Elections

En Espagne, les « deux gauches » font mieux que les « trois droites » aux législatives

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par Stéphane Fernandez

Le parti socialiste espagnol sort vainqueur des élections législatives du 28 avril. Avec le mouvement de gauche radicale Podemos, il pourrait constituer les bases d’une future alliance de gouvernement pour une transition sociale et écologique. Dans cette perspective, ils devront cependant s’appuyer sur les gauches catalanes et basques. Les élections marquent aussi l’émergence d’un parti d’extrême-droite néo-franquiste, Vox, et la progression de la formation néo-libérale Ciudadanos, alliée au niveau européen au parti d’Emmanuel Macron. Décryptage.

Le résultat des élections générales anticipées espagnoles promettait d’être incertain. Aux quatre partis principaux qui s’étaient partagé les voix des Espagnols lors des précédentes élections de juin 2016, Parti populaire (PP, droite), Parti socialiste (PSOE, gauche), Ciudadanos (centre-droit) et Podemos (gauche radicale) est venu s’ajouter Vox. Le parti d’extrême droite, qui avait fait une entrée fracassante au parlement d’Andalousie fin 2018, a animé la campagne à droite et fait glisser le discours des leaders du Parti populaire et de Ciudadanos vers une surenchère nationaliste et réactionnaire. Avec 123 députés, le PSOE de Pedro Sanchez (28,7 %) sort renforcé de cette séquence électorale. Mais il est loin de la majorité absolue (176 sièges). L’apport de Podemos et de ses 42 députés (14,3 %) ne lui permet pas d’envisager une majorité stable pour les quatre ans à venir.

C’est le paradoxe de cette élection. L’avenir de la législature risque d’être aussi chaotique que la précédente, qui a vu le gouvernement de droite de Mariano Rajoy subir une motion de censure présentée par un Parti socialiste ultra-minoritaire mais rejoint pour l’occasion par Podemos et les partis indépendantistes catalans et nationalistes basques. Pour démêler les possibles alliances à venir, il faudra sans doute être aussi fort en arithmétique qu’en scénario de Games of Thrones tant le panorama politique espagnol semble incertain malgré la victoire incontestable des socialistes.

Déroute historique pour le parti de droite traditionnel

Soulagement malgré tout à gauche puisque l’hypothétique alliance du Parti populaire, de Ciudadanos et de Vox, n’est pas en mesure de constituer une majorité. Les « trois droites » comptent ensemble moins de députés que la gauche. Avec seulement 66 députés, le Parti populaire (16,7 %) connaît même une déroute historique, passant sous la barre des 4,5 millions de voix pour la première fois de son histoire. Son leader, Pablo Casado, n’avait pourtant pas hésité à adresser des œillades appuyées à l’extrême droite, en reprenant de nombreux points de son programme, en proposant une alliance pré-électorale et en promettant de leur ouvrir les portes d’un futur gouvernement.

Empêtré dans les affaires de corruption, malmené par l’émergence de Ciudadanos (15,9 %) qui se présente comme centriste et pro-européen tout en tenant également un discours très réactionnaire sur les questions de genre et de l’intégrité territoriale face aux aspirations indépendantistes, le Parti populaire a lourdement pâti de l’irruption de Vox de Santiago Abascal, qui a dépassé les 10 % des suffrages exprimés. Cet ancien leader régional du Parti populaire en a claqué la porte il y a une dizaine d’années pour protester contre la politique d’apaisement de Mariano Rajoy au Pays basque. Son mouvement a prospéré sur fond de crise économique et profite aussi, comme tous les partis xénophobes européens, de la peur et du rejet des étrangers. La « crise migratoire » lui a offert une opportunité qu’il s’est employé à faire fructifier en ressuscitant les images de l’Espagne éternelle, de la Reconquête catholique du XVe siècle contre l’« occupant » musulman. Avec 24 députés, il ne pourra cependant pas influer autant qu’il l’aurait souhaité.

