Fukushima, 10 ans après

« Les jeux olympiques sont une opportunité pour l’industrie nucléaire mondiale »

Fukushima, 10 ans après

par Arkadi Filine

Au Japon, les JO viennent renforcer l’idée d’une « réhabilitation » des territoires contaminés suite à la catastrophe nucléaire de 2011 et le retour définitif des habitants. Un ouvrage, Oublier Fukushima, démonte cette mystification. Extraits.

La prétendue liquidation de l’accident de Fukushima Daiichi est une insupportable et effarante répétition de celle de Tchernobyl. Les mêmes mesures à la fois dérisoires, ubuesques et contradictoires ; les mêmes robots qui ne marchent pas ; les mêmes défilés d’hommes pataugeant autour de la centrale et mourant dans l’ambulance pour l’hôpital. Cette fois-ci la catastrophe n’est pas prise en charge par l’armée, mais par les entreprises : Tepco – l’exploitant –, Toshiba et Hitachi – les constructeurs de la centrale. Elles sous-traitent les basses œuvres aux organisations mafieuses du bâtiment. À Tchernobyl la mise en scène fut celle de l’extraordinaire ; à Fukushima celle de l’ordinaire. Tchernobyl aurait été une bataille, tandis que Fukushima ne serait qu’une gigantesque opération de maintenance.

En décembre 2011, l’accident est déclaré terminé alors que les combustibles, fondus, ont percé les enceintes de sécurité

Dès l’automne 2011, malgré les tas de problèmes qui s’accumulent, les communiqués deviennent de plus en plus rassurants. Comme par magie, tout finit par fonctionner : les systèmes de refroidissement refroidissent, les pompes pompent, les systèmes de décontamination en circuit fermé décontaminent en circuit fermé et les ex-réacteurs se refroidissent. En effet, les températures mesurées dans les cuves des ex-réacteurs passent en dessous de la barre des 100 degrés ! Ce qui est bien normal, puisque les coriums, eux, ont disparu plus bas. En tout cas, plus de nouvelles. L’entreprise se dirige tranquillement vers la fin du chantier, il va être temps de ranger les outils.

Ainsi, le 16 décembre 2011, l’accident est officiellement terminé, tout du moins en ce qui concerne les interventions d’urgence. Le gouvernement et Tepco annoncent conjointement la fin du feuilleton. Ils pavoisent sur « l’arrêt à froid » des trois ex-réacteurs les plus accidentés. Le terme est bien choisi puisqu’il est utilisé pour qualifier l’état du réacteur lors de banales opérations de maintenance dans des centrales en état de marche – comme par exemple lors de la recharge du combustible. Pas grand-chose à voir évidemment avec la situation de catastrophe à Fukushima où les réacteurs n’existent plus, où les cuves sont transformées en passoires, où les combustibles usagés ne baignent plus, et où les coriums toujours actifs ont sans doute percé les enceintes de sécurité…

Les ouvriers, premières victimes des radiations que ce démantèlement produit en permanence

Qu’en est-il aujourd’hui ? Eh bien, plus on se rapproche des cœurs des réacteurs fondus et des piscines délabrées où sont censées refroidir les barres de combustible, plus la vérité apparaît de manière éclatante : une catastrophe nucléaire a commencé le 11 mars 2011 et n’a jamais pris fin. Bien que dix ans se soient écoulés, il est impossible de parler des « conséquences » de la catastrophe. Tout au plus pouvons-nous tenter de nous repérer dans le cours d’un désastre rebaptisé « démantèlement ». Vu que la plomberie reste le problème principal de la centrale électrique détruite, la moitié des 7 000 à 10 000 travailleurs rentrant chaque jour sur le site est affectée à la circulation de l’eau de refroidissement et de l’eau contaminée.

En 2012, quand les travailleurs se comptaient en dizaines de milliers quotidiennement, la plupart étaient des habitants de la région qui s’étaient réfugiés à proximité de la zone d’évacuation. Aujourd’hui ils viennent d’un peu partout du Japon et de l’étranger pour se partager la dose. Recrutés par des soustraitants, plus ou moins mal payés en fonction du niveau de sous-traitance, ces « gitans du nucléaire » devenus plombiers attendent d’être missionnés sur des chantiers à plus ou moins fortes radiations dans des pensions de la zone. Ce sont eux les nouveaux habitants d’une région dont l’activité économique est désormais tournée vers le démantèlement et le stockage des déchets.

