aggraver le risque de catastrophes industrielles majeures ?

Sécurité au travail

par Nolwenn Weiler

« Un accident comme celui d’AZF est toujours possible », rappellent ceux qui travaillent au sein de sites industriels classés « Seveso », considérés comme très dangereux pour les salariés et l’environnement en cas d’accidents. La pression de la rentabilité, la perte des savoir-faire, le recours à la sous-traitance massive font peser une menace sur la sécurité de tous. Peu, voire pas formés, les salariés sous-traitants accomplissent les tâches les plus difficiles et les plus dangereuses, mettant leur santé en péril et risquant les accidents les plus graves. Cette sous-traitance permet cependant aux grandes entreprises de se défausser de leurs responsabilités. La situation ne va pas s’améliorer avec la future loi travail qui prévoit la fin des instances spécialisées en matière de santé et de sécurité et une restriction du « droit d’alerte » des salariés. Décryptage.

À l’est du Havre, face à la mer, la zone industrielle s’étire sur des centaines d’hectares. Raffineries, usines de transformation de plastique, de fabrication de nickel ou d’engrais agricoles... Seize sites industriels classés Seveso – c’est à dire présentant des risques d’accidents majeurs – sont concentrés ici [1]. Parmi ces industries : la plateforme Total où l’on fabrique plus de 200 produits à partir de pétrole brut : carburants, fioul domestique, huiles, matières plastiques... 1700 salariés y travaillent, dont 400 sous-traitants, qui assurent la totalité de l’entretien quotidien des installations : tuyauterie, chaudières, cuves, électricité. « Quand il y a des pics d’activité, avec un arrêt partiel de la production pour refaire des cuves par exemple, les sous-traitants peuvent être jusqu’à 600 », précise Jean-Michel Berthelin, syndiqué à la CGT et secrétaire du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

La future réforme du droit du travail, avec une remise en cause des instances du personnel dédiées à la sécurité et à la santé ainsi que le possible transfert de ces prérogatives à des négociations au sein de l’entreprise, en dehors de la loi, pourrait aggraver la situation des salariés et sous-traitants travaillant dans ces zones à hauts risques.

Des travaux rudes et dangereux

De plus en plus nombreux, les sous-traitants ont de moins en moins de temps pour accomplir leurs missions. « Globalement, sur les sites industriels, les arrêts de production pour maintenance sont de plus en plus courts », constate un inspecteur du travail. Pour gagner du temps et de l’argent, il arrive que des travailleurs réparent des canalisations sous pression ; que des installations soient arrêtées sans le signalement règlementaire, ce qui entraîne des risques de remise en route non intentionnelle. Un employeur a même failli se laisser convaincre de faire intervenir un alpiniste du bâtiment sur une torchère (cheminée avec flamme) en activité, avec des pompiers du site arrosant son harnais pour le refroidir ! « En cas de mouvement social, les directions n’hésitent pas à faire tourner des installations dangereuses avec des intérimaires ou avec des cadres, dont la connaissance des installations n’est pas suffisante en cas de dysfonctionnement », ajoute cet inspecteur du travail.

Sommés de travailler le plus vite possible, les sous-traitants ont des activités très physiques, avec des risques accrus d’exposition à des produits cancérogènes. Jean, soudeur depuis plus de vingt ans, travaille dans l’une des usines Seveso du groupe Sanofi. Il installe des tuyaux sur des cuves contenant les matières premières nécessaires à la fabrication de certains médicaments – azote et soude notamment. Quand il débranche les anciens tuyaux pour en poser de nouveaux, il est équipé comme un cosmonaute. Une fois les risques de libération de gaz passés, il quitte son équipement et passe à la soudure. « Le travail est rude, explique-t-il. Il faut sans cesse serrer et desserrer des boulons, porter de lourds tuyaux et supporter la chaleur lorsque l’on fond l’inox pour fixer les tuyaux aux cuves. Parfois, les espaces sont très étroits. On adapte sans cesse notre corps à la surface sur laquelle on travaille. Le soir, quand je rentre chez moi, j’ai mal partout. »

