Bioéthique

Jacques Testart : « Demain, il n’y aura plus de limite au tri génétique »

Bioéthique

par Agnès Noël

Tests génétiques, sélection des embryons, multiplication des fécondations in vitro : jusqu’où ira la médicalisation de la procréation ? Avec la sélection des profils génétiques, « nous finirons par orienter l’espèce humaine en fonction d’impératifs économiques », prévient Jacques Testart, biologiste et « père » du premier bébé éprouvette. Dans son ouvrage Faire des enfants demain, le chercheur alerte sur les risques d’eugénisme qu’amènent ces démarches. Entretien.

Basta! : Dans votre ouvrage, vous dénoncez le recours immodéré à la fécondation in vitro (FIV). Pourquoi une telle inflation de l’utilisation de cette technique ?

Jacques Testart [1] : Une grande partie de ces FIV est justifiée : de plus en plus de gens ont du mal à faire des bébés tout seuls. La qualité du sperme ne cesse de baisser ces dernières années, en partie en raison de causes environnementales. On ne peut pas évaluer la qualité des ovules aussi facilement que celle du sperme, mais elle a sans doute aussi subi des incidences – l’âge moyen des femmes à la procréation augmente ce qui explique également des difficultés. Mais au moins un quart des FIV sont effectuées pour raison idiopathique, c’est-à-dire sans cause apparente de stérilité. Il s’agit donc d’un abus assez clair. Si on attendait trois ans, beaucoup de ces gens auraient probablement pu faire un enfant tous seuls. Il s’agit d’une question de rentabilité – il faut amortir les coûts des Centres d’Assistance médicale à la procréation (AMP) – mais aussi d’une question sociétale (impatience des parents, attitude « consommatrice »,…)

On médicalise de plus en plus la procréation, mais les actions sur les questions environnementales susceptibles de provoquer ces problèmes se fait attendre. La stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens a six mois de retard par exemple…

On commence quand même à reconnaître les liens entre l’environnement et la santé. Une enquête de l’Institut national de veille sanitaire et de l’Inserm l’a encore prouvé récemment. Dans les régions où il y a beaucoup de pesticides, la chute de qualité du sperme est plus importante. Le problème est qu’on parle uniquement de réduire l’emploi des pesticides et des perturbateurs endocriniens, alors qu’il faudrait carrément les interdire ! Le risque est tellement important qu’il faudrait aussi faire des recherches pour inhiber les effets des perturbateurs endocriniens. D’autant que même si des mesures sont prises (le bisphénol A va être interdit à partir de janvier 2015, ndlr), il faudra des générations avant qu’elles ne soient effectives pour la santé publique, ces substances persistant dans l’environnement et agissant à de très faibles doses ! Or, là dessus, il n’y a rien. C’est assez dramatique.

Vous vous opposez depuis trente ans au diagnostic pré-implantatoire (DPI), qui permet d’identifier certaines caractéristiques de l’embryon avant sa transplantation dans l’utérus. Cette technique aboutirait selon vous à un risque d’eugénisme « mou ». C’est-à-dire ?

L’eugénisme est une « pulsion » historique pour améliorer la qualité des enfants de l’espèce humaine. Quand je parle du diagnostic pré-implantatoire comme vecteur d’eugénisme, je ne parle pas d’un eugénisme imposé par l’État et violent, comme il a pu l’être au début du XXe siècle aux États-Unis ou en Allemagne. Mais d’un eugénisme souhaité par les gens eux-mêmes, afin d’avoir une certaine garantie de la « qualité » du bébé. Certes, il y a déjà eu des tentations eugéniques auparavant. Et actuellement existe l’interruption médicale de grossesse (IMG), qui vise à interrompre une grossesse en cas de handicap du fœtus par exemple. Mais dans l’IMG, il y a le garde fou de la souffrance de l’avortement. Alors que le tri embryonnaire est une révolution : c’est la première fois qu’on peut choisir l’enfant de façon indolore par sélection au sein d’une population d’embryons ! On choisira juste de transférer un embryon « sain » dans l’utérus de la femme plutôt que les autres.

On ne peut plus nier son potentiel eugénique avec l’élimination d’embryons porteurs de handicaps aussi légers que le strabisme, en Angleterre. Ou de probabilités pathologiques plutôt que de certitudes, en France [2]. Aux États-Unis, certaines cliniques proposent même de sélectionner le sexe et la couleur des yeux des bébés ! Dans les années 80, quand j’annonçais cette perspective de bébé sur mesure, les gens étaient horrifiés. Maintenant quand je le dénonce, je me fais engueuler.

Le diagnostic pré-implantatoire n’est autorisé en France que chez les familles à risque, pour dépister une seule maladie d’une particulière gravité. Cela limite tout de même les abus.

