Accès à la terre

Devenir agriculteur : « Quand les parents ne sont pas riches, on n’a pas de quoi reprendre une exploitation »

Accès à la terre

par Julie Lallouët-Geffroy

Circuits courts, agriculture bio, maraîchage... Un nouvel agriculteur sur quatre s’oriente vers des productions plus durables. Mais cette nouvelle génération se voit refuser l’accès au foncier, malgré ce que dit la loi. Enquête du média Splann !

« Cette affaire traumatise la DDTM [direction départementale des territoires et de la mer, placée sous l’autorité du préfet, NDLR] », relate un représentant de la Confédération paysanne. « Depuis que ce dossier est remonté au Conseil d’État, c’est compliqué », raconte une porte-parole de la FDSEA. L’affaire, c’est celle de Karim Arab. Une affaire qui attend sa date d’audience au Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative du pays.

En 2018, Karim Arab veut s’installer en bio avec un élevage de moutons, dans les Côtes-d’Armor. Il obtient une autorisation d’exploiter pour 54 hectares, mais un autre agriculteur l’obtient également. Et c’est lui qui entre en premier sur les parcelles. Pourtant, le schéma directeur régional des exploitations agricoles (SDREA), document qui fixe les règles pour départager deux candidats, est formel : une installation en bio est prioritaire face à une installation en conventionnel. Sur le papier, Karim Arab gagne ; sur le terrain, c’est le Gaec de la Ruais qui exploite les champs. L’éleveur de moutons demande au préfet de Bretagne de retirer l’autorisation d’exploiter de son concurrent, ce qu’il refuse en novembre 2018. Karim Arab persiste et saisit les tribunaux pour annuler la décision du préfet de maintenir le Gaec de la Ruais en place. En janvier 2022, la cour administrative d’appel de Nantes lui donne raison.

Le Gaec du Ruais conteste à son tour et saisit le Conseil d’État. Karim Arab espère gagner : « Le jour où quelqu’un s’appuiera sur le jugement pour faire valoir son droit à s’installer, je serai content, je ne me serai pas pris la tête pour rien. »

Cette affaire traîne depuis 2018 : si les deux jeunes du Gaec de la Ruais doivent quitter les lieux, ce sera cinq ans de temps et d’investissements perdus.

Devenir agriculteur quand on n’est pas du coin

Karim a commencé à bâtir sa nouvelle vie à Lanrelas, à mi-chemin entre Rennes et Saint-Brieuc, en 2005, bien loin de sa Picardie natale. « Quand on n’est pas fils d’agriculteur, on n’hérite de rien en termes de terre. Et quand les parents ne sont pas riches, on n’a pas de quoi reprendre une exploitation. » Karim travaille beaucoup, il met de l’argent de côté, suit le parcours d’installation préconisé par la chambre d’agriculture, consolide son projet d’élevage de moutons Shropshire. « Le marché est porteur pour cette race de moutons avec une forte valeur ajoutée et pas trop de risques », défend-il.

Après l’échec sur l’exploitation de 54 hectares qui est partie en bagarre juridique jusqu’à la plus haute juridiction administrative, il repère 29 hectares chez un voisin qu’il contacte. Un matin, il lui expose son projet, le propriétaire écoute poliment. Dans l’après-midi, il rappelle Karim qui se remémore l’échange :

« Ce n’est pas la peine de réfléchir : les moutons, je n’y crois pas.

– Mais qu’est-ce que ça peut vous faire puisque vous vendez ?

– C’est chez moi ! »

Cette réponse, Karim et tant d’autres aspirants agriculteurs s’y sont heurté. « Il y a une volonté de l’exploitant de maîtriser ce que va faire le nouveau, analyse l’éleveur. C’est un attachement viscéral à la terre, à l’exploitation. C’est aussi un manque d’ouverture d’esprit. »

Des projets agricoles perçus comme rétrogrades

Pour ceux qui ont vu la Bretagne se spécialiser dans la production laitière, le porc et la volaille hors-sol, les nouveaux profils d’agriculteurs ont de quoi surprendre, voire en décontenancer plus d’un. La chambre régionale d’agriculture dessine leur portrait.

Un quart des installations concerne ce que la chambre d’agriculture appelle les « petits secteurs de production » : élevages ovins, équins, caprins, chiens et chats, ostréiculture, apiculture, escargots, vergers, plantes aromatiques, médicinales, bière, pain, confitures, etc. Un tiers des installations intègre de la vente directe, 40 % une agriculture biologique.