Le turn-over de ces travailleurs précaires est énorme tant la radiation est importante. Tepco déclare que 47 000 travailleurs ont été exposés aux rayonnements ionisants sur le site de la centrale durant les cinq premières années. Ce sont les 42 000 travailleurs « sous-traités » parmi eux qui ont pris les doses les plus élevées. Les ouvriers sont les premières victimes des radiations que ce démantèlement produit en permanence.

Liquider au plus vite pour que la catastrophe s’efface des mémoires

Au lendemain de l’accident, les institutions internationales pressent l’État japonais d’entamer au plus vite la « réhabilitation ». Elles savent depuis Tchernobyl que la liquidation ne doit pas durer longtemps pour que la catastrophe s’efface des mémoires au plus vite. La décontamination, première étape de la réhabilitation, serait possible. Les feuilles mortes furent ramassées ; les rues, les murs ainsi que les arbres et les buissons lavés au Kärcher ; le sol fut raclé au tractopelle et amputé de sa surface – cette couche de quelques centimètres censée être la seule à avoir reçue de la radioactivité. Parfois, les champs et jardins furent simplement labourés, ou recouverts par de la terre venue d’ailleurs.

Bien que la « Grande Décontamination » se limita aux abords des habitations, aux champs destinés à la culture, et à certains points chauds identifiés, comme les retenues d’eau pour l’agriculture, le chantier fut colossal et il engouffra une grande partie des sommes dévolues à la « réhabilitation ». Colossal et absurde. À chaque pluie, de nombreux terrains se trouvaient contaminés de nouveau et devaient être traités, de nouveau. La contamination radioactive est ancrée dans les sols des forêts environnantes et migrent constamment vers les sols « décontaminés » (la forêt couvre 70 % de la surface du département). Sans parler du vent, des cours d’eau et même des pneus de voiture qui dispersent en permanence les particules radioactives.

Des millions de sacs de plastiques, emplis de terre radioactive s’empilent avant d’être enterrés, en vue des JO

En plus des alignements de cuves d’eau radioactive issues du refroidissement permanent des ex-réacteurs, le paysage de Fukushima se couvrit bientôt de gigantesques tas de sacs plastiques noirs. La terre, les feuilles, les branchages, devenus déchets radioactifs, furent mis en sac. Les sacs s’empilèrent un peu partout dans les communes « décontaminées » : dans les parcs, dans les cours d’école, aux abords des villages, sur des terrains de sport, dans des parkings, sur des parcelles agricoles condamnées par la radioactivité et même dans des jardins de particuliers. Des millions et des millions de sacs répartis en 114 700 tas. Les pyramides de plastique devaient témoigner des efforts des autorités et de la réussite de l’entreprise de décontamination : la radioactivité avait disparu puisqu’elle était piégée dans des sacs !

Certes ils étaient éventrés par les intempéries ou étaient régulièrement emportés dans les torrents pendant les typhons. Certes le césium 137 emmagasiné dans ces sacs de terre resterait actif jusqu’au début des années 2300 (10 demi-vies de 30,15 ans). Certes, la « ­dé-contamination » n’est dans le meilleur des cas qu’une « trans-contamination », puisque déplacer la radioactivité ne la fait pas disparaître. Certes, certes, certes. Les JO approchant, ces encombrants témoignages de la catastrophe nucléaire durent à leur tour disparaître. Le paysage devait se métamorphoser d’ici à l’été 2020. La solution des sacs était subitement devenu un problème !

Des trous énormes creusés sur 16 km² pour enterrer les sacs contaminés

On transbahuta donc les sacs dans la plus grande précipitation, non sans les avoir préalablement classés en deux catégories comme on avait fait avec les habitants. Les sacs contenant une terre au taux prétendument inférieur à 8000 becquerels/kg furent déposés en décharge classique ou brûlés avec les déchets ordinaires dans une vingtaine d’incinérateurs répartis dans la province de Fukushima ou refourgués aux entreprises de travaux publics, de commerce des matériaux et aux constructeurs de réseaux routiers. Avant la catastrophe, le niveau de radiation autorisé pour les matériaux de chantier était de 100 Bq/kg. Depuis, il a été augmenté à 8000 Bq/kg.

