Transition démocratique

« La Tunisie oscille entre rupture radicale et démocratie autoritaire »

Transition démocratique

par Eros Sana

Comment se construit la transition démocratique en Tunisie ? Vincent Geisser, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, analyse le rôle que jouent les différents acteurs tunisiens – opposants politiques, anciens du régime de Ben Ali, parti « islamiste », armée, police – ainsi que les puissances étrangères. Il décrit les scénarios possibles de la consolidation démocratique dans les prochaines semaines. Entretien.

Basta! : Où en est la révolution tunisienne ? Quelles sont les stratégies des forces en présence pour construire la « transition démocratique » ?

Vincent Geisser [1] : Les « démocrates » tunisiens qui ont soutenu et accompagné la révolution sont profondément divisés sur le devenir du mouvement protestataire. Il y a ceux qui pensent qu’il faut renforcer la démocratie naissante en mettant fin définitivement au processus contestataire. Ils sont partisans d’une certaine normalisation sécuritaire, basée sur un compromis historique entre les « colombes » de l’ancien régime, les opposants indépendants et les représentants du syndicat unique UGTT (Union générale tunisienne du travail). Ils souhaitent consolider la transition démocratique, notamment en transigeant avec l’armée et les parties les plus « saines » de l’appareil sécuritaire, ainsi qu’avec certains anciens caciques du régime réputés pour leur « ouverture ». C’est la position défendue par Néjib Chebbi (Parti démocrate progressiste), ancien opposant à Ben Ali et actuellement ministre du gouvernement de transition.

D’autres veulent éradiquer toute trace de l’ancien régime et de l’État-parti, et rejettent tout compromis. C’est le cas des partisans de Moncef Marzouki (Congrès pour la République) et des membres du Parti des ouvriers communistes tunisiens (POCT). Et bien sûr des leaders du mouvement des « diplômés chômeurs » de l’intérieur du pays. Ces derniers souhaitent pousser jusqu’au bout la « révolution démocratique », afin de donner naissance à un nouveau régime politique, économique et social. Ces deux camps n’ont pas une réelle différence de culture politique, ils sont animés par des idéaux démocratiques. Ce qui les sépare fondamentalement, c’est la stratégie de rupture et surtout l’« agenda démocratique ».

Que reste-il de l’ancien régime ?

Il y a une certaine désillusion aujourd’hui des acteurs protestataires, tout à fait compréhensible – je pense notamment aux jeunes « diplômés chômeurs ». Mais il n’existe pas de risque objectif de retour à l’ancien régime ou de restauration du système mafieux. Une rupture a bien eu lieu. Le dictateur est parti. C’est un élément primordial lorsque l’on sait que tout en Tunisie tournait autour de lui, avec une personnalisation extrême du pouvoir. Les clans mafieux et affairistes – les familles Ben Ali, Trabelsi et autres – ont fui. Les segments les plus obscurs de l’appareil sécuritaire ont été largement démantelés.

Si l’on peut légitimement comprendre la déception des « démocrates radicaux », comme Marzouki, Hammami, Nasraoui, et des diplômés chômeurs qui ont le sentiment que la révolution leur est volée, l’ancien régime est bien déchu. Nous sommes dans une phase de transition. Mais cette transition peut aboutir à un régime bâtard qui verrait un candidat indépendant accéder au pouvoir présidentiel, avec des éléments nouveaux mais aussi avec des éléments de l’ancien régime. Ce qui conduirait à conforter une sorte de « démocratie autoritaire » ou d’« autoritarisme démocratique ».

Quel rôle l’armée tunisienne a-t-elle joué dans la révolution et quel rôle peut-elle jouer à l’avenir ?

L’armée a eu ces dernières semaines un rôle fondamental, en refusant d’appuyer le plan de répression de Ben Ali. Elle a clairement rejeté la politique jusqu’au-boutiste de son chef suprême, et a joué plutôt un rôle protecteur des acteurs protestataires. La raison ? L’armée n’est pas liée avec les intérêts mafieux et claniques du pouvoir. Contrairement à l’Égypte, la Syrie ou même l’Algérie, l’armée en Tunisie n’a pas d’intérêt direct dans l’industrie ou dans la gestion de la rente pétrolière. C’est une armée d’environ 35.000 hommes, composée de salariés, de fonctionnaires, de techniciens et d’ingénieurs.

