Documentaire

En Égypte, la « génération Tahrir » à l’heure de la contre-révolution

Documentaire

par Thomas Clerget

A quoi ressemble aujourd’hui, dans l’Égypte dirigée d’une main de fer par la dictature du maréchal al-Sissi, la vie des jeunes révolutionnaires qui ont occupé la place Tahrir et manifesté dans les rues du Caire en 2011 ? Rester vivants, un film documentaire réalisé par la photographe Pauline Beugnies, dresse le portrait, à la fois intime et politique, d’une génération confrontée à la violence contre-révolutionnaire. Forgés dans l’effervescence de la chute d’Hosni Moubarak et des combats pour la démocratie, Eman, Kirilos, Solafa et Ammar interrogent leurs choix, racontent leur présent, cherchent leur place dans une société gouvernée par la peur. Ont-ils pour autant renoncé à leurs espoirs de changement ?

La contre-révolution menée en Égypte par le nouveau pouvoir du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, installé depuis le coup d’État de juillet 2013, ne s’est pas contentée d’effacer les peintures sur les murs de la capitale, de surveiller chaque faits et gestes de la population, d’enfermer ses jeunes par milliers. Elle s’attache aussi à refaçonner, de gré ou de force, les mémoires et les identités issues de la période révolutionnaire. Rester vivants, le film documentaire de la réalisatrice belge Pauline Beugnies, interroge, dans ce contexte marqué par une profonde violence physique et psychologique, le rapport d’une génération entière à « sa » révolution : comment continuer à vivre, après l’intensité collective inouïe générée par le renversement de la dictature, lorsque celle-ci reprend finalement le dessus pour consacrer toute sa force à la dénégation de ce moment fondateur ?

« Nous sommes tous névrosés, explique d’emblée Eman, l’une des quatre révolutionnaires suivis par la caméra de la réalisatrice depuis 2014. On est heureux d’avoir fait [la révolution], et en même temps on voudrait que cela ne soit jamais arrivé (...). Je suis confuse. On est tous devenus cinglés... Il nous faut un psychiatre, vraiment ! », avoue la jeune femme, sans jamais se départir de son franc sourire. Sorti en 2017 en Belgique, projeté pour la première fois en France le 19 septembre dernier au cinéma « Commune image » de Saint-Ouen, Rester vivants ouvre une fenêtre à travers la chape de plomb policière et mentale qui enserre la société égyptienne. Pour le spectateur, cette ouverture donne à voir les états d’âme d’une génération contrainte au silence. Pour les jeunes Égyptiens et Égyptiennes, en sens inverse, elle est une opportunité devenue rare de s’adresser à leurs homologues à l’extérieur du pays. De s’adresser à nous.

Gouvernement par la paranoïa collective

Photographe, Pauline Beugnies a vécu au Caire de 2008 à 2013, années durant lesquelles elle a couvert la révolution – dont est notamment tiré le livre Génération Tahrir – et rencontré les personnages de son film. Dans un va-et-vient permanent entre passé et présent, qui donne son rythme au film, la réalisatrice les confronte à des vidéos d’eux-mêmes tournées durant la période révolutionnaire, qu’elle leur demande de commenter. Dans un réflexe que l’on imagine destiné à supporter la mise à bas de ce qu’ils ont accompli, ainsi qu’à s’adapter à la violence de l’actuel « retour à l’ordre », les identités façonnées durant la révolution semblent avoir été comme gommées, passées au second plan. Leur retour à la surface, face aux images du passé, révèle la fracture qui déchire une génération toute entière. « J’ai l’impression que c’est un rêve, réagit Solafa en se revoyant manifester dans les rues du Caire. Comme si je n’avais jamais fait ça. Je n’ai pas l’impression que c’est moi, je vois quelqu’un d’autre... Qu’est-ce qu’on était bien ! »

« Je n’aime pas y penser, poursuit la jeune femme, qui est devenue journaliste. Dans notre ancienne maison, on avait des photos de la révolution, des souvenirs. Mais ici, non... » La question des images, et des différents supports de mémoire qui assurent la permanence des souvenirs de la révolution, est l’un des fils conducteurs du film. Ammar, dont les peintures sur les murs du Caire embrasé par la révolution ont fait le tour du monde – mais sont aujourd’hui effacées – conserve précieusement ses carnets de dessin, dont il a dissimulé une partie pour les protéger d’une éventuelle descente de police. Confronté au rétrécissement permanent de l’espace de la liberté d’expression – que reflète, dans un rapport quasi-symétrique, le passage d’images filmées en extérieur en 2011-2012, à des images presque exclusivement tournées en appartement ou en voiture ensuite – Ammar passe de plus en plus de temps à l’extérieur du Caire.

Pour Eman, son mari et leur enfant, la menace permanente des arrestations et des disparitions forcées, épée de Damoclès qui menace aujourd’hui toute la jeunesse activiste ou considérée comme telle, finit par conduire à l’exil. Le film les voit s’envoler pour Doha, au Qatar, où ils sont peu à peu saisis par le mal du pays, sans perspective de retour. De son côté, Solafa mène tant bien que mal son travail de journaliste, dans un contexte où la seule parole publique autorisée doit chanter les louanges du régime, quitte à nier l’intensité de la crise économique qui transforme la vie quotidienne des Égyptiens en un vrai défi. Le pouvoir entretien la peur, diffuse le doute, érige la paranoïa collective en un instrument de gouvernement : « Dois-je fuir ? », « Suis-je sur une liste noire ? », « Vais-je être arrêté ? », semblent s’interroger chaque jour les jeunes Égyptiens.