Sofia* correspond à ce nouveau profil. Femme, non issue du milieu agricole, elle recherche une petite surface pour un élevage bovin de race locale en bio et en circuit court. Ses chiens nous accueillent dans un tonnerre d’aboiements. Sur la grande table à manger, Sofia a posé un imposant dossier : études économiques, demandes d’autorisation d’exploiter, courriers, tout y est. Arrivée en France il y a vingt ans, elle vit avec son conjoint Pascal* dans un hameau entouré par trois éleveurs laitiers.

En 2018, elle décide de devenir éleveuse. Elle cherche une dizaine d’hectares pour élever des vaches « Pie Noir ». De petites vaches qui produisent du lait en faible quantité mais riche en matières grasses, idéal pour faire du beurre, des fromages, mais aussi du Gwell, un gros lait traditionnel à mi-chemin entre le fromage blanc et le yaourt. Comme pour Karim, c’est un petit marché à forte valeur ajoutée qui sort des sentiers habituels. Comme lui, elle n’est pas du coin et n’est pas fille d’agriculteurs.

Dans les environs, une série de départs à la retraite se prépare avec des fermes de plus de 60 hectares. Elle voudrait se positionner sur une parcelle de cinq hectares et propose un café à l’un des propriétaires. Elle lui raconte ses vaches Pie Noir, son Gwell, lui montre les chiffres, l’étude économique de la chambre d’agriculture qui valide le projet. « Le propriétaire avait déjà choisi son successeur, un laitier, raconte-t-elle, amère. Je comprends que mon projet puisse choquer certains agriculteurs. Parmi ceux qui partent à la retraite, certains ont eu une vie vraiment sans confort, une vie très simple, et pour eux, l’élevage avec peu de bêtes, c’est rétrograde. »

Abattue mais pas vaincue, Sofia retente sa chance sur d’autres parcelles. Elle démarche un autre éleveur qui va bientôt prendre sa retraite. Toujours pour cinq hectares. « Il m’a répondu qu’il voulait donner cette parcelle à un jeune qui a besoin de ces cinq hectares pour épandre le lisier [les déjections] de ses bêtes. Il met au même niveau le lisier et mon projet qui fera vivre l’économie locale. »

Les divisions du monde agricole empêchent d’accueillir les nouvelles générations

Un éleveur qui s’en va et un maraîcher qui arrive correspondent à des réalités et des besoins différents. L’un a besoin d’espace pour faire pâturer ses bêtes, cultiver leur alimentation tandis que le maraîcher concentrera sa production sur une faible surface. Un producteur de porcs hors-sol aura un fort taux d’endettement, car il aura besoin de beaucoup plus d’équipements qu’un apiculteur. Difficile de comparer un élevage de vaches Pie Noir comme le projet de Sofia avec celui de moutons Shropshire de Karim.

Les nouveaux agriculteurs, ceux aux profils atypiques, représentent désormais 20 % des installations en Bretagne. Il devient difficile de les balayer d’un revers de main. Les sociologues François Purseigle et Bertrand Hervieu décrivent les tensions qui traversent le milieu agricole. En particulier autour de ceux qui veulent « passer au bio, retourner au pâturage à l’herbe, réintroduire des races locales ou mettre en place des circuits de commercialisation directe ». Ces agriculteurs-là « rencontrent très couramment le scepticisme, voire l’hostilité. Elle s’exprime encore plus explicitement quand l’installation de “nouveaux venus” est en jeu. Elle se manifeste en particulier en leur refusant l’accès au foncier. »

Le géographe Adrien Baysse-Lainé, chercheur CNRS à l’université Grenoble Alpes, analyse cet inégal accès au foncier : « Pour les franges dominantes de la FNSEA, le syndicat majoritaire, ce sont les agriculteurs les plus méritants (en ce qu’ils adhèrent avec succès au modèle de modernisation agricole) qui doivent être prioritaires ; pour la Confédération paysanne, ce sont ceux qui ont le plus besoin de terres (les petites fermes) qui doivent passer en premier ; pour la Coordination rurale, étiquetée plus à droite, c’est avant tout le respect du choix des propriétaires privés qui importe. »