Il ne faudrait pas pour autant en brosser un portrait romantique. L’armée tunisienne a joué un rôle répressif en 1978 pour canaliser les mouvements sociaux, et en 1981 et en 1984 pour réprimer les « révoltes du pain ». Cette fois, elle a refusé ce rôle parce que les sources de légitimité du régime étaient épuisées. Ben Ali était discrédité, la corruption était généralisée. Face à cette impasse, l’armée a bien compris que la seule solution était de remplacer le dictateur.

Cette réaction – que certains qualifieraient de « républicaine » – est avant tout dictée par une analyse pragmatique : les généraux et les officiers supérieurs étant convaincus qu’une répression ne pouvait conduire qu’au chaos et à leur propre disparition. Vu la « fluidité politique » actuelle, l’armée tunisienne peut jouer un rôle de plus en plus important dans le processus constitutionnel et dans la « pacification » sociale, en oscillant entre registre sécuritaire et registre de médiation avec les forces vives du pays.

« L’appareil sécuritaire » tunisien est-il encore présent et opérationnel ?

La France compte 60 millions d’habitants, la Tunisie 9 millions. Pourtant les deux pays ont quasiment le même nombre de policiers : 135.000. C’est énorme ! La Tunisie est l’un des pays qui comptent le plus de policiers par habitant. L’appareil sécuritaire, à travers le ministère de l’Intérieur, s’est pleinement engagé dans la répression. Une partie de la police a tiré sur la foule à balles réelles. C’est l’appareil sécuritaire de Ben Ali qui est responsable des près de 70 morts officiellement déplorés et des milliers de blessés. Mais tout l’appareil policier n’est pas corrompu : la partie « pourrie », mafieuse, de l’appareil sécuritaire a été en grande partie démantelée.

Il n’y a plus à craindre des secteurs du ministère de l’Intérieur directement aux clans Ben Ali et Trabelsi. Ils sont actuellement en fuite. Je ne crois pas en un retour des « vieux démons », même si la future démocratie tunisienne peut connaître des tendances sécuritaires comparables à celles que nous observons actuellement en France avec Nicolas Sarkozy. C’est en ce sens qu’il y a un risque de voir émerger en Tunisie dans les prochains mois une « démocratie autoritaire ».

Quel rôle peuvent jouer les « islamistes » dans le processus démocratique ?

Les « islamistes » tunisiens sont depuis longtemps intégrés aux « forums démocratiques ». Ce sont des « intégristes intégrés » au débat démocratique, en exil. Ils participaient à Paris, à Londres, à Marseille à de nombreuses réunions de l’opposition, aux cotés de la gauche, communiste, socialiste, voire anti-islamiste. De nombreux leaders de la gauche tunisienne « laïque » ont fréquemment rencontré les leaders « islamistes ». À beaucoup d’égards, les « intégristes » sont déjà intégrés au jeu politique tunisien.

Pour le parti Ennahdha (Renaissance) de Rached Ghannouchi, le modèle n’est pas l’islamisme radical ou l’islamisme salafiste de type saoudien, mais plutôt le parti AKP qui dirige actuellement la Turquie. Ce qui veut dire accepter le jeu parlementaire et prôner un libéralisme économique teinté de social, et surtout un certain pragmatisme avec les autres démocrates. Il y a un immense mythe sur les « islamistes » de Tunisie. Le parti Ennahdha est plutôt un parti conservateur libéral, qui n’est pas du tout dans une démarche de création d’État islamique ou de théocratie musulmane. Les « islamistes classiques » tunisiens ont le regard tourné vers Ankara, ils n’ont rien de « fascistes verts ».

Comment réagissent aujourd’hui les pays occidentaux et les pays arabes voisins ?

Les États-Unis ont joué un rôle de premier ordre dans le départ de Ben Ali. Le soutien du président Barack Obama au mouvement social, même s’il a été timide, a été beaucoup plus net que celui de la France. Au-delà de ce soutien symbolique, il semblerait que l’administration Obama ait donné son appui à l’armée tunisienne et aux « colombes » du régime (Mohamed Ghannouchi, le Premier ministre et Kamel Morjane, le ministre des Affaires étrangères) pour sacrifier Ben Ali. Il est clair que les États-Unis ont appuyé le scénario de transition.

