Luttes sociales

De Babylone à Wall Street : la dette, une technique d’exploitation et d’oppression des classes populaires

Luttes sociales

par Eric Toussaint

Depuis 5 000 ans, les classes populaires tombent dans le cercle vicieux de l’endettement, qui permet de les asservir et les déposséder. Aujourd’hui, ce sont ainsi les étudiants qui s’endettent pour pouvoir faire des études. Depuis des millénaires, des insurrections populaires cherchent à combattre cette domination, et des gouvernants pratiquent des annulations générales de dettes, pour remettre les compteurs à zéro. Petit tour historique de cette exploitation par la dette, et des moyens d’y résister, par Eric Toussaint, porte-parle du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM).

Depuis que l’humain a commencé à écrire, il y a 5 000 ans, les dettes privées jouent un rôle central dans les relations sociales. La lutte entre les riches et les pauvres, entre exploiteurs et exploités a pris très souvent la forme d’un conflit entre créanciers et débiteurs. Au cours des 5 000 dernières années, avec une régularité remarquable, des insurrections populaires ont commencé de la même manière : par la destruction rituelle des documents concernant la dette – tablettes, papyrus, parchemins, livres de comptes, registres d’impôts.

Avec la nouvelle crise internationale qui a commencé en 2007, et les expulsions de logements qui ont suivi aux États-Unis, en Espagne et ailleurs, de plus en plus de personnes remettent en question les dettes dans des pays où l’obligation de rembourser un crédit était devenu incontestable et incontournable. Ada Colau, élue maire de Barcelone en 2015, participe activement à partir de 2012 à la Plateforme des victimes de crédits hypothécaires (PAH), qui se bat contre les expulsions de logements réalisées par les banques. Il y a quelques années, il aurait été inimaginable qu’une femme ou un homme soit élu à de hautes fonctions après avoir organisé des occupations illégales de banques pour défendre des familles ayant suspendu le paiement d’une dette.

La lutte contre les dettes n’est pourtant pas récente. Voici quelques étapes historiques du « système dette » au Proche-Orient, en Europe et dans des parties du monde conquises par des puissances européennes [1].

Annulations générales de dettes en Mésopotamie

Dans la Mésopotamie antique, lors de mauvaises récoltes, l’impossibilité par les paysans de rembourser les dettes contractées auprès de l’État (impôts en nature) ou auprès de hauts fonctionnaires et de dignitaires du régime peut aboutir à la dépossession de leurs terres et à leur asservissement. Des membres de leur famille peuvent également être réduits en esclavage pour dette. Afin de répondre au mécontentement populaire, le pouvoir en place annule périodiquement toutes les dettes privées [2] et restaure les droits des paysans. Les annulations donnent lieu à des grandes festivités au cours desquelles on détruit les tablettes d’argile sur lesquelles les dettes sont inscrites.

Au total, il y a eu une trentaine d’annulations générales de dettes privées en Mésopotamie entre 2 400 et 1 400 avant l’ère chrétienne [3]. Un de ces décrets d’annulation précise que les créanciers officiels et les collecteurs de taxes qui ont expulsé des paysans doivent les indemniser. Si un créancier accapare un bien par la pression, il doit le restituer et/ou le rembourser en entier, faute de quoi il est mis à mort !

« Seigneur, annulez nos dettes »

Lorsque les classes privilégiées ont définitivement réussi à imposer leurs intérêts, les annulations n’ont plus eu lieu, mais la tradition d’annulation est restée inscrite dans les textes fondateurs du judaïsme et du christianisme. Des luttes pour l’annulation des dettes privées ont jalonné l’histoire du Proche-Orient et de la Méditerranée jusqu’au milieu du premier millénaire de l’ère chrétienne.

Selon l’historien Michael Hudson, dans le « Notre père », une des prières chrétiennes les plus connues, au lieu de « Seigneur pardonnez-nous nos offenses (péchés) comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », la version originelle consistait à dire : « Seigneur, annulez nos dettes comme nous annulons les dettes de ceux qui nous en doivent ». D’ailleurs en allemand et en néerlandais, le même mot « Schuld » exprime le péché et la dette. « Alleluia », ce terme qui est signe d’allégresse dans les religions juives et chrétiennes, provient de la langue parlée à Babylone au 2e millénaire avant l’ère chrétienne et signifie la libération des esclaves pour dette [4].

En Grèce et à Rome, des luttes sociales et politiques

En Grèce, à partir du 6e siècle avant l’ère chrétienne, on assiste à des luttes très importantes contre l’esclavage pour dette et pour l’annulation des dettes privées du peuple. Aristote écrit dans La constitution des Athéniens : « Les hommes pauvres avec leur femme et leurs enfants devinrent les esclaves des riches. ». Des luttes sociales et politiques se développèrent qui aboutirent à des dispositions légales interdisant l’esclavage pour dette. Il s’agit notamment des réformes de Solon à Athènes. A Mégara, une ville voisine d’Athènes, une faction radicale fut portée au pouvoir. Elle interdit les prêts à intérêt de manière rétroactive en forçant les créanciers à restituer les intérêts perçus [5].

