Sexisme

Dans les entreprises du CAC 40, le pouvoir reste très largement aux mains des hommes

Les multinationales françaises prétendent avoir placé l’égalité professionnelle entre hommes et femmes au cœur de leurs préoccupations. Confrontées à la réalité, ces déclarations ressemblent souvent à de la communication creuse. Les inégalités salariales demeurent élevées et la place des femmes dans les plus hautes instances dirigeantes reste très faible. Il n’est pas sûr que la concertation qui vient de s’achever, menée par le gouvernement dans le cadre du projet de loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », débouche sur des mesures contraignantes. Voici les premiers éléments, issus de notre « véritable bilan annuel des multinationales », qui sera publié courant juin.

« La mixité professionnelle fait partie intégrante de la culture de LVMH », affirme la multinationale du luxe dans son bilan 2017, à l’unisson de nombreuses grandes entreprises françaises, rarement avares de belles proclamations en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. Qu’en est-il dans les faits ? Avec 65 % de femmes parmi ses cadres, l’entreprise dirigée par Bernard Arnault (4e fortune mondiale) semble, de prime abord, plutôt bonne élève. Mais plus l’on s’élève dans la pyramide, plus la présence de femmes se fait rare. Le conseil d’administration ne compte qu’un tiers de femmes, alors qu’elles composent les trois-quarts des effectifs de la firme. C’est encore pire au sein de l’instance dirigeante « suprême », le comité exécutif (ou comex), qui prend les décisions stratégiques : une seule femme y siège, aux côtés de... onze hommes ! On est loin de l’objectif que s’est fixé la multinationale pour 2020, à savoir « la parité au niveau des postes clés ».

LVMH n’est pas la seule entreprise du CAC 40 à réserver sa direction aux hommes. Douze grandes entreprises françaises cultivent un entre-soi masculin total au sein de leur plus haute instance de décision, qui ne compte tout simplement aucune femme. Ces entreprises sont ArcelorMittal, Atos, Auchan, Bouygues, Dassault, Eiffage, Pernod Ricard, PSA, la SNCF, STMicroelectronics, Vinci et Vivendi. La majorité du CAC 40 ne fait pas beaucoup mieux. Une dizaine d’autres champions hexagonaux affichent moins de 10% de femmes parmi les très hauts dirigeants (Airbus, Axa, Carrefour, Casino, Crédit agricole, Essilor, Safran, Vallourec et Veolia). Le taux global de présence féminine au sein des comités exécutifs - qui réunissent un nombre restreint de personnes détenant les plus hauts pouvoirs de décision - atteint laborieusement les 13,9%.

Le top-management, chasse gardée des hommes

Et si l’on monte encore d’un cran ? Sur les 57 présidents-directeur général (PDG), directeurs généraux et présidents du conseil d’administration qui dirigent aujourd’hui les sociétés du CAC40, on ne trouve que deux femmes : Isabelle Kocher, la directrice générale d’Engie, et Sophie Bellon, présidente du conseil d’administration de Sodexo. Soit 3,5%. Aucune femme n’occupe la fonction suprême de PDG. En 2018, au sein des multinationales françaises, la place des femmes demeure donc en bas de l’échelle. Le Crédit agricole compte près de 54 % de femmes dans ses effectifs, mais seulement 6,3 % au sein de sa direction exécutive. Chez Elior, spécialiste de la restauration collective, la richesse est d’abord créée par les employées : l’entreprise compte 69 % de femmes parmi ses salariés. Elles ne sont que deux – aux côtés de sept hommes – à être associées aux décisions stratégiques. Idem chez Carrefour – qui compte 57,5% de femmes dans ses effectifs, contre une femme pour 13 hommes dans le comex – ou chez Axa (53,5% de salariées, une femme et neuf hommes au sein du comex).

Dans le secteur du luxe et des produits de beauté, le tableau est un peu moins sombre. Les meilleures élèves sont L’Oréal – 33 % de femmes dans le comex pour 69 % de salariées – et Kering, avec 28,6% de dirigeantes pour 58 % d’employées. Quand elles atteignent ces hautes sphères, les femmes restent cependant limitées aux fonctions exigeant les « qualités relationnelles » dont les stéréotypes de genre les affublent volontiers : elles tendent à être cantonnées aux fonctions « relations humaines », à la communication ou à la « responsabilité sociale ». Les secteurs financiers ou stratégiques échoient plus facilement aux hommes.
 

