Gestion de crise

Covid-19 : ces consultants au cœur de la « défaillance organisée » de l’État

Gestion de crise

par Olivier Petitjean

Après avoir accompagné et encouragé la réduction du nombre de personnels et la soumission de l’hôpital public aux contraintes gestionnaires, les grands cabinets de conseil – Boston Consulting Group, Capgemini, McKinsey… – se sont assuré un rôle clé auprès du pouvoir exécutif et de l’administration pour façonner la réponse à la crise sanitaire.

Ce sont des acteurs méconnus de la gestion de l’épidémie du Covid-19. On les retrouve partout : auprès des hôpitaux et des autorités de santé pour les conseiller sur leur organisation, auprès du pouvoir exécutif pour aider à mettre en place le confinement et le déconfinement et à faire face à l’urgence et aux pénuries, auprès du ministère de l’Économie aujourd’hui pour flécher les aides aux entreprises et contribuer à l’élaboration des plans de relance. C’est l’un des grands enseignements du rapport « Lobbying : l’épidémie cachée » que l’Observatoire des multinationales a publié le 3 juin en partenariat avec les Amis de la Terre France.

« Ils », ce sont le grands cabinets de conseil en gestion : McKinsey basé à New York, Boston Consulting Group (BCG) et Bain à Boston, Accenture à Dublin, Roland Berger à Munich, Capgemini à Paris, ou encore Strategy& (ex Booz, appartenant aujourd’hui à PwC) et Parthenon (filiale d’Ernst & Young). Leur rôle est de conseiller leurs clients – des entreprises, des institutions publiques et privées, et même des États - sur leur stratégie et leur organisation.

On pourrait les comparer aux « Big Four » de l’audit et de la comptabilité - PwC, Ernst & Young, KPMG et Deloitte – auxquels ils sont parfois directement liés. Travaillant comme ces derniers à la fois pour le public et – surtout – pour le privé, ils contribuent à aligner le premier sur le fonctionnement et la vision de monde du second. Très impliqués dans la « révision générale des politiques publiques » de Nicolas Sarkozy, puis dans la « modernisation de l’action publique » de François Hollande, aujourd’hui dans la « transformation de l’action publique » d’Emmanuel Macron, ils sont à la fois les artisans et les profiteurs de la « réforme de l’État », selon l’euphémisme en vigueur pour désigner les politiques de réduction du nombre de fonctionnaires et de repli du secteur public. C’est-à-dire ces politiques mêmes qui apparaissent aujourd’hui comme l’une des principales causes des carences constatées face au Covid-19.

Quand les consultants organisent la réponse à l’épidémie

Un exemple, relaté par Mediapart, résume à lui seul le problème. L’un des principaux acteurs de la réforme de l’État depuis des années, le cabinet McKinsey, a été mobilisé en plein pic épidémique pour aider à mettre en place une task force interministérielle en vue du déploiement de tests sur le territoire français. Cette task force a rapidement confié une mission d’évaluation des capacités des laboratoires français à... une autre firme de conseil, Bain. Pendant ce temps, des dizaines de laboratoires publics et privés qui avaient offert leurs services dès le début de la crise attendaient, incrédules, que le gouvernement veuille bien leur répondre. Bref, les firmes qui ont accompagné les politiques d’austérité et de suppressions d’emploi dans la fonction publique se voient aujourd’hui confier la mission de pallier les défaillances qui en résultent. Les résultats ne semblent pas, en l’occurrence, très probants.

D’après le site spécialisé Consultor, les cabinets ont été très sollicités pendant l’épidémie et ont eux-mêmes volontairement offert leurs services. On les retrouve auprès des hôpitaux parisiens de l’APHP (BCG et Roland Berger), du ministère de la Santé (Strategy& et Bain), et de celui de l’Économie (Roland Berger, EY-Parthenon et Strategy&). Leur rôle auprès de Bercy ? Aider à identifier les vulnérabilités dans l’industrie, élaborer les plans de relance, soutenir les PME, aider à gérer les achats de l’État, mettre en place les conditions d’une plus grande « souveraineté économique » (sur cette notion, lire notre récente analyse).

Certaines de ces missions semblent avoir été réalisées gratuitement (peut-être pour maintenir les bonnes relations), d’autres ont été rémunérées. Une grande opacité règne sur ces contrats de conseil et leurs tarifs. Ils ne doivent être déclarés qu’à partir d’un certain seuil, et restent pour partie éparpillés entre différentes administrations. On ne dispose donc pas d’un chiffre global sur les montants dépensés chaque année par l’État pour s’acheter les services de ces consultants. D’après les informations recueillies et les estimations de la Cour des comptes, il s’agit pourtant de centaines de millions d’euros. La teneur des « conseils » ainsi livrés à l’État est, elle-aussi, rarement rendue publique.

McKinsey et Boston Consulting Group, réformateurs de l’hôpital public

La situation de l’hôpital public est au centre des controverses autour de la gestion du Covid-19. Après lui avoir imposé des années de coupes budgétaires, le gouvernement semble avoir redécouvert son importance et le besoin de lui donner les moyens de ses missions. Les cabinets de conseil, à commencer par BCG et McKinsey, ont joué un rôle considérable dans la restructuration des hôpitaux et leur adaptation aux contraintes financières et gestionnaires. À plusieurs reprises, leurs missions ont d’ailleurs suscité la controverse : comment justifier des contrats de conseil et d’accompagnement se chiffrant en centaines de milliers, voire en millions d’euros alors que les moyens matériels manquaient au quotidien ? Même la Cour des comptes a fini par s’en inquiéter en 2018, évoquant, à propos de ces prestations, « des résultats souvent décevants et des marchés fréquemment irréguliers ».