Dans la Rome antique, les luttes politiques et sociales violentes causées par des crises de la dette privée étaient nombreuses. Selon la loi romaine primitive, le créancier pouvait exécuter les débiteurs insolvables ! La fin du 4e siècle avant J-C. a été marquée par une forte réaction sociale contre l’endettement. Mais, si l’esclavage pour dettes n’a pas été rétabli par la suite pour les citoyens romains, l’abolition du prêt à intérêt n’a pas été longtemps appliquée.

Répétition des crises d’endettement privé

Ensuite, le prêt à intérêt n’y a plus jamais été interdit. Des crises de très fort endettement privé se sont donc produites dans les siècles suivants, dans l’actuelle Italie et dans le reste des territoires sous domination romaine. L’historien Tacite écrivait à propos d’une crise d’endettement qui se produisit en 33 après J-C. : « Le prêt à intérêt était un mal invétéré dans la cité de Rome, et une cause très fréquente de séditions et de discordes ; aussi le refrénait-on même dans les temps anciens… » [6].

Au début du féodalisme, une grande partie des paysans libres sont asservis car ils sont incapables de rembourser leurs dettes. C’est le cas notamment pendant le règne de Charlemagne [7].

Au 14e siècle, la révolte du peuple de Sienne

En Europe, la problématique des dettes privées reprend une forme exacerbée à partir des 13e et 14e siècles, avec la monétarisation des relations. Les corvées et les impôts en nature ont été progressivement remplacés par des sommes d’argent. Les paysans, artisans, ouvriers, doivent alors s’endetter pour payer les impôts. N’arrivant pas à rembourser, ils sont victimes de saisies, ils sont dépossédés ou emprisonnés et souvent mutilés [8].

En 1339, à Sienne (Italie), le gouvernement municipal de la ville annonce au conseil qu’il est nécessaire d’abolir l’emprisonnement pour dette faute de quoi il faudrait mettre presque tous les citadins en prison, tellement ils sont endettés. Seize ans plus tard, en 1355, le peuple siennois en révolte met le feu à la salle du palais municipal où étaient rassemblés les livres de compte afin de faire disparaître les traces des dettes qu’on leur réclame [9].

Conquête des Amériques et exploitation par la dette

Autre signe du rejet de l’exploitation par la dette : à la fin du 14e siècle, lorsque les classes laborieuses prennent momentanément le pouvoir à Florence, conduits par les Ciompi, les ouvriers journaliers de l’industrie textile, on trouve parmi leurs revendications la suppression de l’amputation d’une main en cas de non paiement des dettes et la mise en place d’un moratoire sur les dettes non payées. Ils exigent également une place au gouvernement et que les riches paient plus d’impôts. Des événements similaires se déroulèrent à la même époque dans les Flandres, en Wallonie, en France, en Angleterre…

Lors de la conquête des Amériques, l’imposition de la domination européenne va de pair, à partir du 16e siècle, avec l’asservissement pour dette des populations natives. Les conquistadors se sont endettés jusqu’au cou pour financer leurs opérations. Du coup, ils exploitent et spolient avec brutalité les populations conquises pour rembourser leurs dettes. La forme utilisée : le péonage, système par lequel les paysans sont attachés à la propriété terrienne par différents moyens, dont la dette héréditaire. Le péonage n’a été aboli au Mexique que dans les années 1910 pendant la révolution. Au Pérou, il a fallu attendre la réforme agraire des années 1950.

Révolution industrielle et endettement des salariés

En Europe, aux 17e et 18e siècles, l’endettement privé des classes populaires et la répression du non-paiement de dettes contribuèrent à constituer une masse de prolétaires : peines d’emprisonnement, mutilations, créations de bagnes obligent les populations paupérisées à accepter du travail dans les manufactures. En Europe au 19e siècle, lors de la généralisation de la révolution industrielle et de l’expansion du capitalisme, les patrons mettent en place le truck system, qui permet d’endetter de manière permanente les salariés. Les travailleurs, dans l’attente du paiement du salaire, doivent acheter au magasin du patron tous les biens élémentaires dont ils ont besoin pour vivre : aliments, chauffage, éclairage, vêtements… Ils sont contraints d’acheter à des prix exorbitants. Au moment de la paie, après décompte de leurs achats, très souvent ils doivent reconnaître une dette car leurs dépenses ont dépassé leur salaire.