« Plus on se rapproche des lieux de pouvoir, moins il y a de femmes »

Cette faible proportion de femmes au sein des directions exécutives tranche avec leur présence au sein des conseils d’administration (CA). En moyenne, 40% des sièges y sont occupés par des femmes, soit le quota obligatoire instauré par la loi de 2011, visant les sociétés à partir d’une certaine taille [1]. Un peu plus de la moitié des entreprises françaises concernées seraient dans les clous. Quelques unes réussissent même à atteindre ou franchir le seuil des 50 % d’administratrices [2]. Lafarge et Dassault font ici office de cancres avec respectivement 8% et... 0% d’administratrices. « Plus on se rapproche des lieux de pouvoir, moins il y a de femmes, constate Sophie Binet, secrétaire générale adjointe de la CGT cadres, en charge de l’égalité. Quand on aborde ces sujets avec les directions, on s’entend souvent répondre que c’est "faute de candidates". Il semble pourtant a priori plus facile de trouver une femme pour un comex, que dix femmes pour un conseil d’administration. Cette différence entre CA et comex démontre le succès des politiques volontaristes en matière d’égalité. Il est clair que la part de femmes a augmenté dans les conseils d’administration grâce à la loi Copé-Zimmerman de 2011. »

Les entreprises accepteront-elles de poursuivre leurs efforts, et d’imposer l’égalité au sommet de leur hiérarchie ? « Les organes de direction sont à la main des entreprises, estime Frank Mikula, qui représente la CFE-CGC dans la concertation actuellement menée avec le gouvernement sur l’égalité professionnelle. Cette obligation semble difficile à organiser par la loi. Mais on pourrait rendre obligatoire la publication des chiffres sur la mixité dans ces organes de direction. » Afficher une politique favorable à l’égalité femmes-hommes fait désormais partie des axes de communication prisés par certaines grandes entreprises. Mais elles choisissent avec soin les données mises en avant, et évoquent plus volontiers la proportion de femmes dans les CA que leur faible présence dans les organes de direction. La société qui chapeaute la SNCF (son « établissement de tête ») préfère ainsi communiquer sur la proportion de femmes – 43 % – siégeant dans son CA, que sur son comex, qui ne compte quant à lui... aucune femme.

Efficacité discutable des « Girls’day », chartes et autres labels

« A la SNCF, affirme le groupe, la mixité et l’égalité professionnelle sont des fondamentaux que nous revendiquons et souhaitons faire évoluer. Des mesures et des actions concrètes sont déployées pour que cette volonté devienne, au plus vite, une réalité tangible. » L’entreprise vante aussi son opération « Girls’day : journée de la mixité », visant à faire découvrir aux jeunes filles ses métiers dits « masculins », comme la maintenance du matériel roulant et des infrastructures, la circulation des trains, ou la sûreté ferroviaire. « Les grandes entreprises développent d’importantes stratégies pour défendre leur image, constate Sophie Binet. Plusieurs mettent en avant leurs « réseaux femmes », ou leurs chartes de bonne conduite comme autant de preuves de leur bonne volonté. »

La SNCF communique ainsi sur le réseau « SNCF au féminin », « dédié aux femmes, ouvert aux hommes, qui a pour vocation de faire bouger les lignes de la mixité et de l’égalité professionnelle ». « Cet argument du réseau individualise le problème et renforce la culpabilité des femmes. En fait, elles seraient responsables de la faiblesse de leur réseau », proteste Sophie Binet. Les réseaux semblent en tous cas avoir peu d’effets sur le plafond de verre, qui empêche les femmes d’accéder aux postes les plus importants. Le groupe Casino, dont le réseau « C’avec elles » vise « à favoriser la progression de carrière des femmes cadres et lutter contre les stéréotypes », ne compte par exemple que 8% de femmes dans sa direction.
 

 
 
Autre outil de communication au service des grandes entreprises : le label Égalité professionnelle, qui « atteste du respect de l’égalité des droits entre [les] collaborateurs hommes et femmes ». Le groupe Casino en bénéficie, de même que BNP Paribas et Axa, qui ne comptent que 10% de femmes dans leurs directions. « Cela fait des années que l’on dénonce les conditions d’obtention, très souples, de ce label, rappelle Sophie Binet. Les dossiers déposés sont parfois en deçà de la loi. EDF, qui n’avait pas d’accord sur l’égalité professionnelle (obligatoire dans les entreprises de plus de 50 salariés, ndlr) avait par exemple obtenu ce label ! »

L’égalité salariale n’est pas pour demain... ni dans trois ans

La publicité des rémunérations fait partie des sujets brûlants abordés lors des concertations sur l’égalité professionnelle. Une fois visibles, les inégalités doivent en effet être corrigées. Les entreprises rechignent en général à communiquer sur ces sujets gênants. Seul un petit nombre de celles que Basta! et l’Observatoire des multinationales ont contacté ont accepté de répondre. Ce sont évidemment les meilleurs élèves. « Nos programmes ne sont pas suffisamment matures pour communiquer sur cette question », a commenté Saint-Gobain (36% de femmes au CA ; 18% au comex). « Nous ne sommes pas en mesure de répondre à vos questions », a de son côté répondu Bouygues (47 % de femmes au CA, 0 % au comex). Quant à Engie, qui s’est longuement étendue sur ses objectifs d’égalité, elle n’a pas apporté de réponses chiffrées à nos questions précises sur les inégalités salariales.