De nombreux autres déchets, comme des boues de station d’épuration radioactives ou des cendres d’incinérateurs sont toujours en attente de « solution » dans de nombreuses provinces. Elles sont entreposées ici et là ; mais on nous assure que les cendres seront mises en fûts bétonnés et stockées au bien nommé « Fukushima Eco Tech Clean Center ». L’autre partie des sacs, désignés comme trop irradiés (car « supérieur à 8000 Bq/kg »), est transportée par camions dans un immense centre de stockage au pied de la centrale en ruine, sur la commune d’Okuma, où on ne les verra plus non plus. Sur seize km², des trous énormes ont été creusés, dans lesquels la ribambelle de camions déposent, à l’aide des bandes transporteuses, les fameux sacs noirs.

En mars 2021, la presse japonaise claironne que 75 % des sacs de terre auraient déjà rejoint ce centre. L’opération « les déchets de Fukushima sont dans de beaux draps » est censée se terminer en mars 2022. ll aura coûté la bagatelle de 13 milliards d’euros. Bien que personne n’y croit une seconde, ce site d’entreposage est estampillé « provisoire » (« interim [sic] storage facility ») : le gouvernement soutient mordicus qu’il déménagera ailleurs tous ces déchets contaminés en 2045.

Le seuil de radioactivité, multiplié par 20 juste après la catastrophe, permet de limiter les évacuations de populations

Le retour des habitants fut l’autre engagement que prit le premier ministre Shinzo Abe en 2013. S’ils n’avaient pas été repoussés à cause du Covid, les JO de l’été 2020 constituaient la deadline au terme de laquelle tous les habitants devaient avoir réintégré leur région d’origine. Après la catastrophe, la zone d’évacuation avait été subdivisée – prétendument « en fonction des doses de radiation estimées » – en « zone 1 », « zone 2 » et « zone 3 ». Totalement arbitraires, ces frontières à l’intérieur même de la zone d’évacuation engendrèrent des situations ubuesques. Le village de Kawauchi a par exemple été coupé en trois avec des règles différentes pour chaque secteur.

Les anciens résidents pouvaient se rendre en journée sans restriction dans la « zone 1 », quand ils avaient droit à quelques heures dans la « zone 2 ». On ne se surprendra pas d’apprendre au passage qu’il n’y eut jamais vraiment de zone interdite à Fukushima. Le retour définitif des habitants était donc en germe depuis le début. Les évacués, puisqu’ils étaient relogés dans le département de Fukushima, n’étaient pas loin de leur ancien village : ils n’auraient eu aucune raison de ne pas s’y rendre régulièrement pour entretenir leur maison !

Les ordres d’évacuation furent levés entre 2014 et 2017 dans les zones « 1 » et « 2 », autrement dit dans la plus grande partie de la zone d’évacuation. Une à une, les communes évacuées changèrent de couleur sur la carte et redevinrent officiellement « habitables ». Les habitants furent poussés à se réinstaller sitôt les travaux de « décontamination » achevés. Officiellement, la contamination des sols était désormais dans la norme, moins grâce aux grotesques travaux de décontamination, on s’en doute, qu’au nouveau seuil de 20mSv : les ordres d’évacuation sont levés par les autorités lorsque le niveau radioactif d’une commune tombe officiellement au-dessous de 20mSv/an (avant la catastrophe de Fukushima, le seuil d’exposition de la population était de 1mSv/an, ndlr).

Fin 2020, les villages qui jouxtent la centrale commencent à être repeuplés

Ce seuil aberrant qui avait, en 2011 et après, permis d’empêcher de nouvelles évacuations, sert à présent à faire pression sur les personnes évacuées pour qu’elles retournent en terre irradiée. Le monde entier s’est aligné sur la nouvelle norme japonaise depuis. L’expérience de Fukushima sert directement l’industrie nucléaire mondiale et permet déjà aux États nucléarisés, lorsque de futurs accidents surviendront, de se justifier « scientifiquement » de laisser les populations vivre sur des territoires contaminés. En 2020, le gouvernement continue sur sa lancée et favorise le retour des habitants dans la « zone de retour difficile » (« zone 3 »), où l’exposition aux radiations dépassait officiellement 50 mSv/an lors de la mise en place du zonage en 2011 !

