« Kiss of love »

En Inde, contre les tisons nationalistes, le claquement des baisers

« Kiss of love »

par Naïké Desquesnes

Depuis l’arrivée de la droite nationaliste hindoue au pouvoir en mai dernier, en Inde, la nébuleuse ­fascisante ultranationaliste se sent pousser des ailes. Elle distille un climat de violence contre les femmes, les musulmans, les intouchables. Et contre ceux qui osent s’aimer sans être de la même caste ou de la même religion. Difficilement, la riposte s’organise. Dernière action en date : les manifestations du « Kiss of love » (baiser d’amour), plus politiques qu’elles n’y paraissent.

Cet article a initialement été publié dans le journal CQFD.

Ils sont une trentaine, troupeau bêlant resserré à la sortie de la station de métro Jhandewalan, au centre de New Delhi. Ils ont au front une trace vermillon. Autour du cou une longue écharpe orange. La couleur du parti hindou nationaliste (BJP) à la tête du pays depuis mai 2014. Celle aussi de l’organisation qui lui est intrinsèquement liée, le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) [1], « association des volontaires nationaux ». On les appelle les « sanghis ». Ils sont la version indienne des milices de l’Aube dorée grecque ou des identitaires français, les crânes rasés en moins. Ce samedi 8 novembre, ils ont troqué leurs shorts kaki de défilés paramilitaires contre de simples pantalons. Ils s’époumonent  : « Le Kiss of Love n’aura pas lieu  ! » , « Protégeons notre culture contre des pratiques dépravées ! », « Les agents de l’Occident, dehors ! ».

Ils accueillent ainsi celles et ceux venus participer à un nouveau type d’action publique, le « Kiss of Love ». « Sanghis, gare à vous  : nous venons faire l’amour devant votre bureau », prévient avec provocation l’affiche collée à la hâte dans les universités de la capitale et diffusée sur ­Facebook seulement 48 heures avant la flash mob. Le « Kiss of love », qui a déjà eu lieu à l’université de Calcutta et dans la ville méridionale de Kochi, se présente comme une riposte à l’expédition punitive organisée, fin octobre, par des membres du RSS contre un pub de Calicut, au sud de l’Inde, où les jeunes amoureux avaient pris l’habitude de se retrouver. Mobilisés contre celles et ceux qui vivent en concubinage ou osent s’aimer sans être de la même caste ou de la même religion, ils sévissent comme police des mœurs au service de la « culture hindoue ». C’est donc naturellement devant le quartier général du RSS que les manifestants de New Delhi ont décidé de se rendre.

Coup pour coup, œil pour œil

« Nous venons affirmer la liberté de s’aimer, de disposer de son corps et de sa sexualité », explique Pratik, lunettes rondes, cheveux bouclés en bataille, un bouquin d’Orwell sous le bras. Lui et sa copine Pankhuri ont mis en ligne le rendez-vous sur Internet. Ils ont passé la nuit à recevoir des coups de fil de menaces et d’insultes de la part de membres du RSS, promettant de répliquer par la violence s’ils maintenaient l’événement. Après un cruel moment d’angoisse, l’étudiant est finalement là, debout, à haranguer la foule, de grosses baskets aux pieds au cas où… « Alors, tu es venu pour choper ? », demande un journaliste américain à Pratik d’un air entendu. « Euh… je ne chope pas les filles », répond-il calmement. Voir des couples se rouler des galoches, voilà bien ce qui semble exciter les médias, venus en nombre couvrir le rassemblement. Au loin, deux personnes s’enlacent. Les photographes plongent dans la foule, piétinent plusieurs camarades, se jettent les uns sur les autres comme des poules auxquelles on lance du grain.

Bientôt, nous voilà plus de 300, regroupés sur le côté à quelques pas des sanghis. Sur un bout de trottoir ombragé, un couple s’aménage un espace et s’embrasse. Un homme à l’écharpe orange fonce sur eux, il vocifère « Foutez le camp  ! » avant d’être écarté, in extremis. A l’arrière, un cordon se forme pour protéger les manifestants. Arya, petit bout de femme en bras de chemise, se glisse dans ce service de sécurité improvisé. Quelques sanghis s’approchent. Elle leur fait face. Un coup à droite, un coup à gauche. Voilà l’imprudent touché au visage, un verre de lunettes en moins. Des éclats de sourire passent sur les lèvres. « Pourquoi s’aimer en cachette ? Quand les sentiments ne demandent qu’à être dévoilés ? », un manifestant entonne joyeusement une chanson sortie d’un film Bollywood. Ses copains du DSU, syndicat étudiant proche des maos, en restent pantois. Même les moins rigolos se mettent à l’eau de rose.