2,5 millions d’Espagnols séduits par le néo-franquisme 2.0

Cette résurgence d’un néo-franquisme 2.0 est loin d’être une surprise. Si la crise catalane est souvent mise en avant pour expliquer la réapparition des vieux démons espagnols, il faut chercher plus loin les vraies raisons de cette montée en puissance de l’extrême droite. Et d’abord dans toutes les questions mises sous le tapis durant la « Transition démocratique », qui a suivi la mort de Franco (1975). Le franquisme n’a jamais réellement disparu des institutions politiques et juridiques. Celles-ci sont en partie restées dirigées par les anciens cadres ou ministres de Franco. Avant l’émergence de Vox, cette tendance était fort bien représentée au sein du Parti populaire. Vox a par ailleurs utilisé les réseaux sociaux, notamment Facebook, afin d’atteindre directement les électeurs par des posts sponsorisés dans leur fil d’actualité. Les premières analyses du vote Vox semblent dessiner un électorat masculin, d’hommes d’environ 45 ans, plutôt aisés dans les zones urbaines, plus populaires dans les régions rurales.

Son programme, qui a recueilli l’assentiment de 2,5 millions d’Espagnols, comprend pêle-mêle la déportation des immigrés illégaux et l’expulsion des immigrés légaux qui commettraient un délit ; une re-centralisation violente qui se traduirait par le retour dans le giron de l’État central de certaines compétences aujourd’hui entre les mains des provinces autonomes régionales – comme la santé ou l’éducation ; ou encore des baisses d’impôts, la protection de la tauromachie et de la chasse, la pénalisation de l’avortement, le rétablissement du service militaire, la fin de l’autonomie de la Catalogne et l’interdiction de tous les partis et associations indépendantistes.

Santiago Abascal, leader de Vox : « Le féminisme veut nous opprimer »

Autres cibles des discours des leaders néo-franquistes, les femmes et les communautés LGBT+ ainsi que la presse. Vox promet ainsi d’abroger la loi contre les violences faites aux femmes, qui tente timidement de mettre fin aux dizaines d’assassinats de femmes par leur conjoint ou ex-conjoint commis chaque année. « Le féminisme veut nous opprimer, répète Abascal à longueur de meeting. On criminalise la moitié de la population pour son sexe avec des lois totalitaires issues de l’idéologie du genre. » Même son de cloche sur l’avortement qualifié « de mal absolu qu’il faut combattre » ou le mariage homosexuel, cible de multiples attaques des différents cadres du parti. « Si mon fils était homosexuel, j’essaierais de l’aider, il y a des thérapies pour cela », avait ainsi déclaré Fernando Paz, leader de Vox pour la région d’Albacete qui, par ailleurs, n’avait pas hésité à nier l’Holocauste. À l’instar du président brésilien Jair Bolsonaro, le leader de Vox réhabilite la dictature et réécrit l’histoire : en disant que les « 40 ans de franquisme ne furent pas une dictature », et que ce serait le « PSOE qui provoqua la guerre civile », conflit qui déchira l’Espagne de 1936 à 1939 après un coup d’État et l’insurrection militaire menées par la droite et l’extrême-droite.

Si l’Espagne a évité le scénario du pire le 28 avril, rien n’est pour autant écrit. Il manque une dizaine de sièges à l’alliance du Parti socialiste et de Podemos pour gouverner. Podemos, qui a souffert du vote utile par crainte de l’extrême droite, perd environ 25 sièges. Les multiples crises internes au sein de la direction du parti ont également pesé sur les résultats. Sur fond des prochaines élections municipales, cette guerre des chefs, qui s’écharpent sur les alliances, les négociations avec les socialistes ou la manière de combattre l’extrême droite, a pu lasser des électeurs.

Les gauches catalanes et basques, clés d’une future majorité ?

