Conditions de travail

« Ils nous parlent comme à des chiens » : le labeur éreintant des cueilleurs de muguet du 1er mai

Conditions de travail

par Nicolas Mollé

Pénibilité, pressions de l’encadrement, faibles salaires : le labeur des ouvriers agricoles saisonniers du muguet est loin des clichés rayonnants et sympathiques associés à cette plante printanière censée symboliser la fête des travailleurs.

« Je ne veux voir personne ramasser le muguet assis, vous risquez d’abîmer les plantations derrière vous », gronde le contremaître qui surveille la cueillette dans une entreprise de Mauves-sur-Loire, tout près de Nantes. C’est donc à genoux, accroupis ou baissés entre les allées plantées que plusieurs dizaines de personnes s’activent cet après-midi là, sous un soleil cuisant. En fin de journée, faute d’habitude, tout le bas du squelette est tétanisé par les courbatures. « Le premier jour, c’est le plus compliqué », remarque Emma, une étudiante qui travaille pour la première fois cette année à la cueillette du muguet.

Embauche à 7h30 et pressions constantes

« C’est trop fleuri, ça », grogne une responsable qui chapeaute un groupe de cueilleurs disséminés entre les rangées de tunnels surmontés de bâches. Le bouquet cueilli doit être vert avec seulement une ou deux clochettes écloses à sa base. Car il y a encore quelques jours avant que les lots ne se dévoilent sur les étals du 1er-Mai et il faut laisser aux fleurs le temps d’éclore. Les brins de muguet sont tenus d’une main pendant que l’autre, plus ou moins experte, doit cueillir d’un coup sec et vertical. Sans casser ni déraciner la plante. Au bout de 35 brins, c’est le bouquet.

On dépose ensuite les brins liés - avec précautions s’il vous plaît, on ne doit pas entendre les clochettes tinter - dans une grosse boîte rectangulaire en polystyrène. Lors de l’embauche, à 7 h 30 du matin, ces réceptacles et leurs couvercles sont parfois balancés sans ménagement sur les ouvriers agricoles, comme pour bien indiquer que la journée ne sera pas une partie de plaisir. Il s’agit en effet de ne pas traîner et la pression de l’encadrement est constante. « Faut pas s’attarder, hein, faut changer de coin, il n’y a pas grand chose là », râle la cheffe d’équipe. La phrase rabâchée résonne en vrille aux oreilles du travailleur déjà liquéfié par la chaleur, abruti par la répétitivité des gestes, tiraillé par l’inconfort des positions de ramassage, à trente centimètres du sol sablonneux. Tout ça pour un Smic horaire (10,25 euros brut de l’heure).

85% de la production nationale est cueillie en Loire atlantique

Après une campagne 2020 ayant fortement pâti de la crise sanitaire, celle de 2021 renoue avec les flux tendus. Les producteurs de la région nantaise, qui font cueillir 50 millions de brins par an, fournissent 85 % des stocks nationaux de muguet. Le travail le week-end est au programme mais seules les heures du dimanche sont majorées de 50 %. Et si la pluie interrompt la cueillette, les personnes mobilisées ne sont donc pas rémunérées pendant la période où elles s’abritent.

Pas question de fumer ou d’utiliser son téléphone mobile sur place. L’alcool est naturellement interdit mais il n’est heureusement pas proscrit de s’hydrater. Le tout est de ne surtout pas ingérer par inadvertance du muguet, la plante étant toxique, avec des effets cardiaques très nocifs. Sous ses airs printaniers, la fleur choisie par Pétain pour remplacer l’églantine (qu’il jugeait trop rouge) lorsqu’il voulut instituer une fête du Travail à la place de la journée internationale de lutte des travailleurs et travailleuses, est un poison.