Au début on évitera la naissance d’enfants atteints de graves handicaps, comme la myopathie ou la mucoviscidose. Mais à partir du moment où l’on disposera d’ovules en grande quantité, et qu’on évitera aussi la pénibilité de la fécondation in vitro, le diagnostic pré-implantatoire intéressera davantage de monde ! L’État finira par proposer un screening (dépistage) à tout le monde, comme pour la trisomie 21 (l’État a d’ailleurs choisi de concentrer ses efforts financiers sur le test de dépistage de la trisomie plutôt que sur la recherche concernant la maladie, ndlr). Car c’est plus intéressant économiquement de financer le dépistage de personnes « à risque » que de payer des frais de santé durant toute une vie. Mais ce screening couvrira la plupart des maladies et même les facteurs génétiques de risque pour ces maladies, dont nul n’est indemne.

Oui, mais le nombre d’ovules est toujours limité chez la femme.

Les équipes japonaises et coréennes font d’énormes progrès sur ces questions. Il apparaît possible de transformer des cellules de peau en ovules et donc d’obtenir des embryons innombrables parmi lesquels on pourra choisir le « meilleur ». Il se passe actuellement dans la science des choses incroyables. On attendra peut-être dix, vingt ou trente ans mais il faut s’y attendre : on arrivera à une production d’ovules à grande échelle. Et quand on aura cette production, il n’y aura plus de limite au tri génétique.

Le risque n’est-il pas d’arriver à une situation similaire à celle du film Bienvenue à Gattaca, où des hommes « améliorés » trustent le pouvoir ?

Oui, on va arriver à un homme compétitif, « sur mesure », au moins à des actions généralisées dans ce but. En sélectionnant, génération après génération, certains profils génétiques, nous finirons par orienter l’espèce en fonction d’impératifs économiques (efficacité, compétitivité, état de santé…). Cela se fera sans violence et même, sauf sursaut éthique, à la demande des populations.

Quid de la possible utilisation judiciaire et policière des données génétiques obtenues lors d’un diagnostic pré-implantatoire ?

Il y a un risque sécuritaire évident. Déjà, avec les morceaux d’ADN en théorie « non informatifs » qui sont déposés au Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG), on peut déterminer l’origine ethnique de la personne et certains facteurs de risque. Via le diagnostic pré-implantatoire, ou un examen plus tardif, on aura accès à la totalité du génome. On peut innocenter quelqu’un avec une prédisposition à la violence. Ou au contraire en faire une preuve contre lui. Il y a déjà eu des jugements en ce sens aux États-Unis ou en Italie.

Et quelle utilisation possible par le système de santé et les assurances ?

Le diagnostic pré-implantatoire permet potentiellement d’avoir un tableau complet des facteurs de risque de tout individu. Puisque le bébé parfait n’existera jamais, on pourrait corréler toutes ces données génétiques avec nos modes de vie et faire des préventions d’accidents ou de maladies en fonction de probabilités, nous conseiller d’adopter un mode de vie adapté à notre génome. Au risque de se passer d’une vraie politique sociale de santé. Je suis inquiet par exemple du nombre de femmes qui choisissent de se faire enlever les seins pour une simple prédisposition de risque de cancer du sein. Il y a une confiance absolue dans le génome : à partir du moment où c’est inscrit dans les gênes, les gens tiennent cela pour une certitude alors que ce n’est pas le cas ! Quand aux assurances, elles rêvent de ce genre de choses ! Elles pourraient établir des assurances à la carte, en fonction des risques et pénaliser leurs clients s’ils ne font pas ce que les médecins préconisent [3].

N’y a t-il pas une augmentation de la vigilance des États sur la question des tests génétiques ? Depuis décembre dernier, la société de biotechnologie américaine 23andMe par exemple n’a plus le droit de vendre de tests de prédispositions aux maladies génétiques.

Certes, les tests sont interdits aujourd’hui et de nombreux textes sont censés protéger contre ces dérives (l’utilisation commerciale de tests génétiques est interdites en France, ndlr). Mais je n’y crois pas trop dans la durée. S’il n’existe pas de règle bioéthique contraignante au niveau international, rien n’est valable [4].

Outre le diagnostic pré-implantatoire, vous évoquez une autre possibilité « d’améliorer » l’homme, la transgénèse, à savoir l’introduction de gènes supplémentaires dans le génome de l’embryon. En gros, il s’agit de faire un homme génétiquement modifié ?