En première ligne, quelques membres de l’organisation révolutionnaire KNS [2] sont au corps à corps avec la police. Les pandores empêchent le groupe d’avancer vers les bureaux du RSS. Alors on part de l’autre côté. La chaîne humaine s’étend peu à peu, pour doucement s’extraire de la zone piétonne. Un pas, puis un autre. « Arrêtez les voitures  ! », lance Arya. La route est prise. La foule s’engouffre. Un cri de joie couvre les klaxons. Puis, vite, il faut courir, empêcher la police de former un cordon. On pousse les fliquettes. « Liberté ! Contre les fachos, liberté  ! », « Sanghis, nous ne vous craignons pas  ! ». Les poings se lèvent au milieu de la chaussée. Sans badges ni drapeaux partisans, la manif se veut volontairement non-étiquetée. Elle finit sa route près de barrières fraîchement posées afin de protéger les bâtiments du RSS. Un infiltré frappe au cou un homme qui vient d’embrasser son compagnon. Un groupe de sanghis se forme, il est bruyamment refoulé.

Une revendication élitiste ?

Malgré l’enthousiasme, certains restent sceptiques. « Quel besoin de revendiquer le droit de s’embrasser publiquement ?, demande un témoin dans un journal local. Ne devrions-nous pas plutôt nous occuper de combattre la pauvreté ? » « S’embrasser dans la rue n’est pas le cœur de notre mouvement, rétorque Nayan, du KNS. Mais nos revendications sont certainement faites d’amour, contre la haine des forces fascistes et contre une société invivable contrôlée par le libéralisme. » Les jeunes militants du KNS passent la majeure partie de leur temps à soutenir les grèves ouvrières de plus en plus nombreuses dans la ceinture industrielle du nord de l’Inde. Avec l’arrivée du parti nationaliste au pouvoir, la gauche révolutionnaire indienne se retrouve obligée à ouvrir de nouveaux fronts  : « La lutte contre les violences interreligieuses, contre les discriminations des LGBT ou contre le système des castes est indispensable pour élargir le mouvement contre ceux qui nous gouvernent. »

« Lorsqu’en 2004, des femmes ont manifesté nues contre le viol, heureusement qu’elles n’ont pas attendu l’autorisation des organisations politiques traditionnelles  ! La révolte s’exprime de différentes manières et nous nous en félicitons  », ajoute Nayan. Si s’embrasser à l’air libre n’est certainement pas la préoccupation de tout le monde, la nécessaire émancipation des femmes touche toutes les classes sociales. Ainsi, le 7 novembre, plus de 200 ouvrières en grève ont décidé de rester toute la nuit devant leur usine, malgré le harcèlement des représentants de l’ordre qui les conjuraient de rentrer chez elles, « pour leur sécurité ». Une femme s’est vue dire par son mari  : « L’Inde n’est pas prête pour ce genre d’action. » Elle lui a répliqué qu’elle restait là pour défendre le droit à une vie digne, quel que soit l’endroit ou le moment de la journée.

« Tuer une femme ou un intouchable n’est pas un péché »

Indissociable des revendications pour l’émancipation, la lutte contre les violences faites aux femmes a acquis une place centrale dans les récents mouvements. « Il ne s’agit pas seulement d’avoir le droit d’embrasser. Mais aussi d’avoir le droit de ne pas embrasser, martèle Pankhuri dans un dernier discours. Nous ne tolérons aucun type de harcèlement. » Rappelons-nous les foules immenses descendues dans la rue à New Delhi en décembre 2012, après le viol dans un bus d’une étudiante de 23 ans par six hommes. Depuis septembre 2014, la fac de Jadavpur à Calcutta est secouée par des milliers d’étudiants insurgés contre l’inaction des autorités face au harcèlement sexuel dont fut victime une étudiante. Aujourd’hui encore, les victimes de violences et de viols sont régulièrement accusées de l’avoir bien cherché. « Comment étiez-vous habillée ? », voilà l’une des questions posées à la jeune fille par les fonctionnaires chargés de l’enquête.

Ce soupçon permanent est au cœur de l’hindouisme politique. Le RSS défend une conception patriarcale de la femme confinée à l’intérieur de la maison et dont les choix de vie appartiennent au chef de famille. L’organisation s’oppose au droit à l’héritage pour les filles et fait régulièrement des déclarations sur la bonne manière de se comporter et de s’habiller. « La femme est l’incarnation des pires désirs, haines, tromperies, jalousies et mauvais sentiments. La liberté ne doit jamais être donnée à la femme », peut-on lire dans le livre sacré préféré des hindouistes, le Manusmriti. Ou encore  : « Tuer une femme, un intouchable ou un athéiste n’est pas un péché. » Ainsi, au contrôle du corps de la femme s’ajoute une défense radicale du système des castes, dont les intouchables forment le plus bas étage. Les mariages intercastes sont pour eux sacrilèges – ils affaiblissent « l’harmonie de la nation hindoue ». Pour avoir fréquenté une fille d’une caste supérieure, un intouchable a été tué avec deux membres de sa famille par des hindous de haute caste le 20 août dernier.