En ce qui concerne les pays arabes, on peut vraiment craindre que certains régimes mettent tout en œuvre pour faire capoter le processus démocratique tunisien. L’Arabie saoudite, la Lybie, l’Algérie n’ont aucun intérêt à ce qu’une démocratie puisse naître dans le monde arabe. Une « coalition informelle » des dictateurs arabes pourrait se constituer pour saboter et enrayer le processus démocratique tunisien.

L’appui des États-Unis, de l’Union européenne et de la France aux démocrates tunisiens est primordial. Soit on joue la carte de la démocratie dans le monde arabe, soit, au contraire, on joue un rôle ambigu et on favorise le jeu pervers des wahhabites saoudiens, de la dictature mégalomane de Kadhafi et du régime des généraux algériens. Dans ce cas, il ne faudra pas se plaindre de la progression de l’idéologie salafiste jihadiste !

Comment la France a-t-elle pu faire de telles erreurs d’analyse sur la situation tunisienne ?

La position officielle de la France n’était pas fondée sur une erreur d’analyse, mais sur une logique politique de soutien total et aveugle au régime de Ben Ali. Interpréter les déclarations de Michèle Alliot-Marie comme une faute politique est erroné. Ce n’est pas une faute politique, c’est une faute de politique. La France a toujours soutenu les régimes autoritaires. Elle considère que l’on ne fait de diplomatie que dans les relations d’État à État et que les sociétés civiles importent peu.

Les États-Unis ont à la fois soutenu Ben Ali et développé des relations concrètes avec les syndicats et l’ensemble des dissidents du régime. Au contraire, la France a toujours interdit à sa diplomatie d’avoir le moindre contact avec tout ce qui pouvait nuire à la qualité de ses relations avec Ben Ali. Cet aveuglement constitue la logique de la politique française à l’égard du monde arabe : « On soutient les dictateurs contre les risques de déstabilisation ! » Il semble que la France a compris un certain nombre de ses erreurs. On peut espérer qu’elle réoriente sa politique à l’égard de la Tunisie en appuyant ouvertement le processus démocratique.

Quels sont les possibles scénarios dans les semaines et mois à venir ?

La Tunisie a le choix entre deux options. Soit une consolidation démocratique autoritaire qui conduirait le pays jusqu’à des élections, avec une coalition large autour d’un opposant indépendant tel que Nejib Chebbi (PDP), avec certains éléments de l’ancien régime et des éléments de la gauche syndicale. Dans cette hypothèse, les élections seront certes « démocratiques » (du moins en apparence), mais le scénario sera au préalable « programmé » : le candidat du pouvoir disposera notamment de moyens supérieurs à ceux de ses adversaires. Ce scénario de « démocratie contrôlée » a pour but de préserver les intérêts occidentaux et de poursuivre l’insertion de la Tunisie dans « l’économie-monde », dans la voie tracée par la Banque mondiale et le FMI. Un scénario où le candidat serait une sorte de « Ouattara tunisien ».

Autre hypothèse : la pression de la rue se poursuit, voire s’accentue et pousse le gouvernement à démissionner ou à aller beaucoup plus loin, avec la dissolution du parti de Ben Ali (RCD), l’instauration d’un véritable processus constitutionnel avec l’élection d’une assemblée constituante. Démocratie totale ou semi-démocratie ? Rupture radicale avec l’ancien régime ou consolidation autoritaro-démocratique ? C’est en ces termes que je poserais l’avenir politique de la Tunisie. Un avenir, qui, dans tous les cas, se fera sans Ben Ali.

Propos recueillis par Eros Sana

Photo : © Eros Sana. Manifestation de soutien à la révolution tunisienne (Paris, janvier 2011).

Notes

[1Vincent Geisser est sociologue, chercheur au CNRS et à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM). Il est auteur, avec Moncef Marzouki, de Dictateurs en sursis. Une voie démocratique dans le monde arabe, éditions de L’Atelier, 2009.