Justice

Deux ans après avoir été écrasés par un camion, deux manifestants contre la loi travail enfin reconnus victimes

Justice

par Franck Dépretz

« On est enfin reconnus victimes ! C’est une libération ! » Nadia Chergui et Abdelmajid Kalai attendaient depuis deux ans ce moment. Le chauffeur du poids lourd qui les a écrasés, en mai 2016, a été reconnu coupable d’avoir foncé dans un barrage filtrant tenu par des militants de la CGT à Vitrolles, dans les Bouches-du-Rhône. La cour d’appel d’Aix-en-Provence a condamné ce mercredi 4 juillet Ludovic Z, le chauffeur, à six mois d’emprisonnement avec sursis assortis d’une mise à l’épreuve d’un an pour violences volontaires avec arme.

Le 26 mai 2016, en pleine mobilisation contre la loi travail, Nadia et Abdelmajid participaient, avec des dizaines d’autres manifestants, à une opération de ralentissement de la circulation et de distribution de tracts autour du rond-point situé à la sortie d’une zone industrielle à Vitrolles. Ne tenant plus d’être bloqué pour la deuxième fois de la matinée, Ludovic Z avait foncé dans la foule, renversé et écrasé sous son 44 tonnes les deux militants de la CGT. Les roues passeront sur le bras gauche de Nadia, et sur les jambes d’Abdelmajid, qui ne peut toujours pas remarcher depuis l’accident.

À quelques jours du verdict, les victimes étaient unanimes : elles n’éprouvaient « pas la moindre haine » à l’égard du chauffeur et leur but n’était pas qu’il soit condamné à de la prison. « Le plus important pour nous, se réjouit Nadia, c’est que le caractère volontaire des violences a été reconnu par la justice, et que le jugement en première instance a été totalement annulé. Car jusqu’à aujourd’hui j’étais moins écœurée par le comportement du chauffeur que par celui de la justice. » Le 23 juin 2016, lors du premier procès, le tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence avait comparé les militants de la CGT à des « voyous », les avait qualifié de « foule folle et avinée » qui « prend la France en otage ». Le conducteur avait été totalement relaxé.

« Un coup d’accélérateur brutal et injustifié »

Entre les deux procès, Marlène Joubier, l’avocate des victimes, avait obtenu un supplémentent d’informations permettant à 15 témoins directs d’être entendus. « Les témoins disent tous qu’Abdelmajid Kalai se trouvait sur le marchepied du camion pour tendre un tract au chauffeur quand ce dernier a soudainement donné un coup d’accélérateur brutal et injustifié », précise l’avocate. L’autre nouvel élément majeur du dossier était une vidéo tournée par les caméras de surveillance de la ville de Vitrolles. En première instance, ni la présidente, ni les avocats n’avaient pris la peine de la visionner, ni même d’ouvrir le scellé qui contenait les images. « Comme il s’agit d’une caméra rotative, le fameux moment où le chauffeur se met à foncer sur la foule n’a pas été filmé, relève maître Joubier. En revanche, les images apportent la preuve que la distribution de tracts se déroulait sans le moindre débordement, tout se passait très bien, les voitures passaient tranquillement au compte-gouttes. Ça renverse la théorie de la "foule folle et avinée"... »

Selon son avocate, le chauffeur Ludovic Z n’avait pas eu d’autre choix que de foncer pour fuir une « foule au comportement animal », une « foule en furie », prête à « le lyncher », d’après les mots prononcés en première instance. Trois jours d’ITT et un mois et demi d’arrêt de travail avaient été délivrés à Ludovic Z au lendemain de l’accident. Or, reconnaît Marlène Joubier, qui défend Nadia et Abdelmajid, « s’il y a bien eu des violences sur le chauffeur, elles ont eu lieu après l’accident qu’il a provoqué, en réponse à ses propres violences. Des manifestants ont tout fait pour l’arrêter, car ç’aurait pu être une véritable boucherie. Ces violences ultérieures sont regrettables et dommageables, mais elles doivent faire l’objet d’une procédure à part. » Ludovic Z ne s’est pas rendu au procès en appel.

Déchirement musculaire, brûlure, déformation du coude... Nadia Chergui tourne actuellement aux anti-douleurs et anti-dépresseurs. Quant à Abdelmajid Kalai, il est toujours en fauteuil roulant. La cour d’appel a sollicité une expertise médicale pour déterminer l’ensemble des préjudices corporels et psychologiques des victimes et calculer le montant des dommages et intérêts. Pour l’instant, le chauffeur doit déjà verser une provision de 4000 euros pour Nadia et de 6000 euros pour Abdelmajid. « J’ai appris à accepter ma situation, à accepter le regard des autres, de mes enfants, dit aujourd’hui Abdelmajid. Maintenant, la prochaine étape pour moi, ce sera de retrouver l’équilibre. Et pourquoi pas un jour redevenir autonome, au moins pour pouvoir un jour reconduire, reprendre une activité professionnelle et... retourner en manif. Le plus beau cadeau que je puisse faire aux camarades qui m’ont énormément soutenu ce serait de me tenir debout ! »

Franck Dépretz

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