Des cancers professionnels invisibles

« Plus ça va, plus il faut savoir tout faire, complète un collègue. On demande par exemple aux soudeurs de savoir manier une grue. Mais c’est un métier, grutier ! Je refuse de le faire, c’est trop dangereux. Mais beaucoup de salariés ont peur de se faire jeter, et ils acceptent. Ne parlons pas des travailleurs détachés, toujours plus nombreux, qui sont encore plus maltraités que nous, et qui travaillent régulièrement plus de 9h par jour ! » « Le seul objectif de la sous-traitance, c’est de se décharger d’une responsabilité, reprend Jean-Michel Berthelin. A commencer par la santé de ceux qui travaillent. L’expertise que nous venons de demander dans le cadre de la passation du chargement des wagons à un sous-traitant montre clairement que cela ne présente aucun intérêt économique. » Pour le moment, ce sont treize personnes internes à l’entreprise Total qui assurent le chargement. Des matériaux très dangereux et hautement toxiques – styren, butadiène, propylène – sont transvasés des cuves du site vers les trains qui les convoieront ensuite vers des usines de transformation [2].

« Les salariés seront moins bien protégés, se désole Jean-Michel Berthelin. Ils passent de la médecine du travail Total à la médecine du travail interprofessionnelle qui, en plus d’être débordée, a des connaissance moindres en terme d’expositions chimiques. » « Les médecins que j’ai rencontrés, depuis vingt ans, ne connaissent rien à nos métiers, ajoute Jean. Beaucoup d’entre nous meurent de cancers sans que ce ne soit jamais relié à leur travail. Si on est dans l’entreprise mère c’est difficile de faire reconnaître un cancer professionnel. Mais pour les sous-traitants, c’est carrément impossible. On n’a aucune chance face à toutes ces grosses boîtes. »

Formations et procédures de façade

Suite à la catastrophe AZF, qui a fait 30 morts et 8000 blessés blessés en 2001 à Toulouse, le gouvernement a lancé une concertation nationale sur les moyens à mettre en œuvre pour maîtriser les risques industriels. La loi dite « Bachelot » qui s’en est suivie, en juillet 2003, mentionne une obligation de formation préalable pour les travailleurs qui interviennent pour la première fois dans une entreprise Seveso. « En pratique, on constate que cette "formation" se limite très souvent à un accueil sécurité avec visionnage obligatoire d’un film, suivi d’un quizz en auto-correction, déplore un inspecteur du travail. Les donneurs d’ordres se retranchant derrière des procédures de certification des entreprises ne garantissant nullement la formation pratique au poste de travail. »

Pire : la stricte application des procédures écrites censées garantir un niveau maximum de sécurité empêche les ouvriers de faire leur travail, dans le temps qui leur est imparti. « Ils nous disent de mettre une cagoule ventilée pour ne pas être exposés aux vapeurs du chrome VI, qui se dégage de l’inox en fusion, et qui est très cancérigène, illustre Jean. Mais on ne peut pas travailler avec ça. C’est lourd, on a un petit moteur en permanence sur le dos. Tout ça, c’est testé en atelier, avec un ouvrier debout devant un établi. Mais nous, on se met dans tous les sens. On est parfois couché sur le dos pour souder. Comment peut-on mettre ce genre d’équipement ? Donc on les achète, mais on ne les met pas... »

« Faire taire les salariés »

Cette différence entre procédures écrites et réalité du travail se vérifie aussi dans le décompte des accidents du travail, que les donneurs d’ordre souhaitent voir disparaître. Dans les appels d’offre auxquels répondent les sous-traitants pour la maintenance ou le nettoyage, par exemple, certains critères renvoient à la « sinistralité » : moins on a d’accidents, mieux on est noté. « L’objectif, c’est zéro accident, dit Jean-Michel Berthelin. Ce qui est louable, en soit. Le problème, c’est que ce n’est pas le nombre d’accidents qui diminue, mais leur déclaration. » « Quand on commence un chantier, on nous dit : s’il n’y a aucun accident, vous aurez tous une prime de 100 euros, raconte un tuyauteur. Résultat : s’il y en a un qui se blesse, il fait tomber tout le monde. Du coup, on ne déclare pas les accidents. Le gars blessé, il va sur un poste aménagé. S’il ne peut plus conduire, on vient le chercher en taxi. » Ne pas déclarer les accidents permet en plus aux salariés de conserver leurs primes de déplacements, et leur prime « panier » – versée pour l’équivalent des repas.