Adrien Bayse-Lainé décrit l’organisation d’une alternative au réseau syndical dominant avec la constitution d’un « contre-réseau ». Les organisations syndicales et associatives s’inscrivant dans la mouvance de la gauche paysanne, comme la Confédération paysanne, le mouvement Via Campesina, les Civam, le pôle InPACT, les Adear, les Ciap ou encore Terre de Liens organisent des formations sur le droit foncier, des veilles foncières et accompagnent les porteurs de projets. Elles emmènent également avec elles des citoyens qui s’impliquent pour pousser le développement de projets atypiques comme c’est le cas avec Terre de Liens qui achète des terres avec de l’épargne citoyenne pour installer des paysans - 62 depuis 2006 en Bretagne. « Par certains aspects, ces actions reproduisent le fonctionnement du syndicalisme majoritaire en créant de nouveaux réseaux affinitaires, parallèles, où circule l’information », analyse le géographe.

Une refonte foncière, un préalable ?

Les témoignages de cette enquête expriment un fort sentiment d’injustice dans l’attribution des terres agricoles. Le géographe Adrien Baysse-Lainé plaide pour une justice foncière. Le juriste Benoît Grimonprez préconisait en 2018 une refonte foncière. Il y rappelle que le sol est « un bien rival où l’occupation par l’un exclut forcément l’autre. D’où la nécessité de prévoir des garanties d’accès à sa jouissance et de son partage équitable entre les citoyens. »

Il propose de rassembler l’ensemble des instances liées au foncier en une institution unique, à l’image de l’agence nationale de la biodiversité. Une instance qui se doterait d’un côté d’une « instance démocratique inspirée du “parlement local de l’eau” », de l’autre d’une instance proche « des actuels “comités techniques Safer” ou commission départementale d’orientation agricole qui serait consultée sur toutes les demandes d’autorisation. »

Cette grande réforme foncière n’a pas eu lieu. À la place, la loi Sempastous a été votée en 2021, pour une application en avril 2023, et accroît les pouvoirs d’interventions des Safer.

Ces mesures régulatrices se heurtent aux aides européennes de la PAC, allouées en fonction de la surface, « un carburant de la course au foncier », estime le juriste Benoît Grimonprez, avant de souligner que la course aux prix bas pousse les agriculteurs à s’agrandir pour rester rentables.

À l’échelle bretonne, un nouveau SDREA est en passe d’être adopté, ce document qui fixe les règles de priorité pour exploiter des terres. L’installation est remontée dans l’échelle des priorités, devant l’agrandissement et les échanges de parcelles. Les élus régionaux ont voté à l’unanimité en faveur de ce nouveau document. Une victoire pour la Région, dont les compétences dans le domaine agricole s’amplifient.

Dans un rapport d’avril 2023, la Cour des comptes rappelle que depuis cette même année, les conseils régionaux tiennent les cordons de la bourse des aides à l’installation en décidant des critères d’attribution. Un levier que peut actionner la région Bretagne pour infléchir le profil des nouveaux agriculteurs recherchés par les pouvoirs publics. Interrogé sur ce point, le vice-président de la Région en charge de l’agriculture, Arnaud Lecuyer, n’a pas souhaité nous rencontrer, son service communication nous a répondu par écrit (retrouvez la réponse complète ici).

Mi-septembre 2023, le Conseil des ministres espère examiner un avant-projet de loi d’orientation et d’avenir agricole dont l’objectif est de « relever ce défi de renouvellement des générations ». La première proposition du groupe de travail de ce texte préconise d’identifier des « nouveaux viviers de futurs actifs agricoles, en particulier les urbains et non issus du milieu agricole ».

En Bretagne, ce vivier existe. Près de 2500 personnes ont contacté le point accueil installation de la chambre d’agriculture en 2021. 600 ont validé leur parcours de formation, 507 se sont installés avec une subvention et 270 autres se sont installés sans. Avec son objectif de 1000 installations aidées par an, « la Bretagne ne fait donc pas face à une pénurie de candidats, mais à la nécessité de mieux les accompagner ».

Julie Lallouët-Geffroy

* Les personnes nommées uniquement par un prénom ont été anonymisées. C’est le cas de presque tous les témoins. Ces personnes craignent de subir des pressions, des menaces ; elles ou leurs proches. Parce que milieux agricoles et ruraux sont imbriqués, les intimidations viennent jusque dans la cour de la ferme, au pas de la porte.

P.-S.

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