Les chiffres disponibles à propos des inégalités salariales au sein des entreprises du CAC 40 sont disparates : certains ne portent que sur la France, d’autres sur le groupe au niveau mondial. Les données sont parfois corrigées pour tenir compte des différences d’ancienneté, parfois non. Plus on monte dans la hiérarchie, plus les disparités sont fortes : il y a plus de différences entre hommes et femmes cadres, qu’entre ouvriers et ouvrières ou techniciens et techniciennes. Les secteurs qui affichent les plus forts écarts sont la construction (Eiffage et Vinci), les services informatiques (Atos), et la banque. Ce dernier point s’explique par le fait que les agences sont très féminisées, alors que les traders sont en grande majorité des hommes. Un audit réalisé dans la filiale de BNP Paribas à Londres, spécialisée dans les « activités de marché », avait constaté une différence de salaire horaire de 33,8% entre hommes et femmes [3].

Certaines entreprises ont bien mis en place des fonds spéciaux pour corriger les écarts salariaux. Mais beaucoup traînent les pieds. « On a entendu des choses inacceptables dans la concertation sur l’égalité professionnelle, rapporte Frank Mikula, de la CFE-CGC. À propos des écarts de rémunérations, il a été proposé de laisser trois ans aux entreprises pour les supprimer. Leurs représentants ont répondu que c’était impossible, qu’ils n’y arriveraient pas. On leur donne trois ans pour se mettre en conformité avec la loi, et ils considèrent que c’est trop long ! » Pour garantir l’application de la loi, les syndicats demandent davantage de moyens pour l’inspection du travail. Ils proposent aussi des sanctions durcies, et la publication du nom des entreprises sanctionnées.

Les directions, la partie émergée de l’iceberg

« Pour les entreprises qui n’ont pas signé d’accord sur l’égalité professionnelle, la loi fixe un plafond de 1 % maximum de la masse salariale en guise de sanction, rappelle Sophie Binet. Nous proposons de transformer ce plafond en plancher. » « De notre côté, nous proposons d’indexer la part variable de la rémunération du PDG sur le respect de la mixité au sein des instances de gouvernance, poursuit Frank Mikula, de la CFE-CGC. Si la rémunération des dirigeants dépend de l’égalité, je peux vous garantir que les choses vont rapidement se mettre en place. »

L’égalité tout en haut de l’échelle ne réglerait bien évidemment pas tout. « Ce n’est pas parce que l’on trouve une femme à la tête d’une entreprise, ou qu’elles sont aussi nombreuses que les hommes au sein des direction, que la question de l’égalité est réglée pour la totalité des femmes de l’entreprise », prévient Sophie Binet. « Quand une multinationale communique sur la mixité de sa gouvernance, utile pour son image de marque et sa cotation sociale, elle ne dit rien des conditions de travail et de vie au travail, notamment des femmes non cadres », confirme Sophie Pochic, sociologue du travail et du genre [4]. « Il n’existe aucun lien entre la féminisation des conseils d’administration et la réalité de l’égalité femmes-hommes au niveau de l’entreprise », tranche de son côté Eric Buttazzoni, représentant de la CGT au sein du groupe Engie.

L’égalité est-elle vraiment une priorité ?

Dirigée par Isabelle Kocher depuis mai 2016, le groupe Engie compte 47,4% de femmes dans son CA, et 25% au sein de son instance de direction. L’entreprise gazière assure mener « de nombreuses actions en faveur de la place des femmes, et [avoir] instauré une réelle culture de la mixité et de l’égalité, partagée par tous. » Mais pour Eric Buttazzoni, le dernier accord sur l’égalité professionnelle négocié pour l’une des entreprises du groupe, Engie SA (5000 salariés), que la CGT a refusé de signer, est une catastrophe. « Pour les objectifs d’embauche de femmes cadres, nous sommes en deçà de l’accord précédent, signé en 2014. On prévoyait alors 50 % de femmes parmi les nouveaux embauchés. Là, ils ont ramené le chiffre à 30% ! », détaille le syndicaliste.

Certains indicateurs se sont même dégradés ces dernières années. Les temps partiels, qui concernent surtout les femmes, sont davantage pénalisés en matière d’augmentation de salaire. En interne, le poste de la personne en charge de l’égalité professionnelle a par ailleurs été supprimé. « L’égalité, ce n’est clairement pas la priorité », accuse Eric Buttazzoni. Dans sa communication, l’entreprise affirme pourtant son fort attachement à « promouvoir la mixité dans les emplois à tous niveaux, et de favoriser des parcours de carrière. » Un grand écart entre communication et réalité, qui rappelle étrangement l’attitude du gouvernement en la matière.

Nolwenn Weiler, Olivier Petitjean, Mathieu Paris
 
 
Photo : CC Helmuts Rudzītis

Les données complètes, compilées par l’Observatoire des multinationales :

Notes

[1Les sociétés cotées en bourse, et celles employant plus de 500 salariés avec un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d’euros.

[2En l’occurence Accor, Alstom, Atos, Engie, Kering, Legrand, Société générale, Sodexo, Thales, Total, Vivendi.

[3À propos des inégalités salariales entre femmes et hommes, voir cette analyse de l’Observatoire des inégalités.

[4Extrait de Je travaille, donc je suis. Perspectives féministes, ouvrage collectif dirigé par Margaret Maruani, publié le 16 mai 2018 aux éditions La Découverte.