Culture

Exposition « Black dolls » : les poupées-miroir de l’Amérique ségrégationniste

Culture

par Olivier Favier

L’exposition Black dolls est à voir jusqu’au 20 mai à la Maison rouge, dans le 12e arrondissement de Paris. Elle met en scène une collection unique, à très forte charge sociale et historique, de poupées noires confectionnées aux États-Unis entre les années 1840 et le milieu du 20e siècle. Collectés par Debbie Neff, ces jouets souvent fabriqués par des nounous noires à destination d’enfants blancs, ouvrent une fenêtre sur la société américaine à l’époque de l’esclavage puis de la ségrégation.

Il y a vingt-cinq ans, au hasard d’une brocante à Atlanta, Debbie Neff acquiert une poupée noire qui l’émeut. L’objet n’a plus vraiment fière allure, mais sa confection artisanale, usant d’un matériau pauvre, semble une relique du combat pour exister de celui qui lui a donné forme. Intriguée, elle continue de chiner. Sans le savoir, elle vient d’entamer ce qui deviendra une collection exceptionnelle, qui part des années 1840 pour s’achever un siècle plus tard, quand la production de jouets industriels marginalise définitivement ces créations originales. Elle est actuellement exposée jusqu’au 20 mai, à la Maison rouge à Paris (12e).

D’emblée, Debbie Neff écarte de nombreuses pièces qui véhiculent des stéréotypes racistes. Mais elle élargit ses recherches à des pièces textiles réalisées par la communauté africaine-américaine et aux daguerréotypes et photographies qui documentent l’usage des poupées. Elle découvre que bien des poupées noires sont présentées entre les mains d’enfants blancs, quand les enfants noirs sont photographiés avec des poupées blanches. Elle trouve aussi un certain nombre de poupées dites « topsy-turvies », autrement dit réversibles, présentant un buste noir et un buste blanc rattachés par le tronc, à la manière de figures sur des cartes à jouer. Les objets sont mystérieux, quelquefois signés ou adressés à l’enfant destinataire. Le plus souvent pourtant, la datation, voire la localisation, n’a été rendue possible que par le type de vêtements portés par la poupée, qu’on peut parfois rattacher à la mode d’une région ou d’une époque donnée.

Identités féminines afro-américaines

C’est lors d’un long séjour à New-York que la documentariste Nora Philippe découvre, par un beau livre publié conjointement à la première exposition des Black Dolls (poupées noires) au Mingei International Museum de San Diego (Californie), l’existence de cette collection. Passionnée par les Cultural studies, elle voit dans cet ensemble un champ d’observation et d’étude d’une rare fertilité, témoignant des identités féminines africaines-américaines, par le vecteur de l’enfance. Ces poupées aux bouches parfois grand ouvertes, parfois cousues, portent un triple silence. Lors des visites, Nora Philippe, aujourd’hui commissaire de l’exposition, rappelle que du temps de l’esclavage, aboli aux États-Unis en 1865, les enfants noirs esclaves, supposés insensibles, n’étaient pas vêtus jusqu’à la puberté.

Dans l’exposition, matières et étoffes se livrent au regard jusqu’au moindre détail, comme les traits des visages creusés à même le bois ou brodés sur un tissu. Sur une veste, trois boutons ont été cousus sur l’un des côtés, sans raison apparente. Ce genre d’asymétrie volontaire, dont on trouve plusieurs exemples, vient des arts africains, où l’irrégularité a quelquefois des vertus propitiatoires.

« La plupart de ces poupées ont été faites par des inconnues, explique Nora Philippe. Mais certaines présentent de telles similitudes qu’on peut sans trop de risques les attribuer à une même personne. On a gardé le souvenir d’un seul artisan, un homme évidemment. » Il s’agit de Leo Moss, né en Géorgie, et actif entre les années 1880 et le début du vingtième siècle. « L’une des poupées présentées ici est probablement un autoportrait », précise Nora Philippe. Les poupons qu’il fabriquait sont d’une facture très fine. Étrangement, ils portent tous sur les joues de grosses larmes blanches.

La scénographie de l’exposition a conjointement été conçue par la documentariste, conjointement à une exposition de l’artiste rom Ceija Sojka. Le résultat est peu conventionnel, et constitue une œuvre à part entière. On voyage à travers des ombres expressionnistes, parmi des objets habités et singulièrement proches, comme offerts dans leur fragilité. Le parcours feutré, sans fenêtre sur l’extérieur, sacralise le lieu.

Le mystère des poupées réversibles

Dans une salle, sous des cloches de plexiglas, quelques poupées topsy-turvies projettent sur le sol des ombres ésotériques, à l’image de leur double identité. Le débat reste ouvert quant à leur signification. Pour certains, les petites filles noires n’avaient pas le droit de jouer avec des poupées blanches, et retournaient leur poupon quand le maître apparaissait. Pour d’autres, au contraire, seules les poupées noires étaient autorisées. Dans sa contribution au catalogue de l’exposition, la philosophe du droit Patricia Williams émet une troisième hypothèse : ces poupées témoigneraient de la longue histoire des viols et des métissages imposés aux esclaves, servantes et ouvrières par les maîtres blancs.

Debbie Neff rappelle qu’elles pourraient encore s’inspirer des poupées « hex » (sorcières), amenées par les immigrants allemands en Pennsylvanie. Celles-ci ont également deux têtes, l’une animale, l’autre humaine. L’une permettait de jeter des sorts, l’autre de soigner des maladies. « Il est bien possible qu’au fil des années et suivant qui les fabriquaient, les poupées réversibles se soient parées de sens différents », explique-t-elle, dans un long entretien.

