Agriculture

Indonésie : « Nous ne sommes pas maîtres du sol »

Agriculture

par Thibault Simonet

En Indonésie, 27 millions de paysans sans terre espèrent toujours une réforme agraire. Malgré les intimidations et les violences policières, nombre d’entre eux se mobilisent contre les expropriations menées par des multinationales, en particulier le géant indonésien de l’agrobusiness Sinar Mas, champion de la pâte à papier et de l’huile de palme. De Java à Sumatra, Thibault Simonet, de l’ONG Frères des Hommes, a rencontré ces paysans en lutte.

La situation des paysans est critique en Indonésie : 27 millions sont sans terres, sur une population de 240 millions d’habitants. 56% des ruraux possèdent moins d’un demi hectare à cultiver. Dans un pays où le droit du sol reste vaguement défini, la réforme agraire, attendue depuis 1960, peine à se mettre en place. Les dispositions législatives existent, comme la Basic Agrarian Law, qui clarifient les conditions d’accès à la terre et l’attribution des titres de propriété. Mais la mauvaise volonté politique et la corruption endémique font obstacle à leur application. Les compagnies reines de l’agro-business, comme le groupe indonésien Sinar Mas, qui fabriquent notamment du papier ou de l’huile de palme, profitent sans retenue des flous juridiques : elles font exproprier les petits paysans pour planter en masse de l’acacia ou de l’eucalyptus.

Les nombreuses mobilisations paysannes et l’incessant travail des ONG locales restent pour l’instant vains. Plus de 250 organisations sont réunies au sein de KPA (Consortium pour la réforme agraire), issues de toutes les régions du pays : Bornéo, la Papouasie, Sumatra, Java, Bali… Elles militent depuis 1994 pour la mise en œuvre effective de la réforme agraire, par des actions de plaidoyer aux niveaux local et national, par une sensibilisation de la population indonésienne, et par un appui aux organisations paysannes locales. Le consortium pour la réforme agraire les accompagne dans leur combat contre les monopoles, en les informant et en les soutenant sans répit, notamment lors des conflits.

Des violences policières récurrentes et impunies

« Nous luttons, c’est vrai, mais nous ne sommes toujours pas maîtres du sol », témoigne Warto, leader paysan rencontré dans le village de Magahaja (île de Java). La question de l’accès à la terre - et toutes les complications qui en découlent - est brûlante en Indonésie. Les compagnies agro-industrielles exproprient à tout va les villageois. Elles développent d’immenses plantations (huile de palme, eucalyptus…) qui nuisent aux habitants des zones concernées et à la biodiversité.

L’île de Sumatra est particulièrement touchée par ces dérives : ses forêts primaires partent actuellement en fumée, remplacées par des plantations soigneusement ordonnées et particulièrement rentables. Comment un tel désastre humain et écologique peut-il continuer ? La collusion entre la police, le gouvernement et les compagnies privées est un élément de réponse.

À Sumatra, l’Union paysanne de Jambi (PPJ) s’est engagée depuis 1996 dans une lutte interminable contre le géant de l’agrobusiness Sinar Mas. Les paysans, qui vivent de la production du bois, se battent pour récupérer 41.000 hectares de terres dont la multinationale a pris possession au fil des ans. Devant la passivité du gouvernement, les villageois ont décidé d’occuper les terrains de la compagnie.

J’ai parcouru ces villages avec les responsables de KPA. Les doléances des leaders paysans de Jambi et des environs sont nombreuses : « Avant 1994 et l’arrivée de la compagnie, on pouvait développer librement nos plantations, décrivent-ils lors d’une réunion. Au début, ils nous ont dit qu’ils couperaient simplement les arbres, sans prendre les terres. Mais après avoir commencé leurs plantations, ceux qui refusaient de couper l’acacia étaient intimidés, voir arrêtés. » Leur lutte débute de manière fragmentée, mais commence aujourd’hui à porter ses fruits. Certaines communautés ont réussi à occuper une partie des terres réclamées, et à en devenir les utilisateurs légitimes. Mais les intimidations et violences restent nombreuses.