Le leader socialiste, Pedro Sanchez, a répété durant toute la campagne qu’il ne pactiserait pas avec les indépendantistes catalans. Pourtant, ce sont eux qui détiennent la clé pour une future majorité au palais de la Moncloa, siège de la présidence du gouvernement. Pour la première fois, la gauche républicaine catalane (ERC) remporte les élections en Catalogne et enverra quinze députés à Madrid, malgré la détention de sa tête de liste, Oriol Junqueras. Le parti centriste catalan, Junts per Catalunya (de l’ancien président catalan Carles Puidgemont), obtient sept députés, auxquels s’ajoutent les six députés basques du Parti nationaliste basque et les quatre de la gauche indépendantiste basque (EH Bildu). Leurs succès prouvent une fois de plus que l’Espagne est plurinationale, n’en déplaise aux ultra-nationalistes de Vox ou de Ciudadanos.

Les négociations et les spéculations d’alliances politiques, ainsi que les accusations de soumettre l’unité de l’Espagne aux désirs des indépendantistes catalans, vont désormais agiter les prochaines semaines. La séquence électorale est loin d’être terminée puisque les élections municipales se tiendront dans moins d’un mois en même temps que les élections européennes. Pedro Sanchez va devoir décider ce qu’il fait de sa victoire. L’alliance à gauche n’est pas la plus simple puisqu’elle implique de gouverner avec Podemos en allié encombrant et de s’entendre avec les indépendantistes catalans. Podemos a répété ne pas avoir de lignes rouges pour les négociations qui s’annoncent. Reste que certaines mesures sociales et écologiques, piliers de son programme, pourraient être mises en avant, comme la garanties des retraites, l’encadrement des loyers ou la création d’une entreprise publique énergétique. Podemos propose aussi de réduire de moitié le recours aux énergies fossiles en dix ans – et d’y renoncer totalement d’ici 2040 – grâce au développement massif des énergies renouvelables et à la réhabilitation d’un demi-million de logement par an.

Les militants socialistes ne veulent pas d’une alliance avec le centre-droit

Plusieurs dirigeants socialistes espèrent également pouvoir gouverner seul grâce à leur majorité relative. La vice-présidente du gouvernement Carmen Calvo milite fortement pour cette option, qui mettrait chaque formation politique devant ses responsabilités : laisser gouverner le Parti socialiste, soit en le soutenant soit en s’abstenant, ou repartir pour de nouvelles élections. Une autre scénario pourrait être envisagé par Pedro Sanchez : gouverner avec Ciudadanos, l’autre grand vainqueur du scrutin, qui multiplie pratiquement par deux le nombre de ses députés, de 32 à 57 sièges.

Le parti de centre-droit, allié au niveau européen à LREM d’Emmanuel Macron, pourrait se poser en partenaire alternatif crédible pour une alliance qui conviendrait parfaitement aux grands secteurs industriels et financiers du pays – un « gouvernement de l’Ibex 35 », du nom de l’indice de la Bourse espagnole, équivalent au CAC 40 français. Le leader de Ciudadanos Albert Rivera a repoussé cette possibilité durant toute la campagne, indiquant qu’il préférait s’allier avec Vox. Cette éventualité ne satisfait pas non plus les militants socialistes qui, au bout de la nuit électorale, ont accueilli Pedro Sanchez aux cris de « pas avec Rivera » (« Con Rivera no »). Pour enfoncer le clou, ils ont également repris le célèbre « Si, se puede » (« Oui, nous le pouvons ») de Podemos ou de vibrants « No pasaran » (« Ils ne passeront pas ») montrant bien le danger et les inquiétudes que cette élection ont fait renaitre en Espagne.

Stéphane Fernandez

En photo : Pedro Sanchez, leader du PSOE, Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos (à sa gauche), et Alberto Garzón de Izquierda Unida (Gauche unie, extrême gauche), alliée de Podemos.