La course aux marchés crée de fortes tensions au sein des entreprises sous-traitantes, entre bagarre pour la santé et bagarre pour l’emploi. Pourquoi refuser de travailler à deux, plutôt qu’à trois, puisque le concurrent le fait ? Pourquoi prendre le risque de déplaire au donneur d’ordre en rapportant des situations dangereuses en CHSCT ? « Ils font des pseudo promotions, offrent des primes sélectives pour s’assurer que l’on soit les uns contre les autres, dénonce un électricien. Si quelqu’un dit du mal de la boîte, il peut être dénoncé. C’est dur. » « Il y a une perte de liens entre les travailleurs, déplore Philippe Billard, délégué syndical CGT chez Endel. On essaie reconstruire le collectif pas le biais des syndicats, mais dans les petites entreprises, il n’y a pas toujours de représentant. Et puis ils ne sont pas forcément en contact avec les salariés de la maison mère. De toute façon, si une boîte les ennuie trop, ils ne renouvellent pas son contrat, et voilà. C’est ça aussi la sous-traitance. Faire taire les salariés. »

« Pour ceux qu’il l’ouvrent trop, ils ont un autre outil redoutable : le grand déplacement, inclus dans notre contrat, révèle Fabrice, un tuyauteur. Ils te disent simplement, sans s’énerver : lundi, tu pars à Marseille. » « Il faut souffrir en silence, reprend Jean. On nous demande d’être performants et de faire attention sans jamais nous promettre aucune augmentation ; ni nous verser les primes annuelles auxquelles ont droit les salariés "fixes". Nous n’avons aucune reconnaissance. Où est la sécurité dans ces conditions ? » « Le maintien des collectifs de travail, qui partagent des règles de sécurité communes et la connaissance du travail réel, c’est ce qu’il y a de plus sûr pour prévenir les accidents, ajoute Philippe Billard. Malheureusement, on fait tout le contraire, avec de la sous-traitance en cascade. C’est pourquoi on ne cesse de répéter qu’un accident comme celui d’AZF est toujours possible. »

Avec la prochaine loi travail que prépare le gouvernement Macron, une ordonnance prévoit de supprimer les CHSCT, de les fondre dans une instance unique de représentation du personnel, voire de restreindre le droit d’alerte des salariés confrontés à un danger grave. Cela n’améliorera pas le quotidien des salariés sous tension et exposés à des risques travaillant sur des sites dangereux. « L’existence d’une instance dédiée à la sécurité et à la santé au travail est primordiale pour forcer les employeurs à ce saisir de ces thématiques », réagit l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT) de la CGT. Elle dénonce « la remise en cause du rôle du CHSCT, qui, aujourd’hui, a une personnalité juridique qui lui permet d’aller en justice, de faire des enquêtes ou diligenter des expertises ». Un outil crucial pour les salariés et... éviter un accident industriel majeur.

Nolwenn Weiler

Photo : CC Volkmar Becher

Notes

[1Une directive européenne tire son nom de la petite ville italiennne de Seveso, où a eu lieu une catastrophe industrielle en 1976 : un nuage contenant de la dioxine s’était échappé d’un réacteur de l’usine chimique Icmesa, appartenant à la société suisse Givaudan (groupe Hoggmann-Laroche). Des dizaines d’hectares avaient été contaminés. Les sites Seveso doivent se doter de plans de prévention des risques (fuite, incendie, explosion...). Il y en a 1200 en France. Pour plus de détails, voir ici.

[2Le styren sert aux résines de bateaux, le butadiène aux pneus, le propylène au plastique.