En fin d’exposition, une photographie dont le tirage original est accroché dans un cadre minuscule, a été agrandie aux dimensions du mur. Le travail, réalisé par le laboratoire Picto, est techniquement impressionnant. « Je voulais qu’on se rappelle que ces objets ont leur place dans une maison », commente Nora Philippe, avant de montrer un détail qui n’apparaît qu’à cette dimension. Dans le miroir qui surplombe la cheminée du salon d’un couple afro-américain aisé, on distingue le photographe. Il est noir lui aussi. Mais au premier plan, une petite fille noire joue avec une poupée blanche.

Des « objets politiques »

Conjointement à ce travail, Nora Philippe a réalisé un court-métrage documentaire, dont la version longue est sélectionnée au festival « Visions du réel » de Nyon. Son titre, Like dolls I’ll rise (Comme des poupées je m’élèverai), fait référence à un célèbre poème de Maya Angelou. À plusieurs reprises en effet, les petites reliques y semblent léviter au-dessus de leur corps comme si leur âme allait soudain hanter l’esprit des spectateurs. Présenté dans le sous-sol, le film éclaire la « dimension politique » de ses objets, si chère au cœur de la réalisatrice.

Ce sont par exemple des textes de féministes africaines-américaines comme le discours porté en 1851 par Sojourner Truth, esclave affranchie, à la Convention des femmes d’Akron, en Ohio : « Ain’t a woman ? » (Ne suis-je pas une femme ?) répète-t-elle en écho au mot d’ordre des abolitionnistes britanniques du dix-huitième siècle : « Ne suis-je pas un homme et un frère ? »

On peut y voir également un extrait du « Doll test » conçu dans les années 1940 par le couple de psychologues, Mammie et Kenneth Clark. Des poupées noires et blanches sont présentées à des enfants à qui l’on demande quelle est la plus jolie, la plus gentille. À une large majorité, les enfants noirs disent préférer la poupée blanche, tout en s’identifiant clairement à celle qui leur ressemble. Le « racisme intériorisé » dès le plus jeune âge révèle comment les jouets sont des « outils de représentation de soi et d’intériorisation d’un modèle positif », souligne Nora Philippe. Cette dernière rappelle combien cette expérience, qui a été renouvelée récemment aux États-Unis avec des résultats tristement semblables, vaudrait d’être faite en France.

Créées au cœur d’une société esclavagiste puis ségrégationniste

Les poupées noires artisanales créées au cœur d’une société esclavagiste puis ségrégationniste peuvent être pleinement regardées comme porteuses de résistance. Souvent réalisées par leurs nounous noires, on les retrouve sur les photographies dans les bras des enfants blancs, incarnant le lien maternel tissé entre les servantes et leurs jeunes protégés. Elles demeurent aujourd’hui les doubles symboliques d’une population dominée. Dans le monde préindustriel auquel elles appartiennent, elles sont cette part d’une contre-culture muette et anonyme que seule la production de masse fera disparaître.

Pour Nicole Sealey, dont les vers rythment le documentaire de Nora Philippe, elles sont aussi la preuve d’un amour possible, sourd aux aberrations de l’histoire comme aux préjugés. La poétesse forme ainsi ce vœu :

« Dans ma prochaine vie,
je voudrais ne rien sentir
 
Pourrais-je être
aussi indifférente qu’une poupée
et aussi aimée qu’elle ? »

Olivier Favier (textes et photos)

« Ces poupées ont été faites pas des gens qui ne pouvaient pas s’exprimer librement »

Un dimanche d’avril, une dizaine de jeunes venus d’Afrique de l’Ouest ou du Soudan, mineurs isolés ou jeunes majeurs, visitent l’exposition Black dolls. Ils suivent les explications de Nora Philippe. Certains ont connu la prison en Libye et des conditions proches de l’esclavage. D’autres sont partis parce qu’ils étaient l’objet de persécutions religieuses ou ethniques. Tous ont fait la douloureuse expérience de la violence raciste, physique et psychologique, au long de leur voyage comme à leur arrivée en Europe et en France. L’un d’eux est venu de Nantes spécialement pour l’occasion, emmenant avec lui trois amis. Il s’appelle Mohamed Zampou, il a vingt ans et il est Burkinabé. Ce qu’il retient d’abord de ces deux heures à parcourir l’exposition, ce sont des souvenirs d’enfance. Les matériaux utilisés ne lui sont pas inconnus :

« Voir des poupées comme celles-ci, c’est magique. Quelque part ça pourrait être ta grand-mère, tu n’en sais rien, tu ne le sauras pas et c’est ce mystère-là qui est précieux. Cela te pousse à aimer ces poupées, à donner un sens à tout cela. Je n’ai jamais visité une exposition où j’étais connecté comme ça, et aussi à tout ce que disait Nora. Par exemple qu’il n’y avait pas de bonnes réponses. Cela veut dire aussi que chacun de nous peut s’exprimer. »

Durant la visite, les jeunes sont restés silencieux, sensibles à l’atmosphère sacrée du lieu : « Ces poupées ont été faites pas des gens qui ne pouvaient pas s’exprimer librement. Quand on prend les choses comme ça, c’est plus que sacré. Habituellement, les objets anciens, ça ne me dit rien. Si tu me donnes un tableau en me disant qu’il a été fait sous Louis XIV ou Louis XV, je ne saurai pas quoi en faire. Mais si tu me donnais une poupée comme celle-là, je la mettrais dans un endroit spécial et je la présenterais à chaque personne qui viendrait me voir. Et à chaque fois, je raconterais son histoire. »

O.F.