Oui, c’est un projet des transhumanistes. Leur but est d’adapter l’homme à son milieu, ou de l’améliorer grâce à la biologie de synthèse, en introduisant de nouveaux gènes dans le génome. Mais cela donne des résultats un peu décevants, même chez les plantes car on ne maitrise pas réellement les perturbations induites dans l’ADN. Sans compter qu’il y a des effets inattendus, quelquefois très graves. Autre question, chez les plantes ou les animaux, on sait ce qu’on veut obtenir : une augmentation de la production de lait, des meilleurs rendements, etc.. Mais quelle capacité veut-on introduire chez l’homme ?

Ce qui est paradoxal, c’est cette confiance accordée aux améliorations « techniques » pour remédier à des problèmes finalement causés par la technique (infertilité, problèmes environnementaux …). Pourquoi ?

La technique a apporté beaucoup à l’homme. Il y a eu une véritable amélioration de la qualité de vie. Il existe des outils techniquement fabuleux, comme le téléphone portable par exemple. On est donc élevés dans l’idée que le progrès est par principe une bonne chose. Alors pourquoi ne pas appliquer les progrès de la mécanique et de l’informatique à autre chose, comme aux questions de santé ? Mais il est plus difficile de maitriser le bricolage du vivant que de fabriquer des objets extraordinaires !

On pourrait assimiler cet homme amélioré aux fameuses plantes génétiquement modifiées. Les écologistes font-ils le rapprochement ? Ont-ils pris position sur le sujet ?

Les écologistes de la décroissance, des Indignés, sont contre le transhumanisme et, pour la plupart, contre le tri des embryons. Mais les membres d’Europe écologie se positionnent pour l’Assistance médicale à la procréation pour tous et semblent indifférents au diagnostic pré-implantatoire.

Vous prenez parti dans votre ouvrage contre la gestation pour autrui (GPA) : vous dites qu’il n’y a pas de droit à l’enfant. Mais vous proposez une GPA dans le cadre d’une « aide solidaire ». N’est-ce pas un peu paradoxal ?

Je suis absolument contre la GPA telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Par contre si un homosexuel souhaitant être parent a une cousine qui accepte de porter son enfant, c’est différent. Là-dessus, je n’ai pas de jugement. J’estime que l’assistance médicale à la procréation doit échapper au marché et aux médecins. En refusant la médicalisation de l’acte, on se retrouverait dans une société où tous les géniteurs, les personnes ayant contribué à la naissance de l’enfant, comme les mères porteuses ou les donneurs de sperme, apparaitraient dans l’état civil de l’enfant. Il y aurait plus de transparence, évitant ainsi des perturbations chez l’enfant. On entrerait dans un autre type de relations, c’est ce que j’appelle l’aide conviviale à la procréation.

Et les risques de dérive mercantile ? Les dons d’ovule en France sont officiellement bénévoles, mais selon un rapport de l’IGAS de février 2011, des donneuses ont reconnu qu’elles avaient été payées par les receveuses.

C’est pour cela que la gestation pour autrui me paraît utopique dans cette société. Si une mère porteuse « altruiste » ne peut pas se trouver, c’est que la société n’est pas mûre. Et si cela ne peut pas se faire, cela ne se fait pas, c’est tout. Mais pourquoi serait-ce aux médecins de remédier à une situation quand on peut trouver des solutions dans la société, comme pour l’insémination d’un couple de femmes homosexuelles par exemple ? Il suffit d’une seringue ! Mais il faut bien sûr que cela se fasse sans argent et sans moyen de pression.

Et la place des citoyens dans tout ça ? Comment peuvent-ils se réapproprier une place dans le processus de décision ?

Des conférences de citoyens, bien formés, connaissant le cœur du problème, pourraient offrir un véritable renouveau démocratique au delà de la bioéthique hexagonale. Au sein de Fondation Sciences citoyennes, nous militons pour cela depuis des années.

Propos recueillis par Agnès Noël

Portrait : © Jérôme Panconi

A lire :
Jacques Testart, Faire des enfants demain, Seuil, mars 2014, 216 pages, 16 euros.

Notes

[1Biologiste, directeur de recherche honoraire à l’Inserm, Jacques Testart est l’un des deux « pères » scientifiques d’Amandine, le premier bébé éprouvette français né en 1982. Pionnier des méthodes de procréation assistée, il est l’auteur de nombreux ouvrages dans lesquels il défend l’analyse critique de la science afin de justifier l’engagement éthique. Dès les années 80, il s’est inquiété des risques d’eugénisme liés aux pratiques d’assistance médicale à la procréation (AMP).

[2Le diagnostic pré-implantatoire a été autorisé en France sur des prédispositions au cancer du colon ou du sein.

[3Le Conseil de l’Europe prépare d’ailleurs une résolution sur les tests génétiques et les assurances. Lire ici ou ici.

[4Il existe des textes internationaux de bioéthique comme celui de l’Unesco, ou la convention d’Oviedo, mais ils ne sont pas contraignants.