Le Love Jihad, invention de la propagande hindoue

L’amour, le poison qui menace l’Inde hindoue  : voilà ce que professent les ultranationalistes. Et si l’amant est musulman, alors la croisade leur apparaît d’autant plus nécessaire. Depuis plusieurs mois, les militants hindous ont réactivé une vieille propagande contre les musulmans, qu’ils accusent d’enlever leurs femmes pour les convertir. Stratèges en communication, ils ont inventé une formule  : le Love Jihad. Cet été, ils se sont mobilisés pour sauver une jeune femme hindoue originaire de Meerut, dans le nord de l’Inde, supposée avoir été violée puis convertie de force à l’islam par un mahométan. En octobre, la victime a finalement déclaré devant le juge qu’elle avait simplement fugué avec celui qu’elle aimait. Dès les années 1920, au moment de la création du RSS, les nationalistes faisaient déjà le portrait délirant des musulmans comme étant des envahisseurs, violents et violeurs – le minaret devenant le symbole du pénis pénétrant le corps de la mère-patrie.

« Rassemblons-nous au nom de notre unité  », c’est ainsi ce qu’on pouvait lire le 31 octobre sur l’appel distribué dans les rues de Bawana, au nord-ouest de New Delhi. Un maha panchayat, une assemblée traditionnelle de « sages », décrétait l’interdiction d’une procession chiite appelée « tazia ». « Nous sommes si peu organisés et si peu nombreux pour lutter contre leur efficacité  ! », s’énerve un militant révolutionnaire impuissant, venu en observateur. Étrangement excités, des groupes de jeunes rejoignent le rassemblement en criant « Vive la mère-patrie  ! », semblant prêts à obéir à n’importe quel ordre. De quoi rappeler certaines heures sombres de l’histoire de l’Inde  : lorsqu’en 1992, les militants nationalistes ont déplacé des foules aux cerveaux lobotomisés pour détruire la mosquée Babri Madjid. Ou lorsqu’en 2002, dans l’état du Gujarat, un pogrom anti-musulmans, perpétré avec l’aval du gouvernement, a causé la mort de près de 2 000 personnes. Le ministre en chef complice n’était autre que Narendra Modi, l’actuel Premier ministre. On ne s’étonnera donc pas que de nouvelles émeutes éclatent. Les braises sont déjà prêtes.

Naïké Desquesnes

Cet article est tiré du dernier numéro du journal CQFD, partenaire de Basta!. Ce numéro est disponible en kiosque, voir ici le sommaire ici.

Notes

[1Narendra Modi, le Premier ministre de l’Inde, a été formé dès l’âge de 8 ans chez les volontaires nationaux, le RSS. Il leur doit toujours allégeance  : pour la première fois dans l’histoire de l’Inde, un discours du président du RSS a été retransmis cette année à la télévision publique. Le RSS a été créé en 1925 par des brahmanes, au plus haut de l’échelle des castes. L’objectif était de former une branche armée de l’hindouisme pour se défendre contre les colons et les musulmans. Golwalkar, à la tête du RSS durant 33 ans et l’un de ses idéologues les plus influents, admirait Hitler et l’extermination des juifs. L’assassin de Gandhi était membre de l’organisation. Interdit sous les Britanniques puis à trois reprises dans l’Inde indépendante, le RSS a continué à s’étendre dans toutes les villes et à recruter des enfants dès 6 ans. Le matin et le soir, ils suivent des exercices paramilitaires et apprennent la loyauté, la discipline et le patriotisme à travers des livres emplis de propagande contre les minorités religieuses. En plus de ses centres, le RSS dirige un réseau de 18 000 écoles. Depuis près d’un siècle, il a développé son action dans toutes les sphères de la société grâce à son syndicat étudiant, son syndicat ouvrier, sa branche féminine, son organisation religieuse, son organisation caritative et d’autres encore. En mars, le quotidien britannique The Guardian affirmait que le RSS possédait au moins 50 000 branches dans toute l’Inde, avec 40 millions de membres.

[2Le KNS (Krantikari Naujavan Sabha) n’est pas un parti mais une organisation de jeunes influencés par le marxisme-léninisme. Ils refusent la participation au système électoral et luttent « contre toutes les formes d’oppression ».