Agriculture du futur

Et si le but ultime de l’industrie agroalimentaire était de se débarrasser des animaux d’élevage ?

Agriculture du futur

par Sophie Chapelle

La question du bien-être animal est de plus en plus pointée du doigt. Les vidéos montrant la maltraitance d’animaux suscitent l’indignation. Les élevages industriels provoquent la méfiance. Dans ce contexte, la perspective de produire de la nourriture sans animaux, à partir de cellules souche ou d’aliments de synthèse, serait-elle une solution à la souffrance animale ? Au contraire, prévient la sociologue Jocelyne Porcher, qui interroge notre relation aux animaux d’élevage. « Avec les multinationales qui investissent dans les poulets sans poulets ou la mayonnaise sans œuf, nous nous dirigeons vers la disparition des animaux d’élevage. Le capitalisme néolibéral n’a que faire des animaux. » Entretien.

Basta! : Pourquoi la question du bien être animal est-elle devenue un sujet de société ? Et que recoupe cette notion ?

Jocelyne Porcher [1] : La notion de bien-être animal émerge dès les années 60 avec l’industrialisation de l’élevage et un rejet sociétal de la violence faite aux animaux. Un livre comme Le Grand Massacre, paru en 1981, témoigne d’une résistance civile au traitement industriel des animaux [2]. Des sociologues et psychosociologues se penchent aussi sur la souffrance des paysans face à l’intensification de leur métier ; puis des scientifiques, plutôt biologistes, s’intéressent à la non adaptation des animaux aux élevages industriels.

Cette critique complexe du traitement des animaux et des travailleurs dans les systèmes industriels va ainsi être captée par les biologistes. Tout ce qui a trait aux hommes sort alors du champ puisqu’on ne parle plus que du bien-être animal. La critique complexe de l’industrialisation est ramenée aux seuls animaux. Le « bien-être animal » perd son pouvoir de subversion politique et permet la poursuite de l’industrialisation de l’élevage.

Nous arrivons à une situation paradoxale : d’un côté les normes, notamment européennes, en faveur du respect des animaux se multiplient, de l’autre l’industrialisation de l’élevage donne lieu à des situations de plus en plus terribles...

Le bien-être animal est devenu une recherche visant l’adaptabilité des animaux à ces mêmes systèmes industriels. Au nom du bien-être animal, on a continué à industrialiser, à entasser les animaux, à faire des bâtiments de plus en plus grands comme celui des 1000 vaches (nos articles). Le tout en respectant les normes de bien-être, qui font l’objet de rapports conflictuels entre les sociétés de protection des animaux et les filières industrielles... Et au bénéfice de ces dernières ! Bien que des fonds astronomiques soient investis depuis trente ans dans le bien-être animal, la violence ouverte a fait place à une violence soft et à une totale absence de pitié et de considération pour les animaux.

L’abattage industriel est insoutenable pour une grande partie des éleveurs. Plus de 95 % des 26 millions de porcs abattus en France chaque année le sont au sein des systèmes industriels. Auxquels s’ajoute le milliard de volailles, poulets et autres dindes [3]. L’idée que les animaux sont la source d’un matériau pour l’industrie, comme le minerai pour la métallurgie, remonte au milieu du 19e siècle. Les banquiers, les zootechniciens, les vétérinaires, les industriels s’aperçoivent qu’il y a là une source de profits immense dont les paysans ne se saisissent pas. Les animaux sont considérés comme des machines animales qui produisent de la matière animale.

L’élevage se transforme alors en « productions animales ». Le travail de la paysannerie est alors de produire cette matière animale. Tout ce qui n’est pas directement lié à la production est considéré comme du temps improductif. Les éleveurs ne doivent plus rester près de leurs animaux, les regarder, leur parler... Cette dépossession est continue et existe toujours aujourd’hui. Le documentaire « Notre pain quotidien » [4] montre à quel point l’animal est traité comme de la matière. On le voit aussi avec l’obligation du puçage électronique des brebis, technique face à laquelle s’opposent des éleveurs (voir notre reportage).

Comment expliquez-vous cette sorte de schizophrénie des citoyens : on s’émeut de vidéos montrant des maltraitances de chat ou de ragondins, mais on consomme des œufs de poules élevés en batterie, du porc ou des poulets abattus par millions ?

Nous sommes supposés consommer sans nous poser de question. La mise en scène de la consommation de viande et de produits animaux occulte complètement la réalité de l’élevage et de l’abattage, et place le consommateur dans une ignorance qui n’est pas innocente. Car il suffit de peu de choses pour être au courant. Une partie des consommateurs cherche d’ailleurs à s’informer et choisit ses produits. Socialement, nous sommes dans le déni de ces abattoirs immenses, de ces systèmes industriels soutenus par des politiques et l’Union européenne. L’État n’est-il pas le premier à tenir un discours ambigu en faisant la promotion de l’agro-écologie tout en soutenant les filières industrielles ? A nous de nous responsabiliser.

