Inégalités

En plein cœur du Paris chic, le personnel d’un palace en route pour une grève dure

Inégalités

par Thomas Clerget

A deux pas de la place Vendôme et de ses boutiques cossues, le personnel de ménage d’un hôtel de luxe est en grève depuis maintenant trois semaines, réclamant notamment son intégration directe au sein des effectifs de l’hôtel. Mais le conflit, qui s’est tendu ces derniers jours avec l’intervention de la police, est aussi le fruit des ordonnances Macron de 2017 : ces dernières menacent l’existence de représentants du personnel des sous-traitants dans l’hôtel, et par conséquent l’avenir de leurs conditions de travail. Le mouvement semble parti pour durer. Reportage.

« Nous resterons le temps qu’il faudra ! » « On sera là demain, la semaine prochaine, et s’il le faut le mois prochain aussi ! » Rassemblés samedi 13 octobre devant le Park Hyatt Vendôme, un hôtel de luxe situé à 200 mètres de la place parisienne du même nom, les salariés en grève du palace, qui font principalement partie du personnel de ménage, annoncent la couleur haut et fort. Femmes de ménage, gouvernantes, personnel technique, ainsi que des représentants des syndicats CGT impliqués dans le mouvement, se succèdent au mégaphone et affirment leur détermination : le mouvement est prévu pour durer, ils s’y sont préparés, et sont prêts à en assumer les conséquences. Les soutiens, jeunes militants ou représentants d’autres mouvements, comme Femmes solidaires ou les « postiers du 92 », en grève depuis plus de six mois, applaudissent en écho.

La direction de l’hôtel ne s’attendait probablement pas à voir débarquer une bonne centaine de personnes venues troubler la quiétude de ses riches clients, en plein cœur du Paris chic. Mais le piquet de grève de la veille, évacué de force par la police, est encore dans tous les esprits. Les images ont circulé sur les réseaux sociaux, renforçant la solidarité avec les grévistes, principalement employés par STN, un sous-traitant du groupe hôtelier Park Hayatt. Les grévistes demandent en premier lieu leur intégration directe, sans passer par la sous-traitance, au personnel du palace. Une dizaine d’employés « directs » d’Hyatt (sur 220) participent aussi au mouvement déclenché il y a trois semaines, et réclament de leur côté une augmentation significative des salaires. Chez le sous-traitant, environ 50 salariés seraient en grève, sur les 80 régulièrement employés dans l’hôtel.

Évacuation par la police et accrochage avec des vigiles privés

Gouvernante employée par le sous-traitant STN, Fama est, comme ses camarades, encore sous le choc de la veille : « J’ai pleuré toute la journée... Nous ne sommes pas des criminels quand même ! Heureusement, le rassemblement aujourd’hui fait beaucoup de bien au moral. » Vendredi vers midi, la tension est rapidement montée quand les forces de l’ordre, en tout une dizaine de cars de police, ont demandé aux grévistes - environ 30 personnes - de libérer le trottoir devant l’hôtel. Les salariés ont finalement été repoussés manu militari au coin de la rue, où des grilles de chantier sont installées. « Ils nous ont coincés là, entre les grilles et le mur, pendant des heures, raconte Fama, toujours affectée. Nous devions leur demander l’autorisation pour aller faire pipi... » Selon leurs témoignages, les salariés sont restés parqués entre trois et quatre heures, jusqu’à l’arrivée d’élus – notamment Eric Coquerel, député de la France insoumise, et Danielle Simonnet, élue de Paris – qui ont intégré la nasse, avant que la police ne finisse par libérer tout le monde.

Vidéo de l’évacuation policière vendredi 12 octobre, filmée par le site Révolution permanente.

Tôt le matin, ce même vendredi, les tensions liées à l’occupation des abords de l’hôtel avaient déjà conduit deux grévistes à l’hôpital, après un accrochage cette fois avec des vigiles privés chargés de la sécurité du palace. Dénonçant le remplacement des grévistes par d’autres salariés, dans des conditions qu’ils soupçonnent d’être illégales, certains syndicalistes avaient décidé de bloquer l’entrée du personnel, à l’arrière de l’établissement. L’un des deux hommes évacués par les pompiers est sorti de l’hôpital le jour même, le second deux jours plus tard. Tiziri Kandi, animatrice de la CGT-HPE – le syndicat qui emmène la grève chez STN –, pointe une « agression » des salariés par les vigiles, et précise qu’au moins une plainte a été déposée.