« Celui qui possède une terre reçoit la visite de l’armée, de la police. Nos familles sont menacées, des maisons sont parfois brûlées  », expliquent les paysans. Il suffit de poser la question pour que deux ou trois mains se lèvent : ceux là ont perdu une maison dans les flammes… Les 6.000 membres du syndicat PPJ sont les victimes directes de la compagnie. Malgré tout, les leaders des villages sont déterminés : « On préfère mourir que vivre dans la pauvreté. On veut récupérer nos terres. L’ennemi, c’est la compagnie qui cause des ravages, mais aussi le gouvernement qui la couvre. » Pour certains, si les choses ne changent pas, la révolution menace. « D’ici quelques années, ça pourrait exploser… »

L’intimidation par les multinationales : une pratique généralisée

A quelques kilomètres de là, dans le village de Daenau Lamo, l’organisation de la « réclamation du sol » n’en est qu’à ses balbutiements. Mais les forces de l’ordre sont impitoyables : deux paysans du village ont reçu fin juillet 2010 des lettres d’intimidation de la police, visant à les empêcher de s’opposer à la compagnie. Collusion du capital et du pouvoir ? « C’est la voie classique pour nous faire peur et nous empêcher de revendiquer ! », explique l’un d’eux. Non loin de là, à Simpang Abadi, les procédés utilisés sont les mêmes. Dans ce village, les paysans occupent des terres litigieuses depuis deux ans.

Les paysans en ont plus qu’assez de Sinar Mas : « Ils mentent sans cesse. Le gouvernement local envoie des courriers à la compagnie pour l’inciter à nous restituer des terres. A chaque fois, Sinar Mas les ignore, et finalement l’armée et la police viennent dès que l’on se mobilise  ». « La police », ce sont le plus souvent les Brigades Mobiles, corps d’élite formé à la lutte anti-terroriste... Armés jusqu’aux dents, ils n’hésitent pas à tirer sur les foules paysannes - des hommes, des enfants et des femmes le plus souvent désarmés - allant parfois jusqu’à tuer des manifestants, comme lors de la protestation villageoise de Riau (Sud de Sumatra), le 8 juin 2010.

« Depuis dix ans, nous sommes plus forts »

Dans ce tableau un peu sombre, quelques succès sont à mettre à l’actif du Consortium pour la réforme agraire. C’est notamment le cas sur l’île de Java, où le syndicat SPP est un relais efficace entre le consortium paysan et les villageois. Dans le village de Kalijaya, le travail conjoint des deux structures permet de faire reculer la compagnie Perhutani, qui s’est accaparée depuis 1999 de nombreuses terres appartenant à des familles paysannes. Dans ce conflit, Perhutani a tout fait pour intimider les paysans : confiscation des outils, incendies des abris dans les champs, descente sur le terrain de milices armées (tout en collaborant avec le WWF..., ndlr).

Les paysans ont résisté, malgré une peur encore tenace aujourd’hui : « tous les jours, on craint que des descentes n’aient lieu. On ne sait jamais quand ils [les milices de Perutani] vont venir dans les champs. » « Nous n’avons pas peur pour autant. Depuis dix ans nous sommes plus forts », nuance Endal, ancien du village au visage buriné et à la moustache blanchissante. « Il y a quelques années, nous n’avions pas de terres. Il était difficile d’envoyer nos enfants à l’école, de travailler. Parfois, il était même difficile de manger correctement ». Quand on lui demande ce qui a changé depuis que le SPP les soutient, son visage s’illumine : « ce qui a changé ? Nos enfants vont à l’école, accèdent à l’université, nous avons tous des maisons, des motos, certains ont des voitures... et surtout, nous pouvons réaliser le Hadj [pèlerinage à la Mecque] ». Ce qui est important, dans le plus grand pays musulman du monde.

A Kalijaya, le syndicat SPP et le consortium KPA, à force d’actions de plaidoyer et de campagnes de sensibilisation, ont fait reculer Sinar Mas. La détermination et la mobilisation des villageois a fait le reste. Au-delà des mobilisations, dans un tel climat d’injustice et de violence, la solution se trouve peut être en chaque paysan : « il faut développer un état d’esprit, une envie de lutter et une forte solidarité  », me disait l’un d’entre eux. C’est un premier pas. Mais il faut aussi, et surtout, qu’en face, les multinationales et le gouvernement réalisent que la vie des communautés n’est pas à la merci des palmiers à huile ou des plantations d’acacias.

Thibault Simonet, de l’ONG Frères des Hommes