Et c’est comme ça pendant presque 7 h 30 par jour. Dans un silence monacal tendu par l’effort, à peine troublé de temps en temps par la sirène d’un train qui passe sur la voie ferrée voisine. Ou par le tic-tac des tiges prestement prélevées et des aiguilles de montres qui ne vont pas assez vite. Sans oublier les invectives des encadrants. Ces derniers, s’ils n’hésitent pas eux aussi à mettre la main à la patte et à se baisser, ont souvent le verbe haut. « Ils nous parlent comme à des chiens », confie une étudiante qui s’est installée un peu à l’écart des plantations pour sa pause déjeuner. « Pour eux, nous ne sommes que des postes de saisonniers, nous ne sommes là que pour une semaine alors il faut que ça aille impérativement dans leur sens. »

Distribution de masques aléatoire

Côté prévention de la Covid-19, des distributeurs de gel hydroalcoolique sont placés près des toilettes mobiles, qui baignent un peu dans leur jus. Il est demandé aux saisonniers de respecter une distance de 1,5 mètre entre chaque personne, y compris dans les files pour la signature des contrats. Précautions difficiles à tenir lorsque le temps de pointage rogne sur l’unique moment de pause, l’heure du déjeuner. Ou en fin de demi-journée de travail, lorsque les cueilleurs se bousculent, épuisés, pour déposer leurs caisses près du camion d’acheminement. Quant à la distribution de deux masques par jour, promise dans un mail envoyé par l’entreprise avant l’embauche, elle n’est pas systématique.

La jeune génération constitue le gros des effectifs des cueilleurs de muguet. Il y a bien des groupes d’ouvriers des pays de l’est qui échangent dans leur langue maternelle ou débarquent dans un break immatriculé en Maine-et-Loire plein à craquer de passagers. Quelques exilés africains sur qui on peut compter dans l’effort mais qui restent entre eux pendant la pause déjeuner, lorsque le regard du management flotte sur les nuques. Ou des saisonniers baroudeurs, habitués du camping-car et de la tente.

Aujourd’hui au muguet, demain en Normandie pour la récolte des pommes, ils ne font pour certains des haltes laborieuses que pour financer des voyages exotiques. C’est le cas de Lucille, qui en est déjà à son douzième séjour au Brésil. « J’ai fait aussi les vendanges et ici c’est encore plus pénible car on doit systématiquement se baisser », souligne la jeune femme à la silhouette nerveuse et musclée. « Ici, la façon de gérer les ressources humaines est quelque peu archaïque et encore, ce que subissent les gens un peu plus mûrs n’est rien par rapport à ce qu’on impose aux plus jeunes. »

Injonctions contradictoires et réprimandes

De fait, les étudiants, pourtant déjà exposés à une précarité aiguë du fait de la Covid, sont particulièrement rudoyés. Et souvent tutoyés. « Va falloir te bouger un peu aujourd’hui parce que hier ça allait vraiment pas », vitupère une encadrante. Le jeune homme qui fait l’objet de l’accusation reste interdit. Reprend sa tâche. Lorsque son encadrante revient le morigéner, il finit par protester. Avant que celle-ci ne se confonde en excuses : « Ah je suis désolée, je t’ai confondue avec un gars qui était là hier et qui traînait à la tâche. »

Un peu plus loin, alors qu’elle vient de subir un torrent de réprimandes, une jeune femme souffle un grand coup et se parle à elle-même la voix étranglée, comme pour s’encourager à ne pas répliquer. Sur la feuille de présentation distribuée aux postulants lors du premier contact, il est écrit, en gras et souligné : « Nous avons un personnel d’encadrement qui a déjà fait ses preuves, merci de respecter et de suivre ses directives ». Et tant pis si ce même personnel est capable de vous demander de vous mettre à ramasser « du fleuri » pour qu’un quart d’heure après, quelqu’un d’autre, jetant un coup d’oeil dans une caisse, vous cloue au pilori pour ces bouquets à la floraison déjà trop avancée.

Lola et Rosalie, 17 ans ou Agathe, 18 ans, elles, sont catégoriques : on ne les y reprendra pas, à la cueillette du muguet. « C’est tellement dur et long, le temps ne passe vraiment pas vite », souligne une des cueilleuses. « Quand on pense que certains font ce type de travail toute leur vie... »  

Nicolas Mollé

Photo : CC Otodo