Documentaire

« L’autre Rio », portrait d’un territoire hors cadre

Documentaire

par Les lucioles du doc

Rio, août 2016. Les JO battent leur plein. Alors que les médias et les discours politiques vantent inlassablement la modernisation du Brésil, c’est un visage bien différent de la ville que nous révèle Émilie B. Guérette avec son film documentaire L’Autre Rio, actuellement dans les salles. La réalisatrice y prend le parti de rendre visibles celles et ceux qu’on a voulu cacher aux yeux du monde et des projecteurs internationaux. Des vies dont le récit dissipe les illusions.

De l’autre côté d’une voie ferrée qui sépare le stade Maracanã d’un quartier pauvre, Émilie B. Guérette suit le quotidien de centaines de personnes vivant dans l’IBGE, un immeuble en ruine où l’État a relégué ses habitants les plus démunis. Des familles, des mères célibataires et leurs enfants, des jeunes hommes mais aussi des visages ridés y partagent une existence marquée par la violence. Une violence économique et sociale tout d’abord, qui les poussent à vivre dans la promiscuité. Les narcotrafiquants, qui régissent les lieux, introduisent la violence physique jusque dans l’immeuble, où l’on découvre des terrains de jeu jonchés de cartouches et où les enfants s’arment de pistolets en carton, reproduisant le spectacle quotidien du trafic, des règlements de compte et des descentes de police.

« Je viens d’un monde d’où personne n’aimerait venir, et je me bats pour que ce monde s’améliore »

La violence prend aussi une forme plus étouffante, intime, liée aux souvenirs de l’enfance : l’inceste et l’abandon. Malgré cette brutalité, l’IBGE représente aussi un lieu de solidarités. Les résidents prennent soin des autres, comme l’une des femmes de l’immeuble qui vernit les ongles de sa voisine. Les adultes y protègent, autant que possible, l’enfance et l’insouciance qu’ils et elles n’ont pas eu la chance d’avoir.

En alternant les plans d’ensemble montrant la vie à l’IBGE et les plans serrés d’entretien avec les habitants, Emmanuelle B. Guérette ne laisse jamais basculer son film dans le misérabilisme, préservant nuances et paradoxes. Alors que les narcotrafiquants contrôlent les lieux et que les autorités les empêchent de travailler et de se rendre près des espaces olympiques, les résident-es mettent en avant leur sentiment de liberté.

Les portraits face caméra nous montrent la force de ces hommes et de ces femmes, leur capacité de résilience. À la pudeur et la difficulté de raconter leur parcours de vie fragilisé, se mêlent la confiance en leur interlocutrice et un semblant de fierté. Centré sur leur témoignage, la réalisatrice ne construit pas de figure héroïque mais donne à voir des visages de brésiliens et brésiliennes qui avancent, lucides et combatifs.

Déguiser le réel

Derrière ces portraits frappants transparaissent l’abandon et le double discours de l’État. Les téléviseurs grésillants d’où émanent les belles paroles du maire Eduardo Paes révèlent le mensonge : le Rio florissant est une illusion qui n’opère qu’en excluant les plus pauvres, relégué-es à quelques rues du stade derrière une frontière symbolique. Cette politique dévoile des inégalités sociales mais aussi raciales, puisque celles et ceux qu’on invisibilise sont toutes et tous des métis ou des afro-brésilien-nes.

Privés de ressources et de liberté de mouvement, les habitants sont aussi dépossédés de leur héritage au profit d’un tourisme mondialisé. L’un d’eux témoigne : « Avant, le Maracanã appartenait aux habitants de Rio, mais ce temps et révolu. Pour assister à un match, c’est minimum 200 réaux. Avant, pour un réal tu pouvais voir un match. Ce sont des choses qui ont changé pour déguiser Rio. » Dans ces conditions, la magie du sport ne suffit plus, les réjouissances sont éphémères. Alors que, les compétitions terminées, Eduardo Paes transmet le drapeau au maire de Tokyo qui accueillera les prochains jeux, on se demande combien d’injustices et conflits seront encore dissimulés derrière les flambeaux.

L’Autre Rio
Documentaire - sorti le 10 octobre 2018
Salles de projection : cliquer ici.
Réalisation : Émilie B. Guérette
Production/diffusion : Extérieur Jour
Site internet du film

Le Brésil est un pays où les inégalités sociales et raciales restent particulièrement marquées [1]. En 2009, le revenu moyen des ménages noirs représentait 52% du revenu moyen des Blancs. Cette dernière décennie, la ville de Rio a choisi, pour son développement, d’accueillir de grands événements internationaux. La Coupe du Monde de 2014 a coûté 15 milliards de dollars, et le coût des JO de 2016 est estimé entre 11 et 13 milliards, causant un important déficit [2]. Les investissements en matière d’infrastructures, de transport et de sécurité, s’ils ont permis de rendre la ville plus attractive, ont eu pour conséquences d’accentuer les inégalités socio-spatiales et la ségrégation [3].

Les Lucioles du Doc

Ces chroniques mensuelles publiées par Basta! sont réalisées par le collectif des Lucioles du Doc, une association qui travaille autour du cinéma documentaire, à travers sa diffusion et l’organisation d’ateliers de réalisation auprès d’un large public, afin de mettre en place des espaces d’éducation populaire politique. Voir le site internet de l’association.

Notes

[1George Reid Andrews, « Inégalité raciale au Brésil et aux États-Unis, 1990-2010 », Brésil(s), 5

2014, 219-247.

[2Voir sur Contrepoints, 8 août 2016.

[3Voir : Francesca Fattori, Flavie Holzinger, Jules Grandin et Marc Bettinelli, « JO 2016 : pourquoi la compétition pourrait renforcer les inégalités à Rio de Janeiro », Le Monde, 05.05.2016.