« Le feu qui consume les jeunes »

Kirilos, Chrétien ayant un temps partagé le quotidien de la révolution avec des jeunes militants des Frères musulmans – aujourd’hui traqués en priorité par le pouvoir – est quant à lui devenu commercial pour une firme pharmaceutique. « Nous pensions que tout était possible... Bien-sûr, ce n’était pas vrai, raconte le jeune homme, dans un mouvement de prise de distance vis-à-vis du passé comparable à celui de ses camarades. Tout change quand tu entres dans la vie active. J’essaie de vivre ma vie normalement, je ne cherche plus à être actif politiquement. » Le passé est réécrit par la dictature, le présent est encagé dans la peur qu’elle diffuse. Oblitéré, l’avenir n’est pas ou peu évoqué par les personnages, d’abord en recherche d’eux-mêmes et de leur place dans le nouvel ordre social imposé par le régime.

Les différents gestes d’adaptation entrainés par cette situation – dans l’exil, dans un retrait plus ou moins délibéré, ou encore dans la conformation – impliquent-ils le reniement des idéaux de la révolution ? Malgré un constat brutal, ce retour sur la « génération Tahrir » révèle une autre facette de la période actuelle : sous les cendres en apparence inertes de la révolution, les braises de son élan collectif ne sont pas éteintes. La poigne de fer et la paranoïa du régime Sissi, malgré leur férocité, seraient-elles aussi un aveu de faiblesse ? La dernière séquence du film est édifiante : face caméra, Solafa, symbole d’une génération au courage infini, s’adresse directement au pouvoir égyptien : « Nous n’aimons pas cette vie ! Je n’aime pas ne pas trouver d’hôpital correct pour y soigner mon fils, ne pas trouver d’école correcte où l’inscrire. S’ils ne veulent pas de nous, très bien, alors laissez-nous partir. Au lieu de nous arrêter à l’aéroport, de nous mettre sur des listes noires. Ouvrez les frontières et laissez-nous partir ! »

Puis, comme si elle reprenait soudainement un contact encore plus direct avec son passé, la jeune femme passe au tutoiement, semblant s’adresser directement au président al-Sissi : « Jusqu’à quand vas-tu nous poursuivre ? Prends en compte ne serait-ce qu’une demande de la révolution... Et les gens se tairont. Le feu qui consume les jeunes s’apaisera ! Quand les disparitions forcées prendront fin, quand les 40 000 détenus – dont une grande partie de filles – seront libérés, bien sûr que les gens se calmeront. (...) Ce que l’on construit ici, ce sont des prisons. Tu achètes des terrains pour y construire des prisons, et nous y enfermer. Pourquoi participerais-je à la construction du pays ? Je sais où je me retrouverai... Dans une cellule ! » Le film est dédié, dans son générique, « aux jeunes Égyptiens qui ont payé le prix de la liberté, et continuent à le faire ». Saurons-nous les soutenir, et nous montrer dignes de leur courage ?

Thomas Clerget

Rester vivants (Still alive), un film de Pauline Beugnies / Rayuela productions / 2017 (cinéma) - 2018 (TV) / 80 min.

Prochaines projections du film en France :
 6 novembre 2018, aux Escales documentaires de La Rochelle.
 13 novembre 2018, au Festival du film franco-arabe de Noisy-le-Sec.
 15 novembre 2018, dans le cadre des Rencontre Averroes à Marseille.

 

Selon Amnesty international, « l’Égypte devient une prison à ciel ouvert »

L’ONG Amnesty international a lancé le 20 septembre 2018 une campagne internationale sur l’Egypte, « réclamant la libération immédiate et inconditionnelle de toutes les personnes détenues uniquement pour avoir exprimé leurs opinions sans violence ». Loin de se calmer depuis 2013, la répression n’a au contraire cessé de s’intensifier, au point qu’il serait désormais, selon Amnesty, « plus dangereux que jamais dans l’histoire récente de l’Égypte de critiquer le gouvernement. Sous la présidence d’Abdelfattah al Sissi, les Égyptiens sont traités comme des criminels simplement parce qu’ils expriment leurs opinions (...). Les services de sécurité s’en prennent aux espaces politiques, sociaux ou culturels encore indépendants. Ces mesures, plus extrêmes que sous le régime répressif du président Hosni Moubarak, qui a duré 30 ans, font de l’Égypte une prison à ciel ouvert pour les détracteurs. »

« Des centaines de militants politiques, de journalistes, de défenseurs des droits humains, d’opposants, d’artistes et de fans de football sont actuellement derrière les barreaux pour avoir osé s’exprimer, ajoute l’ONG. La raison de leur arrestation va de leur passé de militant à leurs activités sur les réseaux sociaux. » Amnesty dénonce également la répression qui frappe les médias : depuis 2017, là encore au nom de mesures « antiterroristes », pas moins de 500 sites d’information indépendants ou d’ONG ont été bloqués par les autorités, tandis que les principales chaines de télévision passaient sous le contrôle de l’armée.

« Les mesures injustifiées et impitoyables visant à museler les voix pacifiques poussent des centaines de militants et d’opposants à quitter le pays pour éviter toute arrestation arbitraire », constate encore Amnesty international. L’ONG souligne, elle-aussi, « le courage des Égyptiens qui continuent de dénoncer haut et fort l’injustice. Malgré ces atteintes inédites à la liberté d’expression et malgré la peur qui gangrène désormais leur vie quotidienne, de nombreux Égyptiens continuent de contester pacifiquement ces restrictions, au péril de leur liberté. » Une pétition appelant à la libération des prisonniers d’opinion en Égypte peut être signée ici.

TC

 Sur le soutien français au régime égyptien, lire également : Des blindés « made in France » utilisés pour réprimer et assassiner les opposants en Égypte.