Revenant sur ces événements lors du rassemblement du lendemain, les grévistes dénoncent une entrave au droit de grève – par le remplacement des salariés – et à la liberté de manifester – par l’évacuation policière du piquet –, mais aussi « une justice pour les riches et une autre pour les pauvres ». Expulsés du trottoir la veille, nassés au coin de la rue, ils s’indignent que les vigiles ayant envoyé deux des leurs à l’hôpital n’aient pas été inquiétés. « Il y a un parti pris des autorités, juge Tiziri Kandi. Ces dernières sont dans une logique de protection du groupe Hyatt. » Un nouveau rassemblement était appelé ce lundi 15 octobre à midi. Mais les tensions perdurent : selon la CGT-HPE, la préfecture demanderait aux grévistes de déplacer leur rassemblement sur le trottoir d’en face. Ces derniers revendiquent leur droit de manifester au pied de l’hôtel avec lequel ils sont en conflit.

Tout autour, les symboles sont omniprésents, donnant plus de relief encore aux questions soulevées par ce conflit : à quelques pas à peine, place Vendôme, la peinture des vieilles fenêtres en bois du ministère de la Justice se dégrade lentement, sa frise ornementale protégée par un filet contre les chutes de pierre. Ce n’est pas le cas de la boutique Rolex et de l’hôtel Ritz qui l’encadrent, avec leurs devantures impeccables. Sous les arcanes de la rue de la Paix, l’obscène étalage des boutiques de luxe n’est pas moins parlant : dans une vitrine sur-éclairée, une veste en cachemire est vendue 5000 euros. A l’entrée d’une boutique d’une grande marque de luxe français, les vendeurs proposent d’accompagner les clients dans leur « visite » des lieux. Un sac à main trône, 9000 euros la pièce. Dans une pâtisserie voisine, la tartelette au citron à 17 euros semblerait presque bon marché.

Un conflit social né des ordonnances Macron

Les sous-traitants du Park Hyatt, où la chambre est facturée entre 1000 et 10 000 euros la nuit, ont d’autres préoccupations. Malgré des améliorations qu’ils reconnaissent, obtenues lors de grèves précédentes, leurs conditions de travail restent difficiles, les cadences élevées. « C’est un palace : les clients sont extrêmement exigeants, rappelle une salariée. Et chez Park Hyatt, ils sont maniaques, très maniaques ! » Ces dernières années, l’hôtel est passé de 4 à 5 étoiles, puis a gagné le label « palace ». Pour les salariés employés en direct, les salaires seraient pourtant restés inférieurs aux autres établissements parisiens de même rang, de 300 euros selon Sameh Hamouda, l’un de leurs représentants syndicaux. « Ce sont pourtant les salariés qui ont contribué à cette montée en gamme », souligne Kandi Tiziri. Paradoxalement, les employées de STN, dont les salaires varient entre 1600 et 2000 euros par mois, sont mieux payées que celles et ceux employés en direct par l’hôtel. « Ce que nous demandons, précise Kandi Tiziri, c’est à la fois l’intégration des sous-traitants, et un alignement sur le statut le plus haut, celui de STN. »

Si les salaires sont plus élevés chez STN qu’au Hyatt, pourquoi demander une intégration ? « On sera mieux traitées, mieux considérées chez Hyatt qu’en étant sous-traitantes, complète Fama. Sinon on ne peut pas parler avec eux, ils nous renvoient toujours vers STN. On aura aussi un bon comité d’entreprise, des avantages. » L’un des motifs essentiels du conflit est aussi à chercher du côté des conséquences des récentes réformes : les salaires et conditions de travail gagnés durant les précédentes grèves menées chez STN, sont en fait directement menacés par les mesures issues des « ordonnances Macron » de 2017. Suite à ces dernières, les salariés du sous-traitant ne pourront plus se présenter aux élections professionnelles dans l’hôtel où ils sont mis à disposition. Seul subsistera un Conseil social et économique (CSE) central chez STN, groupe de 4500 employés. Les salariés devront donc batailler pour obtenir des représentants de proximité sur leur lieu de travail.

« Sans représentants du personnel, ils vont nous massacrer !, alerte Nora, une syndicaliste employée chez STN, au mégaphone. Ici, on vient de très, très loin. Aujourd’hui nos salaires sont corrects, les conditions de travail difficiles, mais meilleures qu’avant... Il n’est pas question de revenir en arrière ! » Pour conserver des représentants syndicaux sur le site, et espérer sauver les conditions d’emploi actuelles – dont les augmentations de salaire, qui avaient été concédées sous forme de prime – l’intégration des sous-traitants à l’hôtel est donc une revendication stratégique. Pour y parvenir, le mouvement de l’Holiday Inn de la porte de Clichy, victorieux après 111 jours de grève et qui avait déjà été emmené par la CGT-HPE (avec la CNT-SO), donne une idée du cap à suivre. « Ce nouveau mouvement ne vient pas de nulle-part, confirme Kandi Tiziri. Et avec l’application des ordonnances en février 2019, c’est le moment où jamais de sauver le statut de ces salariées. »

Thomas Clerget

 Photos : Thomas Clerget / Bastamag
 Sauf photo des salariés évacués par les pompiers, derrière l’hôtel : CGT-HPE / Facebook.