Pour venir à bout de ce système, les ouvriers ont mené de durs combats. C’est aussi une des raisons qui ont amené les ouvriers à se doter de coopératives pour produire des aliments (boulangerie…) ou pour vendre à des prix abordables les produits de première nécessité. Le truck system a finalement été interdit.

Au 21e siècle, nouveau durcissement du « système dette »

A la fin du 20e siècle, avec le début du tournant néolibéral, et surtout depuis le début du 21e siècle, on assiste à un nouveau durcissement du « système dette » : dettes hypothécaires abusives, dettes de consommation exorbitantes, dettes étudiantes illégitimes... Dans un contexte de baisse du salaire réel, de chômage massif et de conditions de prêts abusives, les effets de ces dettes sont catastrophiques. Aux États-Unis, depuis 2006, douze millions de familles ont été dépossédées de leurs logements par les banques. En Espagne, il s’agit de plus de 300 000 familles qui sont concernées. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, des centaines de milliers de jeunes sont enchaînés au paiement d’une dette exorbitante pour des dizaines d’années.

Dans les pays du Sud, de nouveaux mécanismes du système dette sont mis en place, via le microcrédit ou des crédits usuraires classiques aux paysans. Les mécanismes cachés d’asservissement pour dette n’ont pas disparu dans des pays d’Asie du Sud, en Inde, au Pakistan, au Bangladesh. Ils se sont développé en Chine. Ce développement est concomitant de la suppression, dans une grande partie de pays du Sud, des banques publiques de crédit rural. Le crédit usuraire, qui n’a jamais complètement disparu, a repris vigueur. En Inde, au cours des vingt dernières années, plus de 300 000 paysans endettés se sont suicidés.

En ce début du 21e siècle, les opprimés sont confrontés, comme à d’autres périodes du passé, à une recrudescence de l’utilisation des dettes privées comme un mécanisme d’asservissement, de spoliation et de dépossession. C’est pour cela que le CADTM a décidé d’intégrer dans ses activités la lutte pour l’abolition des dettes privées illégitimes.

Eric Toussaint, porte-parole du CADTM international. Il est l’auteur de Bancocratie, publié chez ADEN en 2014.

En Photo : « Indiana Jones and the Euro Crisis » / CC DocChewbacca

A lire : La dette réduit en esclavage des familles entières obligées de travailler, enfants y compris, dans des briqueteries au Pakistan ou des ateliers textiles au Bangladesh. Elle pousse au suicide des centaines de milliers de paysans en Inde et des femmes au Niger et en Bolivie dont les photos sont placardées sur des affiches par les créanciers. Au Nord aussi la dette fait des ravages en mettant à la rue des millions de familles.
La revue du CADTM, « Les autres voix de la planète », revient dans son prochain numéro sur quatre catégories de « dettes illégitimes privées », au Sud et au Nord : les dettes étudiantes, hypothécaires, paysannes et les dettes liées au microcrédit. Pour vous abonner (2 livres et 2 revues pour 38 euros), c’est ici.

Une version plus longue de cet article est également disponible sur le site du CADTM. 

Notes

[1Il faudrait compléter le tableau rapide qui est présenté dans cet article par ce qui s’est passé en Asie, en Afrique, dans les Amériques pré-coloniales, mais, d’une part, l’espace me manque et, d’autre part, en ce qui concerne l’Afrique subsaharienne et les Amériques pré-coloniales, les recherches sont très limitées.

[2A cette époque, l’État n’empruntait pas. De même, l’État dans l’Égypte ancienne, la Grèce et la Rome antiques n’empruntait pas non plus, sauf tout à fait exceptionnellement dans le cas de Rome. En Europe, les États ne commencèrent à emprunter systématiquement qu’à partir des 13e-14e siècles, ils n’ont pas cessé depuis.

[3Michael Hudson, The Lost Tradition of Biblical Debt Cancellations, 1993, 87 pages ; The Archaeology of Money, 2004. Voir aussi : David Graeber, Debt : The First 5000 Years, Melvillehouse, New York, 2011, 542 p.. Traduction française : Dette : 5 000 ans d’histoire, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2013.

[4Michael Hudson, The Lost Tradition of Biblical Debt Cancellations, p. 27.

[5Voir David Graeber, Dette : 5 000 ans d’histoire.

[6Voir David Graeber, Dette : 5 000 ans d’histoire.

[7Voir Karl Marx, Le Capital, Livre 3, chapitre 19, « Remarques sur l’usure pré-capitaliste ». Voir également Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, tome 1, chapitre 4, le passage sur « Le capital usurier ».

[8Voir Karl Marx, Le Capital, Livre 3, chapitre 19, « Remarques sur l’usure pré-capitaliste ». Voir également Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, tome 1, chapitre 4, sur « Le capital usurier ».

[9Patrick Boucheron, Conjurer la peur, Le Seuil, Paris, 2013, pp. 213-215.