Le repeuplement des bourgs les plus proches de la centrale est l’absolue priorité de gouvernement, comme l’a rappelé fin 2020 le ministre de la reconstruction, Katsuei Hirasawa. Les ordres d’évacuer ont déjà été levés dans plusieurs quartiers ultra-contaminés des communes de Tomioka, Futaba, Okuma, Namie, Katsurao et Iitate. À Okuma, une des deux communes sur laquelle est implantée la centrale de Fukushima Daiichi, le gouvernement vient d’ouvrir l’accès à 320 ha dans lesquels on peut désormais se rendre « librement » !

À Futaba, l’autre commune qui se partage les ruines de la centrale, deux quartiers ont été rouverts dans l’ancien centre-ville, les habitants sont déjà autorisés à y circuler dans la journée ; ils pourront s’installer définitivement en 2022 ou 2023 « quand l’eau courante sera rétablie »… En attendant, le gouvernement y a fait passer la flamme olympique le 26 mars 2021. Pour l’État japonais, reconstruire c’est bien, mais repeupler c’est mieux.

Pour l’industrie nucléaire, les jeux olympiques sont la preuve que l’on peut vivre en territoire contaminé

Depuis 2014, année de réouverture des premières communes de la zone d’évacuation, le deal du gouvernement est simple : si les exilés acceptent de regagner leur commune d’origine, leur habitat est rénové aux frais de Tepco et le gouvernement verse jusqu’à 2 millions de yens (15 000 euros). À cela s’ajoutent 4 millions de yens pour ceux qui montent des entreprises dans les villages évacués après la catastrophe. Pour toucher ces sommes, les familles doivent s’engager à vivre dans ces zones extrêmement contaminées pendant au moins cinq ans ! Voilà pour la carotte. Maintenant, le bâton : en 2018, les évacués de Fukushima se sont vus définitivement supprimer allocations et relogement gratuit.

La « reconstruction » scandée par le gouvernement vise à l’effacement de la catastrophe nucléaire, et les JO de Tokyo doivent servir à la fois d’accélérateur et d’horizon temporel à cette « reconquête » des régions contaminées par la radioactivité. De même que le prétendu « arrêt à froid des réacteurs » en 2012 avait symbolisé la fin de la catastrophe, les JO de 2021 viennent sonner la fin de la « réhabilitation » des territoires contaminés et le retour définitif des habitants. Au bout du tunnel nucléaire, les Jeux ! Le monde entier est invité à venir admirer cette démonstration de la désormais légendaire « résilience » du Japon face aux calamités. On l’aura compris, pas question que la radioactivité soit un frein à la dynamique de relance économique portée par les JO.

Bien au contraire, ils sont une opportunité pour l’industrie nucléaire mondiale car elle tient là son meilleur argument : si des athlètes du monde entier peuvent jouer au baseball dans un stade de la ville de Fukushima, il va sans dire que l’on peut y vivre. Si même une catastrophe nucléaire de niveau 7 n’empêche pas la tenue des JO dans et autour d’une capitale contaminée, alors rien ne pourra plus jamais entraver la marche du nucléaire. Tokyo-2020 sera non seulement la vitrine d’un Japon résilient mais aussi celle d’une industrie nucléaire résiliente. Une exposition universelle de l’atome en quelque sorte.

Les autorités japonaises auraient parfaitement agi en évacuant le moins de monde possible en 2011, alors que la mégapole de Tokyo elle-même subissait d’importantes retombées radioactives. Lors du prochain épisode du désastre nucléaire – qu’il survienne en France, au Japon ou ailleurs –, les États n’auront même plus à tergiverser sur les onéreuses questions d’évacuation et d’indemnisation des victimes.

Arkadi Filine*

*Arkadi Filine est un des 800 000 liquidateurs de la centrale de Tchernobyl à qui Svetlana Alexievitch donne la parole dans son ouvrage La supplication. Les deux auteurs et l’autrice de Oublier Fukushima ont choisi de lui emprunter son nom pour signer collectivement leur ouvrage.

Photo : © Cécile Brice

Oublier Fukushima, Arkadi Filine. Éditions du bout de la ville, 2021 (édition revue et augmentée). 18 euros.