Déchets

Incinérateur d’Ivry : un grand projet coûteux et polluant aux portes de Paris

En plein pic de pollution, des élus s’apprêtent à autoriser la construction d’un nouvel incinérateur géant à Ivry, aux portes de Paris. Coût du projet : 2 milliards d’euros, qui bénéficieront principalement aux multinationales Vinci et Suez ! Dix fois plus que ce que coûteraient une politique de tri et de recyclage plus efficace, selon les opposants. Peu importe ces dépenses et les émissions supplémentaires de particules fines si elles se font au nom de la « valorisation énergétique » des déchets...

Triste symbole. Au moment où la région parisienne connaît un nouvel épisode de grave pollution atmosphérique, les élus de 84 communes franciliennes, dont la ville de Paris, sont invités à donner leur feu vert, ce 9 décembre, au chantier de la reconstruction de l’incinérateur d’Ivry. Il s’agit de remplacer, en réduisant légèrement sa capacité, l’incinérateur existant, dont les deux tours se détachent depuis 1969 sur l’horizon de l’Est parisien, au bord de la Seine. Un demi million de tonnes de déchets devraient y être traitées chaque année à partir de 2023.

L’opération très coûteuse – deux milliards d’euros pour l’investissement et l’opération, soit quatre fois le budget de Notre-Dame-des-Landes. Vinci est chargée du chantier, et Suez gérera l’incinérateur pour le compte du Syctom, syndicat intercommunal de gestion des déchets de l’agglomération parisienne, et présidé par le centriste Hervé Marseille (UDI), sénateur-maire de Meudon. La capitale et sa banlieue ont-elles vraiment besoin d’un tel équipement ? Est-ce la meilleure manière d’utiliser les deniers publics dédiés au secteur des déchets ?

La transition énergétique ? Pas en matière de déchets

Selon Flore Berlingen, directrice de la campagne « zéro déchets » (Zero Waste) en France, il suffirait que l’agglomération parisienne parvienne à trier autant de déchets que des villes comme Lyon ou Nantes – dont la performance dans ce domaine n’a rien d’exceptionnel – pour rendre l’incinérateur d’Ivry Paris XIII inutile. Sur ce sujet, la capitale fait clairement figure de mauvaise élève. Près de la moitié des déchets qui se retrouvent dans les poubelles de Paris et de sa banlieue sont recyclables. Ils ne devraient donc pas s’y trouver... 30 % du contenu des poubelles jaunes – destinées aux recyclables – est refusé et redirigé vers les incinérateurs ou les décharges. « Pour ce qui est du geste de tri et du recyclage, Paris et sa région tirent la moyenne nationale vers le bas. La politique du Syctom, focalisée sur les capacités d’incinération, en est en partie responsable », dénonce Annelaure Wittmann, co-présidente du Collectif 3R. La Chambre régionale des comptes a elle-même récemment dénoncé l’incapacité du syndicat à envisager une alternative à l’incinération. 80 % des déchets traités sont aujourd’hui incinérés !

Les prévisions de collecte justifieraient la reconstruction de l’incinérateur d’Ivry. Mais elles entrent en contradiction avec les objectifs inscrits dans la loi de transition énergétique : 10 % de déchets ménagers en moins d’ici 2020, 65 % de recyclage d’ici 2025. La généralisation du tri à la source des déchets organiques suffirait à elle seule à alléger la poubelle des parisiens de 30 % ! Le Syctom, plus important syndicat de traitement des déchets ménagers d’Europe, semble estimer que rien n’allait changer, en adoptant des scénarios de réduction des déchets très pessimistes, en contradiction même avec la tendance observée ces dernières années.

Coûteuse et inutile incinération ou « valorisation énergétique » ?

Pour ses opposants, l’incinérateur d’Ivry crée donc un précédent dangereux dont les enjeux dépassent le seul cadre francilien. Sa reconstruction, déjà absurde au vu de la loi de transition énergétique, installe pour plusieurs décennies le primat de l’incinération en Île-de-France. Cela risque de dissuader la mise en place de politiques de réduction, puisque l’incinérateur aura besoin d’un approvisionnement continu pour fonctionner. Des déchets du reste de la France ou de l’étranger pourraient même être importés pour satisfaire ses besoins de combustion.

Ce projet entérine aussi la stratégie des géants français du secteur, Suez et Veolia. Ils présentent l’incinération – dénommée très proprement comme « valorisation énergétique »... – comme une source d’énergie alternative au charbon ou au gaz. Une source d’énergie que ces entreprises n’hésitent pas à qualifier de « renouvelable » au motif que les déchets ne cessent... d’être produits et qu’ils contiennent des biodéchets ! « C’est devenu la justification numéro un de l’incinération en France », témoigne Flore Berlingen. « Depuis un ou deux ans, l’engouement ne fait que se confirmer avec le développement de la filière des combustibles solides de récupération. »

Le futur incinérateur d’Ivry alimentera les réseaux de chaleur de l’agglomération et produira accessoirement de l’électricité. Brûler du plastique et des matières organiques reste une source de gaz à effet de serre, ainsi que d’autres polluants. En outre, les matières organiques qui composent une grande partie des déchets brûlent très mal. Le bilan énergétique de ces installations n’est donc pas très rentable. Au final, les bénéfices climatiques de l’incinération apparaissent donc plutôt douteux. Au contraire du compostage et des politiques de réduction et de réutilisation des déchets.