Les nouvelles technologies du vivant – viandes de synthèse, ou issues de cellules souches... s’exonérant de la mort de l’animal – semblent incarner une réponse à cette souffrance animale, et humaine. Qu’en pensez-vous ?

La production animale industrielle est devenue insoutenable d’un point de vue écologique, moral et sanitaire. Elle est en passe d’être remplacée par des substituts qui ne sont pas issus de l’agriculture (lire l’enquête de Basta! sur La nourriture du futur que nous concocte l’industrie agroalimentaire). Des multinationales, des fonds de pension, des fonds d’investissement proposent désormais de produire de la nourriture sans animaux. Avec ces fonds qui investissent dans les poulets sans poulets ou la mayonnaise sans œuf, nous ne sommes plus dans l’agriculture. C’est la forme ultime de l’industrialisation de l’élevage.

Les industriels ont transformé l’élevage, rebaptisé « productions animales », en quelque chose de violent, d’obscène, un non sens dans la relation à l’animal. Ce massacre perpétré sur les animaux peut nous conduire à penser que manger de la viande in vitro est une bonne chose. Or, la question à se poser est la suivante : si l’on ne mange plus les animaux, où sont-ils concrètement ? Si l’on ne mange plus de vache, de cochon ou de poule, il n’y aura tout simplement plus de vache, de cochon et de poule. Pour faire de la viande in vitro de poulets, il suffit d’un seul poulet puisque nous sommes dans la reproduction cellulaire. Et ce, même pendant des milliers d’années ! Il restera alors peut-être deux poules et trois cochons dans un parc animalier... À terme, cela signifie la disparition des animaux d’élevage.

Si cette rupture avec les animaux d’élevage, via l’industrialisation, est un jour consommée, aura-t-elle des conséquences plus larges sur la société de demain ? Quelles menaces cette rupture fait-elle peser ?

Ce qui se prépare est une rupture anthropologique dans notre relation avec les animaux. Le capitalisme néolibéral n’a que faire des animaux. Les biotechnologies, les nanotechnologies peuvent produire des alternatives à l’alimentation carnée. Certes, nous sommes une majorité dans notre société à vouloir vivre avec des animaux. Mais du point de vue économique, à quoi servent les animaux aujourd’hui ? À rien en fait, ils embarrassent le système. Car dans les systèmes industriels, produire des cochons avec des cochons, c’est la croix et la bannière : c’est lourd, coûteux, les travailleurs sont malades, se suicident... Si un fond d’investissement peut faire du cochon sans cochon ou à partir d’une cellule de cochon, la rentabilité va exploser. Les multinationales rêvent de pouvoir se débarrasser de ces bêtes qui sont autant d’obstacles à la productivité. Dans ce système, les animaux sont de trop.

Or, il faut se souvenir que la première rationalité de l’élevage n’est pas économique ou productive, mais relationnelle. On devient éleveurs parce que l’on veut vivre avec des animaux. Et le meilleur moyen pour cela, c’est de travailler avec eux. Ils nous assurent un revenu qui nous permet de vivre avec eux. Il faut donc choisir : veut-on vivre avec des animaux ou pas ? Souhaite-t-on continuer cette dynamique faite de relations domestiques avec les animaux, en revisitant ce qui a été massacré par le capitalisme industriel ? Ou, à l’inverse, se dirige t-on vers un monde humain sans animaux ? Ce serait pour moi la description de l’enfer.

Certains consommateurs qui souhaitent rompre avec ce modèle de l’abattage industriel, et de l’industrialisation de l’exploitation des animaux en général, choisissent de devenir végétarien, voire vegan. Existe-t-il un juste milieu ?

Le végétarisme suppose d’être dans l’élevage puisque le végétarien mange des œufs, boit du lait... Pour les vegan, c’est différent : ils prétendent aimer les animaux et se lavent les mains de la dette que nous avons envers eux. Mais c’est un paradoxe incroyable, une impossibilité impensée ! Car ce qui fait le lien, c’est le don et la dette. Dans mon livre Vivre avec les animaux, j’ai beaucoup travaillé sur le fait que nos rapports avec les animaux sont construits, comme avec les êtres humains, sur des rapports de dons. C’est ce que montre le sociologue Marcel Mauss dans son Essai sur le don [5] articulé autour du triptyque « donner, recevoir, rendre » qui crée le lien social. Les éleveurs disent d’ailleurs qu’ils doivent beaucoup aux animaux : nous donnons aux animaux, ils nous redonnent, nous leur redonnons... Or, les vegan, au nom de la justice et de la morale, ne veulent rien des animaux, ne rien leur donner, ni ne rien leur devoir. C’est une aporie. Ce système de pensée sort les animaux du lien social, et conduit in fine à rompre complètement avec les animaux.