En arrivant dans les hôpitaux et l’administration de la santé, les consultants de Capgemini, McKinsey et BCG ont contribué à « la disqualification des expertises jusqu’alors considérées comme légitimes ... au profit d’expertises concurrentes et privées », selon les termes du sociologue Frédéric Pierru [1]. Comme celle des « mandarins » qui disposaient jusqu’alors d’une grande influence sur la gestion du système hospitalier (qu’ils ont partiellement recouvrée avec l’épidémie). Mais aussi tout simplement celle des praticiens et des fonctionnaires de terrain qui ne se sentaient plus écoutés. On peut même se demander si le choix de faire appel à ces conseils privés n’avait pas précisément pour objectif de modifier les rapports de force internes. Toujours selon Frédéric Pierru, cette transformation des hôpitaux s’est « traduite concrètement par un processus de bureaucratisation..., mais une bureaucratisation d’un nouveau type, qui peut être qualifiée de ’néolibérale’ donc, et qui se distingue de la bureaucratie classique par des phénomènes d’hybridation public-privé et par la diffusion des normes du ’privé’, du marché, de l’entreprise, de la concurrence et de la compétition ».

Quand bien même Emmanuel Macron fait miroiter un changement de doctrine à ce sujet, on semble bien parti pour continuer sur la même lancée. Dans le cadre du Ségur de la santé, une opération de « consultation citoyenne » sur l’hôpital de demain a été lancée. Son organisation a été confiée à un autre cabinet de conseil, Eurogroup consulting, un cabinet français basé dans les Hauts-de-Seine.

La frontière très poreuse entre conseil et influence

Le rôle central des cabinets de conseil dans la gestion de l’épidémie ne se limite pas à la France. McKinsey et BCG ont été missionnés pour aider à gérer le confinement et le déconfinement en Italie, au Canada et dans plusieurs États des États-Unis, dont celui de New York. L’équipe de crise mise en place par Jared Kushner, gendre de Donald Trump, pour gérer la crise en court-circuitant l’administration fédérale, compte elle aussi plusieurs consultants de McKinsey. Au Québec, les conseils prodigués par McKinsey sur le déconfinement se sont trouvés au centre de controverses, certains secteurs ayant été apparemment favorisés.

Entre conseil et influence, où passe la frontière ? En France, les relations entre politiques, haute administration et cabinets de conseil sont marquées par un degré particulièrement élevé de « portes tournantes », des allers-retours des responsables entre ces différents secteurs, un temps au service de l’État, un temps au service du privé. La « révision générale des politiques publiques » (RGPP) avait été mise en place sous l’égide d’Éric Woerth, ministre en charge de la réforme de l’État de Nicolas Sarkozy, lui-même ancien consultant (chez Andersen). Le directeur général de la Modernisation de l’État de l’époque, François-Daniel Migeon, avait été recruté chez McKinsey.

Aujourd’hui encore, la Direction interministérielle à la transformation publique (DITP) compte en son sein de nombreux employés de cabinets de consultants, alors même qu’elle est chargée de coordonner une partie des missions de conseil commandées par l’État. L’actuel chef de service de la DITP, Axel Rahola, vient par exemple de Capgemini. Cette direction a été dirigée jusqu’en novembre dernier par Thomas Cazenave, inspecteur général des finances et candidat malheureux pour LREM à la mairie de Bordeaux, auteur en 2016 d’un livre préfacé par Emmanuel Macron et dont le titre est révélateur : L’État en mode start-up [2]. Son successeur, Thierry Lambert, lui aussi inspecteur général des finances, a passé douze années au sein du groupe Saint-Gobain.

Au sein des cabinets, la proximité personnelle avec les cercles de pouvoir est aussi la règle. Qui aide la Direction générale des entreprises, pour le compte du cabinet Strategy&, à penser la « souveraineté économique » ? Olivier Lluansi, membre du corps des Mines, ancien conseiller de François Hollande, passé notamment par Saint-Gobain et RTE (Réseau de transport d’électricité). L’un des dirigeants actuels de McKinsey France, Karim Tadjeddine, est réputé proche d’Emmanuel Macron qu’il a côtoyé au sein de la commission Attali. Il l’aurait aidé à préparer le lancement d’En marche ! [3]. Agnès Audier, l’une des chevilles ouvrières de BCG en France, est elle aussi issue du corps des Mines. Après être passée par les cabinets de Simone Veil alors ministre des Affaires sociales (1993-1995) et Jean-Pierre Raffarin, ministre des PME, du Commerce et de l’Artisanat (1995-1997), elle a travaillé pour Vivendi puis est arrivée au BCG après un bref passage par l’Inspection des finances. Elle siège aujourd’hui aux conseils d’administration d’Ingenico, d’Eutelsat et du Crédit agricole, et vient d’être nommée par le gouvernement au Conseil général de l’armement.

Quel est vraiment le pouvoir et l’influence réels de ces cabinets de conseil ? Comme beaucoup de professions similaires (lobbyistes, conseillers en communications...), les consultants en gestion et en stratégie tendent à exagérer fortement leur rôle quand ils parlent à des clients potentiels, et à le minimiser lorsqu’ils se retrouvent sous le feu des critiques. Certes, ces cabinets de conseil sont des acteurs clé de l’alignement croissant des pouvoirs publics sur les intérêts du secteur privé. Mais le simple fait qu’on fasse appel à eux est le signe que les décideurs étaient déjà largement convertis. Pour ce qui concerne la gestion de l’épidémie du Covid-19, leur omniprésence a surtout valeur de symptôme : celui de la « défaillance organisée » de l’État.

Olivier Petitjean

Photo : © Anne Paq

Photo : Paule Bandilis CC BY via flickr

Cet article a initialement été publié sur le site de l’Observatoire des multinationales, édité par l’association Alter-Médias.