Politique du fait accompli

Ce nouvel incinérateur ressemble donc à un « grand projet inutile », aux portes de la capitale. Il illustre l’enfermement de nombreux élus dans des logiques d’un autre temps. Pourtant, des solutions alternatives plus efficaces et moins coûteuses sont à portée de main. Les opposants, avec le soutien du collectif 3R et de Zero Waste France, ont d’ailleurs élaboré leur propre projet, le plan B’OM (pour Baisse des ordures ménagères), qui propose un ensemble de mesures concrètes de prévention des déchets, d’extension de la collecte des biodéchets, d’amélioration du tri et de promotion de la réutilisation, qui permettraient de se passer totalement de l’incinérateur d’Ivry. Selon ses promoteurs, le plan B’OM ne nécessiterait qu’un investissement de 200 millions d’euros – dix fois moins que l’incinérateur – et créerait nettement plus d’emplois.

Lors des débats publics, le Syctom a mis en avant divers projets complémentaires visant à donner une image plus « écologique » au nouvel incinérateur. Il a été question d’y installer une unité de tri mécano-biologique (TMB) : un procédé très contesté pour la mauvaise qualité du compost qu’il produit, d’ailleurs remis en cause par la loi de transition énergétique (lire aussi notre article sur le sujet). La délibération proposée ce 9 décembre au conseil d’administration du Syctom, dont nous avons pu prendre connaissance, indique qu’une réflexion est engagée avec Suez pour prendre en compte les objectifs énoncés par cette loi.

La ville de Paris schizophrène

Le Syctom évoque désormais un système « plus simple », avec une « unité de valorisation organique ». Mais celle-ci devrait en réalité servir à produire des « combustibles solides de récupération » : des déchets optimisés pour... l’incinération ! La méthanisation, quant à elle, serait externalisée. Le tout sans aucun objectif précis. « La seule chose qui n’a pas varié d’un iota, c’est le principe d’un incinérateur d’une capacité de 350 000 tonnes. Pour le reste, c’est le flou total », constate Annelaure Wittmann. Ces « réflexions » n’empêchent pas le Syctom de demander aux élus de valider immédiatement le lancement des procédures en vue de la reconstruction de l’incinérateur. Ce qui ressemble beaucoup à une politique du fait accompli.

Pourquoi la ville de Paris – dont le poids au sein du Syctom est important, quoique minoritaire – soutient-elle ce projet ? « On les sent un peu schizophréniques sur ce dossier », constate la co-présidente du Collectif 3R. La municipalité emmenée par Anne Hidalgo a annoncé, au début de l’année, des objectifs relativement ambitieux en matière de tri et de prévention des déchets, destinés à rattraper le retard parisien dans ce domaine. La ville va notamment généraliser la collecte des déchets organiques, avec une expérience pilote dans les 2e et 12e arrondissements, et multiplier les recycleries-ressourceries de quartier. La mairie a commencé à installer de nouveaux bacs de tri « Trilib’ » dans l’espace public.

Alors pourquoi accepter la reconstruction de l’incinérateur ? En privé, de nombreux élus parisiens se déclarent opposés au projet. D’autres dossiers ont-ils pesé ? Paris est également liée par contrat commercial avec le Syctom via la Compagnie parisienne de chauffage urbain (CPCU), dont elle est co-actionnaire à 33 % avec Engie. Elle utilise la chaleur de l’incinération pour alimenter une partie de ses réseaux.

Des élus se rebellent

L’affaire illustre aussi à sa manière le fonctionnement peu démocratique des grands syndicats intercommunaux chargés d’assurer plusieurs missions de services publics pour des agglomérations. Des élus de tous bords s’y partagent les places. Les petits arrangements prennent parfois le pas sur le sens de l’intérêt général. Ces syndicats apparaissent également comme des faire-valoir des délégations de services publics aux multinationales [1]. Le Sedif, qui gère le réseau d’eau de la banlieue parisienne, est présidé par André Santini, député-maire (UDI) d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Malgré les critiques sur le mode de gestion privé de ce bien commun, le Sedif a reconduit son contrat avec Veolia (Hervé Marseille est également vice-président du Sedif).

Autre exemple, le SIAAP, chargé de l’assainissement, est présidé par Bélaïde Bedreddine, élu conseiller général de Seine-Saint-Denis sur une liste Front de gauche et adjoint au maire communiste de Montreuil. Il vient de passer discrètement un nouvel accord avec Suez entérinant l’assujettissement du SIAAP au secteur privé. Comme elles, le Syctom fait partie de ces structures de plus en plus spécialisées où techniciens et secteur privé pèsent davantage que les politiques. La société civile en est totalement écartée. « Les trois quarts des élus ne savant pas pour quoi ils votent », soupire un observateur.

Certains élus peuvent parfois se réveiller. Contre toute attente, le conseil municipal d’Ivry, a refusé le 20 octobre de donner son feu vert au projet de nouvel incinérateur. Dans la foulée, le maire de la ville, Philippe Bouyssou (PCF), a demandé à ce que toutes les communes concernées puissent se prononcer sur le projet. Le Syctom semble avoir choisi de passer outre. Le chemin vers la démocratie intercommunale est encore long.

Olivier Petitjean

 Le collectif 3R et Zero Waste France appellent à un rassemblement ce vendredi 9 décembre à 8h30 devant l’Hôtel de Ville de Paris pour souhaiter un joyeux Noël à Suez et Vinci.

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Photo une : Incinérateur d’Ivry / CC CpaKmoi
Autre photo : CC Chris Pollard