Egalité

L’éducation « non genrée » dès la crèche pour prévenir le sexisme et les violences

Egalité

par Anne Paq, Chantal Baoutelman

Danse pour les filles, foot pour les garçons... C’est pour lutter contre ces stéréotypes que la ville d’Aubervilliers sensibilise les professionnel.les de la petite enfance à ce qu’on appelle l’éducation non genrée. 

Des chants et des rires d’enfants qui se laissent glisser sur un toboggan. La voix de Bukurie Reki, auxiliaire de puériculture, qui lit une histoire. À première vue, la crèche de la Pirouette, à Aubervilliers en région parisienne, ressemble à toutes les autres. Sauf que l’on y expérimente l’éducation « non genrée », qui vise à libérer les enfants de stéréotypes enfermant du style : les filles doivent faire de la danse et les garçons, du foot. Ou bien : « ils » excellent en jeu de construction tandis qu’« elles » sont si habiles avec une poupée (ou un service à thé). 

Avant, les petites filles étaient plutôt sollicitées pour ... ranger !

« J’étais persuadée que je ne faisais pas de différence entre les filles et garçons mais ce n’était pas le cas », remarque Lineda Idjéraoui, directrice de La Pirouette qui accueille une quinzaine d’enfants âgés de 16 mois à 3 ans. En visionnant des films de leurs journées de travail, les professionnelles ont réalisé qu’elles laissaient volontiers les petits garçons se confronter les uns aux autres, physiquement, tandis qu’elles avaient tendance à retenir les filles, et à les solliciter plutôt… pour ranger. 

« Tu as le droit d’être respecté », « Tu as le droit à l’égalité, que tu sois fille ou garçon, handicapé ou non », mentionnent des affichettes devant lesquelles passent les parents, chaque matin, quand ils viennent déposer leurs enfants. © Anne Paq

À la demande de la mairie, l’équipe a été formée dès 2013 par l’association Adéquations qui travaille notamment sur l’égalité femmes-hommes. En 2011, lorsque la ville se dote d’un plan de lutte contre les discriminations et d’un plan de promotion des droits des femmes, Yéléna Perret, alors chargée de mission Droits des femmes a proposé de former les professionnel.les de la petite enfance à l’éducation non genrée. Quatre structures sur huit ont été formées. Le projet visait une prise de conscience des professionnel.les afin que tout enfant accueilli dans l’une des structures de la ville se sente le plus libre possible. Débarrassé des stéréotypes de genre. 

L’éducation différenciée mène aux inégalités

« L’éducation genrée est une éducation différenciée, qui encourage certaines activités pour les filles, et d’autres pour les garçons », précise Bénédicte Fiquet, intervenante sur les questions d’éducation à l’égalité à Adéquations, qui a accompagné les équipes de La Pirouette. Or, la différenciation mène aux inégalités… Raison pour laquelle la ville tient à proposer un autre modèle aux jeunes enfants qu’elle a sous sa responsabilité. 

Jeux, lectures, observations : les professionnelles de La Pirouette utilisent divers outils pour lutte contre le sexisme. ©Anne Paq

« Il a été facile de réorganiser les locaux pour ce projet car nous sommes une petite structure » , décrit Lineda Djéraoui en désignant le mobilier aux couleurs neutres et l’aménagement de l’espace jeux favorisant la libre circulation des enfants entre le coin dînette/poupée et l’espace garage. Le fait d’avoir des espaces ouverts directement les uns sur les autres encourage les enfants à la découverte. Ils peuvent prendre une petite voiture et aller dans le coin dînette, ou emmener leurs poupées pour jouer près du garage. Avec cette simple réorganisation de l’espace, les enfants investissent les lieux indépendamment de leur sexe.

Cette liberté d’organisation de l’espace sera sans doute plus compliquée à mettre en place dans les crèches qui appliqueront le tout nouveau décret gouvernemental qui prévoit de limiter le nombre de m² par enfant dans les grandes villes à partir de ce 1er septembre. Un tel projet nécessite également du personnel prêt à encourager et accompagner les enfants : à La Pirouette, elles sont six professionnelles et une directrice à encadrer les 15 enfants, soit une équipe supérieure au taux d’encadrement actuel d’un adulte pour huit enfants qui marchent.

Les petites filles apprennent à utiliser leurs forces et les petits garçons s’autorisent à pleurer. ©Anne Paq

Les petites filles apprennent à s’affirmer

 « La pédagogie non genrée permet un accueil au plus près des besoins de l’enfant. Ainsi, lorsque l’on propose un jeu à l’enfant, on se demande ce qu’il va lui apporter », explique la psychologue Juliette Nesa qui intervient les vendredis à La Pirouette. « Un ballon, par exemple, permet d’exercer sa force et son habileté. C’est aussi un outil qui favorise les interactions sociales »  analyse-t-elle, depuis le bureau de la direction, où elle est interrompue de temps en temps par quelques petits curieux. Or, le ballon est plus volontiers proposé aux petits garçons. Pas à La Pirouette, où l’équipe profite des séances de motricité pour encourager les filles à faire, elles aussi, usage de leur adresse et leur force. 