La dynamique de leur action mène à la rupture de la domestication. Les vegan ne se rendent pas compte de l’impact politique de leurs théories qui les lie aux multinationales agroalimentaires. Et qui conduit à achever le processus d’industrialisation de la production alimentaire : de la soustraire définitivement des mains des éleveurs et des paysans pour la confier aux multinationales et aux investisseurs. C’est un scénario tragique car loin d’émanciper les animaux, il va confirmer notre asservissement commun au monde libéral. Il faut prendre les choses d’un point de vue moins imaginatif et plus concret : défendre l’élevage, c’est d’abord défendre des alternatives à l’industrie. C’est permettre de comprendre la mort des animaux, permettre de l’assumer tant pour le consommateur que pour l’éleveur. Et offrir des alternatives pour une mort digne des animaux.

Dans un livre collectif, vous revenez justement sur la place de la mort dans le travail avec les animaux. Face au modèle désincarné des « productions animales », des éleveurs veulent au contraire pouvoir assumer la mort de leur bêtes. Ce n’est pas un discours facile à faire entendre dans une société où il semble difficile de regarder la mort en face...

Parler de la mort animale c’est mettre en question notre propre rapport à la mort. Les débats autour de l’euthanasie, d’aide à la fin de vie, sont difficiles à faire émerger dans une société où l’on a agi ces cinquante dernières années comme si la mort n’existait pas. L’occultation de la mort est la condition du capitalisme : pour que l’on soit heureux et dans cette perpétuelle quête de consumérisme, il faut effacer la mort. Car si l’on se met à penser que nous sommes mortels, nous n’avons pas besoin d’accumuler. Ce modèle de société accompagne l’effacement des représentations de la mort. Il y a en parallèle, sous la pression de nombreux acteurs comme le mouvement de libération animale, une transformation de nos sensibilités envers les animaux et un changement progressif de leur statut.

Nous sommes plongés dans ces contradictions, entre le fait de nier la mort – condition de notre « bonheur » dans la société capitaliste – et le fait de savoir qu’elle existe, de nous confronter à elle dans l’alimentation carnée sans pouvoir l’assumer. D’un côté, la mort n’existe pas, de l’autre on nous dit : « Si vous tuez un animal, vous êtes criminels ». Ce que nous essayons de mettre en évidence dans notre ouvrage Livre blanc pour une mort digne des animaux, c’est une troisième voie. Tuer les animaux n’est pas une évidence et ne fait plaisir à aucun éleveur, mais pourquoi le fait-on ? Que ferait-on si l’on ne faisait pas ça ? Pourquoi le fait-on depuis si longtemps ? Et pourquoi vaut-il mieux continuer à le faire car les alternatives proposées par l’industrie agroalimentaire sont encore plus tragiques que le fait de tuer les animaux ? La voie que nous préconisons se situe entre le déni et l’abolition. Ce que veulent les éleveurs, ce sont simplement des alternatives à l’abattage industriel, sous forme par exemple de petit abattoir à la ferme ou d’abattoir local géré par les éleveurs. Se réapproprier la mort des animaux, la maitriser, la décider, l’organiser, c’est aussi pouvoir l’assumer. Qu’il s’agisse des éleveurs ou des consommateurs.

Recueillis par Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle sur twitter

Photos :
 Une : CC / d3b
 Cochons en abattoir industriel : CC / Studio Rérat
 Élevage industriel de dindes : CC / Carine Vial
 Retour à l’enclos de brebis : CC / Böltürük

Notes

[1Après avoir été éleveuse, ouvrière dans l’industrie porcine, technicienne agricole et ingénieure agronome, Jocelyne Porcher est directrice de recherche à l’Institut national de recherche agronomique (INRA) à Montpellier. Ses recherches portent sur la relation de travail entre humains et animaux. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages dont Vivre avec les animaux, une utopie pour le 21e siècle, paru en poche aux Éditions La Découverte en 2014. Elle est aussi co-auteure du Livre blanc pour une mort digne des animaux (Éditions du Palais, 2014).

[2Kastler Alfred - Damien Michel - Nouet Jean-Claude, Le grand massacre, Ed. Fayard, 1981.

[3Lire à ce sujet notre entretien avec Fabrice Nicolino : « Tant qu’il y aura des abattoirs, il y aura des champs de bataille ».

[4Sorti en 2005, voir la bande-annonce.

[5Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques est paru en 1923-1924 dans l’Année Sociologique.