Antisémitisme

Dieudonné, le meilleur allié du Système ?

Antisémitisme

par Paul Moreira

Je ne suis pas sûr, alors même que j’écris ces lignes, que ce soit une bonne idée. Faut-il parler (encore et encore) de Dieudonné et de son cortège de quenelles ? Faut-il le traiter par un haussement d’épaules ? Avec commisération : l’histoire d’une dérive psychiatrique d’un comique de talent ? L’interdire ? Quelle idée contre-productive….

La censure est le meilleur carburant pour insuffler à Dieudonné une vitesse de décollage, lui permettre de s’élever au dessus du vacarme. Autrefois, pour attirer l’attention du chaland, on écrivait « Vu à la télé », ça faisait vendre n’importe quelle daube.

Aujourd’hui, c’est : « Censuré à la télé »…

Toute cette histoire m’a ramené un souvenir en tête. C’était en 1985. Sur Lennox Avenue à Harlem. 134e rue. Des jeunes types au regard hagard tournent en rond, cherchent la combine pour dégotter les 25 dollars de leur prochain hit d’héroïne. Les crackeux, plus secs et nerveux, vous inventent des histoires, agités de tics, pour vous taxer les 5 dollars de leur caillou. Des mamas obèses, misérables et impériales, contemplent la scène depuis leur perron, lasses de voir leurs gosses glisser.

Dans ces rues vaincues, les années 80 ne sentaient pas bon. Le président Reagan avait pris le pouvoir et il avait décidé d’en finir avec le New Deal Rooseveltien. Rogner les aides sociales. Réduire les coupons de nourriture et l’aide médicale pour les pauvres. Casser les syndicats. Baisser les impôts des riches. Il « dérégulait ». Jetait l’économie aux mains des financiers comme on lance un morceau de barback à un animal affamé. Il préparait les grandes crises dans lesquelles nous sommes aujourd’hui plongés. Anti-communiste fanatique, il recevait les futurs membres d’Al Qaeda à la Maison Blanche en les comparant aux « Pères Fondateurs » de la république américaine. Les islamistes les plus rétrogrades allaient recevoir deux milliards de dollars.

Les ghettos, eux, allaient souffrir.

Sur un trottoir de Lennox, un vieux noir maigre à cheveux blancs, assis sur un immense poste à cassettes, un machin tonitruant qu’on appelait Ghetto Blaster. Ses yeux dans les miens, il monte le son, comme pour se venger. Ce n’est pas de la musique mais un discours de Louis Farrakhan, le patron de The Nation of Islam. Farrakhan est un malin tiré à quatre épingles, costume noir scintillant et nœud papillon. L’équivalent noir et muslim des télévangélistes blancs d’extrême droite. Il est richissime. Sa voix tonne dans la rue. Elle écrase le pia-pia des dealers qui hèlent le moindre passant.

Le discours est anti juif. Exclusivement anti juif.

La voix, teigneuse, leur met tout sur le dos. La misère des noirs. Leur oppression. Les immeubles qui brûlent. The Jews !… Le mot est scandé comme un mantra.
Il résonne chez les miséreux de Harlem. Haine de classe de rez de chaussée. Parmi les propriétaires de leurs taudis ou des rares épiceries qui restent ouvertes, il y a c’est vrai, des juifs. Dix ans plus tard, il n’y aura plus que des Coréens.

The Jews !… Les juifs.

Farrakhan et Dieudonné appuient sur les mêmes boutons. Ils disent : « Les banquiers juifs sont des spéculateurs » et pour eux, la seule information importante de la phrase, c’est : juif. Pas banquiers. Qu’il y ai autant de banquiers juifs que de banquiers chrétiens, musulmans ou athées, n’a aucune importance. Toute l’attention doit se porter sur les juifs. Haine facile, haine imbécile, haine aveugle et haine fausse.

L’antisémitisme a été pour les noirs américains cette terrible diversion qui empêchait de voir ce qui était à l’œuvre : comment une clique de réactionnaires texans (anglos et chrétien pour la plupart – mais ça n’a aucune importance…) allaient briser le contrat social américain. Ils en seraient mécaniquement les premières victimes.

Bien sûr, Dieudonné ne s’en prend pas officiellement aux juifs. Il vise les sionistes, les Israéliens. Maîtres du grand complot et responsables de tout. Comme d’habitude.
Les juifs ont toujours fait d’excellents objets de diversion. Au moyen Age, en péninsule ibérique, ils étaient souvent collecteurs d’impôts pour les monarchies. Devinez qui était lynché en cas de soulèvement populaire contre les taxes ? En Europe, lors de la dépression des années 30 liée à la spéculation, l’antisémitisme des régimes fascistes a permis au capitalisme fou de se laver de ses fautes en incriminant un unique groupe humain.

2014 a un petit air de famille avec les années 30. Les inégalités n’ont jamais été aussi violentes. La mondialisation financière, sans contre-pouvoirs, a laissé des millions de salariés sur le carreau. Les politiques sont tellement paralysés qu’ils semblent corrompus. Les télévisions nous abreuvent de télé-réalité débile, moquant les plus fragiles culturellement. Tout cela donne effectivement le sentiment qu’il existe un « Système » au service d’une cupidité aveugle. « Système » aux mains des juifs, pour Dieudonné et ses fans.

S’il existe un « Système », l’antisémitisme a toujours permis de le protéger.

L’antisémitisme, haine de diversion, est une manipulation.

Et si c’était Dieudonné, le meilleur allié du Système ? Il y a d’autres points communs entre Dieudonné et Farrakhan.

Le spectacle.

Farrakhan était chanteur de Calypso. Il a remporté un concours à la télé, c’est ce qui lui a donné le goût du show-business. Puis il est rentré dans The Nation of Islam, où officiait le charismatique Malcolm X, icône black des années 60. Malcolm X tente alors de gagner les noirs américains à un combat plus tiers-mondiste, moins marqué par l’ethnie ou la couleur de la peau, plus concerné par la lutte contre l’impact de la colonisation. Malcolm X entretenait même une dangereuse amitié avec Che Guevara et Fidel Castro.

Farrakhan va devenir un ennemi personnel de Malcolm X. Jusqu’à inciter quelques têtes brûlées à lui trouer la peau. En 1965, Malcolm X meurt sous leurs balles. Comme la plupart des leaders noirs des années 60, il finit assassiné.

Farrakhan, lui, est toujours vivant. Il va bien. Il vomit sur les juifs. Il a des copains chez les suprémacistes blancs. Il a sa place dans le paysage. Moitié bouffon, moitié repoussoir, une caricature utile.

Et il compte ses sous.

Paul Moreira, journaliste
(voir son blog sur Premières lignes)

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