Les professionnelles ont ainsi remarqué que les petites filles s’affirment davantage, au fil des mois : elles ne se laissent plus chiper les jouets des mains par les garçons. Les marges de liberté des garçons se sont également élargies : ils se montrent plus sensibles et s’autorisent à pleurer car ils savent qu’ils en ont le droit.

L’éducation non genrée des tout-petits a pour objectif d’en finir avec les inégalités filles-garçons, qui peuvent mener aux violences. © Anne Paq

Pourtant, quand la mairie a lancé le projet, l’accueil a été plutôt frais. Lineda, qui était alors éducatrice de jeunes enfants (EJE), n’y était pas forcément favorable. Tout comme ses collègues. Sabrina Martel, directrice des pôles Petite enfance et Parentalité à la mairie, s’en souvient : « Certaines professionnelles avaient les bras croisés et refusaient de se pencher sur ce sujet. D’autres, elles-mêmes mères, ont craqué, voyant dans cette formation une critique de la manière dont elles élevaient leurs enfants. »  

« Je ne veux pas que vous fassiez de mon fils un pédé ! »

« Filmer les professionnelles leur a permis de se rendre compte que le plus souvent, on offre davantage d’occasions aux garçons de développer leur estime de soi ». En effet, ceux-ci ont droit à des jeux qui les confrontent davantage au réel comme les jeux de construction où la hauteur d’une tour augmente immédiatement leur satisfaction. Alors qu’aux filles, on a plutôt tendance à proposer des jeux d’imitation, liés aux travaux domestiques, qui enferment et n’invitent pas à occuper l’espace.

Les premières réticences dépassées, les professionnelles ont réfléchi à leurs interventions et revu leurs pratiques. Depuis, les six agentes s’attellent à faire vivre la formation au quotidien. L’éducation non genrée s’est ancrée dans leur manière de parler, de prendre en charge les enfants, et même dans leur relation aux parents. Les professionnelles s’efforcent désormais de ne pas lancer un compliment aux petites filles qui arrivent en jupe ou robe ; et se retiennent de féliciter les garçons pour leur force. 

Lineda Idjéraoui, directrice du multi-accueil la Pirouette. ©Anne Paq

Certaines familles et plus particulièrement les pères, étaient également réfractaires au projet. Lors de la réunion d’information organisée en amont, les réactions ne se sont pas fait attendre, et les propos homophobes ont fusé sur le mode « Je ne veux pas que vous fassiez de mon fils un pédé. » Mais d’autres parents se sont d’emblée montrés enthousiastes. Comme Oria Sidibé, mère de deux enfants de 2 et 4 ans, gardés à La Pirouette. Elle croit aussi fort que l’équipe à l’éducation non genrée, estime que « ça devrait être la normalité » et poursuit le travail de la crèche en famille.

Prévenir le sexisme, et les violences

« Mon fils sait qu’il est libre de faire de la danse s’il en a envie car on lui a expliqué que c’était possible. » C’est là tout l’intérêt de la pédagogie non genrée : offrir une liberté de choix aux enfants, transmettre une culture de l’égalité dès la petite-enfance, prévenir le sexisme et même les violences qui peuvent découler des représentations du masculin et du féminin. 

Le nouveau texte gouvernemental prévoit d’ailleurs un plan de formation continue des professionnel.les avec un module dédié à l’égalité filles-garçons et l’accueil de la diversité. La lutte contre la reproduction des inégalités est ainsi inscrite dans La charte nationale pour l’accueil du jeune enfant, texte qui devra être décliné dans les projets pédagogiques des crèches. Selon le septième principe : « Fille ou garçon, j’ai besoin que l’on me valorise pour mes qualités personnelles, en dehors de tout stéréotype. Il en va de même pour les professionnels qui m’accompagnent. C’est aussi grâce à ces femmes et ces hommes que je construis mon identité ».

Hugor Fayet, stagiaire aide soignant joue avec un des enfants de la crèche. ©Anne Paq

Reste à savoir ce que deviennent ces gamins biberonnés et nourris à la pédagogie non genrée, une fois à l’école. À ce jour, aucun lien n’est assuré entre les crèches et le milieu scolaire. Néanmoins, Sabrina Martel et ses collègues du pôle éducation ambitionnent de créer un continuum éducatif afin de suivre les enfants de la petite enfance à la jeunesse. Par ailleurs, la ville fête les dix ans de l’initiative. L’occasion selon la directrice des pôles Petite enfance et Parentalité d’entamer une étude de l’impact de ce projet sur les enfants passés par les structures formées.

Sabrina Martel espère que « cela provoquera chez certains garçons le désir de devenir sage-femme, auxiliaire de puériculture ou EJE », métiers en souffrance, qui n’attirent pas – ou peu – les jeunes. Mais la récente réforme des modes d’accueil, qui prévoit d’augmenter le nombre d’enfants par adulte, va-t-elle vraiment susciter des vocations ? 

Chantal Baoutelman
Photos : Anne Paq