Répression

Iran : « Je songe à fuir, avant qu’il ne soit trop tard »

Répression

par Rédaction

Une nouvelle chronique de Téhéran, écrite avant le week-end et l’intensification de la répression contre le mouvement démocratique. « B » raconte le climat de crainte et de paranoïa qui a enserré la ville. Elle fait état de 500 arrestations, et des difficultés pour elle et ses compagnons de recueillir et de faire circuler l’information.

Téhéran le 18 juin, 10h du matin.

L’air est lourd aujourd’hui.

Hier, une nouvelle manifestation pacifique a rallié le centre de Téhéran à l’Université. Il y avait au moins un million de participants, je pense. La plupart étaient habillés en noir en hommage aux morts des jours précédents, avec quelques touches de vert, synonyme de l’espoir de voir enfin cette élection annulée. Mais plus nous marchions, plus je me demandais comment les choses allaient évoluer dans les semaines à venir, et surtout, qu’est-ce qui allait véritablement sortir de tout ceci tant du côté de l’opposition que du changement. Pour l’heure, les gens se promènent avec des portraits de Moussavi - puisqu’il devrait être à cet instant leur président, mais ni lui, ni les autres réformateurs n’incarnent vraiment l’opposition. Cela impliquerait une toute autre révolution ou, du moins, un changement radical de système, et je doute que ces leaders politiques le souhaitent vraiment.

Il est difficile de savoir ce qui se trame en haut lieu, d’en savoir un peu plus sur la nouvelle orientation politique du pays. Il est temps de réfléchir, de communiquer, de planifier. Nous n’avons pas de stratégie ni d’idée de la forme que doit prendre notre action. Il y a quelque chose d’excitant à construire un mouvement populaire et à travailler collectivement sans leader ou parti politique en soutien. En même temps, l’espoir est mince de devenir une force capable de s’opposer au régime - sans aide structurelle ou batailles intestines au sommet de l’État - à moins que tout ceci ne vire au bain de sang une nouvelle fois. Les milliers de morts pendant la Révolution et les purges qui ont suivi sont toujours bien présents dans les esprits, et je ne crois pas que c’est ce vers quoi les gens veulent aller. Du moins, pas pour le moment.

L’endurance et la détermination que mettent les manifestants à protester de façon pacifique me saute aux yeux. J’y ai beaucoup réfléchi, et je suis émue face à ce silence qui plane dans le cortège. Hier, lors de la manifestation, les gens se contentaient de porter des pancartes avec des slogans, des photos des violences des derniers jours, et le nom des morts. Le tout, en silence. Il y avait comme du recueillement dans l’air, mais aussi de la tension. Nous prenons tout ceci au sérieux, et nous savons bien que l’union fait notre force et nous protège. Cela continuera tant que nous n’aurons pas obtenu, au moins l’annulation de l’élection pour fraude, ou alors quand les gens se seront lassés et emploieront d’autres méthodes. Car, après tout, qui nous certifie que les prisonniers seront relâchés, que Moussavi ne sera mis hors jeu par tous les moyens (exil, assignation à domicile, etc...) et qu’Ahmadinejad ne sera pas le président illégitime d’une dictature sans foi ni loi ? Si ceci devait s’avérer, les quatre prochaines années verraient l’existence d’une organisation souterraine, et une nouvelle étape dans l’activisme politique iranien. Ce qui est certain, c’est que les gens n’acceptent plus l’autocensure et la peur exercée par le régime. Déjà, il est devenu beaucoup plus facile de se parler entre nous, dans la rue, dans les magasins, sans se soucier de savoir si l’interlocuteur appartient aux services secrets ou s’il va immédiatement me dénoncer à la police. Il ne faut pas oublier que nous vivons toujours dans le traumatisme collectif de l’époque de la Savak (les renseignements généraux iraniens de 1957 à 1979, NDR), qui a été suivi par le nettoyage socio-politique et idéologique des islamistes depuis ces trente dernières années. Les événements d’hier nous ont tristement rappelé tout cela.

En plus de la guerre psychologique que nous impose le régime en coupant tout accès vers le monde extérieur, il existe d’autres moyens de nous terroriser. Je ne vais pas entrer dans les détails maintenant mais pas plus tard qu’hier matin, notre maison a reçu un appel téléphonique tous les quarts d’heure. Le numéro qui s’affichait sur le combiné comportait de nombreux zéro à la fin, une méthode typique des services secrets, qui cherchaient à entrer en contact avec nous. Nous n’avons bien évidemment pas répondu. De toute façon, j’avais pris soin de cacher tous mes films ainsi que d’autre matériel ailleurs que chez nous. Le sentiment d’insécurité est néanmoins omniprésent. Comme tant d’autres à travers la ville, notre maison est devenue une sorte de salle de rédaction clandestine avec beaucoup d’allées et venues, de gens qui travaillent, envoient des emails, et dorment où ils peuvent. Nous avons décidé, pourtant, de mettre un frein à tout ceci, maintenant que Facebook, Twitter, Youtube et le réseau de blogs nous ont permis de montrer notre résistance au monde entier. Mais nous redoutons beaucoup que la pression psychologique, les disparitions, et les arrestations reprennent de plus belle.

La nuit dernière, les Bassijis ont tourné dans tout le quartier, forçant des maisons pour réquisitionner des paraboles satellite. Nous nous sommes débarrassés de beaucoup de choses, en cachant d’autres. La paranoïa est en train de s’installer progressivement, c’est très palpable. La dernière rumeur à la mode indique que les réformateurs et autres leaders politiques envisagent de cesser de s’opposer au Guide Suprême. C’est déprimant. Il y a pourtant de quoi faire lâcher la mainmise de Khamenei sur le peuple, et sur la structure de la République. Il y a aussi de quoi faire trembler les piliers de la Révolution de 1979.

Aujourd’hui, plusieurs rapports nous parviennent, faisant état de cinq cents arrestations, parmi lesquelles des leaders politiques, des étudiants, des activistes, des journalistes et toute personne suspectée de dissidence. L’Ambassade de France à Téhéran a été attaquée. Quinze membres de notre association de réalisateurs de documentaires ont été arrêtés, en dépit de leur autorisation officielle de filmer dans les rues. La plupart d’entre eux ont été frappés par des policiers en civil ou des Bassijis, et leurs maisons ont été fouillées. La répression est violente. Je songe à fuir, avant qu’il ne soit trop tard. Nous essayons d’élaborer des stratégies, d’être pragmatiques et intelligents. La situation est vraiment difficile.

Deux rassemblements sont prévus aujourd’hui. Une marche funèbre au sud de la ville, sur la place Khomenei, et une veillée aux chandelles dans le nord ce soir. Apparemment, les manifestations d’hier soir n’ont pas dégénéré, mais peut-être nous manque t-il des informations. En revanche, des affrontements ont eu lieu en province.

Nous ne savons pas ce que nous allons devenir.

B.

Traduction : Vincent Le Leurch pour Basta!