Droits

Face aux préjugés et à l’administration, des couples mixtes en lutte pour leur liberté d’aimer

Droits

par Collectif

Brahim et Mathilde, Marianne et Aladdin, Emmanuel et Natacha, Fanny et Alejandro… Ces amoureux en lutte pour leur liberté d’aimer dévoilent leur histoire dans le livre Haut les cœurs. Des témoignages qui cherchent à faire reculer les préjugés et avancer la tolérance. Face à des politiques migratoires toujours plus restrictives, à des pratiques administratives discriminatoires, à une constante suspicion de fraude, ces récits recueillis par l’association des Amoureux au ban public font prendre conscience des difficultés à vivre librement son amour et sa vie de famille lorsqu’on est un couple franco-étranger.

« Un long combat contre l’administration, qui a duré presque dix ans »

« Un résumé en quelques lignes de 10 ans de combat semble bien difficile ! », nous dit Emmanuel. En 1994, Emmanuel séjourne à Madagascar où il travaille en tant que jeune consultant Télécom. Il y rencontre Natacha, « belle et pétillante d’intelligence et d’insouciance ». Quatre ans plus tard, Emmanuel retourne s’installer à Madagascar. Il est expatrié, responsable informatique d’une société française. Natacha, quant à elle, dirige un établissement de jeux. « Nous avons vécu des moments formidables et conçu à Antananarivo (capitale de Madagascar, NDLR) notre premier enfant ensemble. Deux autres suivront. »

« A partir de ce moment a commencé pour nous un très long combat contre l’administration, qui a duré presque dix ans. » Le couple souhaite s’installer à Montpellier et donner naissance à leur premier enfant en France, ce qui n’a pas été possible. Natacha accouche donc à Madagascar.

En 2001, Emmanuel et sa femme s’expatrient au Caire, en Egypte, où ils s’installent pour mener leur vie de famille. Ils s’y marient et obtiennent la transcription de leur mariage sur les registres de l’état civil français. En 2004, grâce à l’obtention d’un visa long séjour pour Natacha, la famille peut venir s’installer en France. Après avoir renouvelé son titre de séjour plusieurs fois, Natacha obtient une carte de résident d’une durée de 10 ans, puis, en 2009, la nationalité française.

« Au delà de toutes ces bagarres administratives, nous avons aussi dû lutter contre l’intolérance, les préjugés et la méfiance qu’inspire une femme africaine aussi bien dans la "bonne société catholique parisienne", que dans le monde des expatriés français où j’évoluais à l’époque. J’ai dû rompre assez violemment avec ma famille et changer plusieurs fois de métier, mais le bonheur est à ce prix et si c’était à refaire, je recommencerais tout sans l’ombre d’une hésitation. »

Emmanuel écrit cette lettre (voir ci-dessous) que vous allez découvrir en 2011, « alors que la situation administrative de notre famille était bien stabilisée, nous étions plus en lutte pour obtenir une reconnaissance familiale de notre couple. » Il fait le choix de les adresser à sa belle-mère, car « cette femme restera toujours pour [lui] un modèle de courage et de dignité ».


« Dis Papa, pourquoi Maman doit retourner dans sa rizière ? » - Seraincourt, août 2011.

Maman,

Pour vous montrer combien votre petit-fils grandit, je voulais vous raconter la dernière aventure qu’il nous a fait vivre. Ce coquin nous a mis dimanche dernier dans un drôle d’embarras !

Figurez-vous, de retour de la messe du dimanche, que nous étions à table dominicale chez mes parents, quand Sébastien, cet adorable petit garçon de 10 ans, demande à la cantonade « Papa, pourquoi le voisin, il dit que Maman doit retourner dans sa rizière ? ».

Il faut savoir que depuis que son épouse est décédée, ma mère apporte à ce voisin une salade tous les midis, « pour qu’il puisse aller en forme faire ses prières ! ». Bien, après quelques toussotements gênés de ma mère qui a essayé de changer le sujet de conversation, j’ai pris votre petit-fils sur les genoux et j’ai essayé de lui expliquer cette triste réalité de la manière suivante :

« Tu sais mon grand, ta Maman vient d’un pays très lointain, Madagascar, et grâce à cela, vous êtes toi et ton frère à la fois malgaches et français, vous avez deux origines très différentes avec des coutumes différentes. Cela vous donne une grande richesse car vous êtes un mélange de ces deux mondes, et que pour chaque moment de la vie, on essaye, ta mère et moi, de vous faire connaitre la réalité de chacune de vos origines. Un jour, dans de nombreuses années, vous recevrez les terres que possède votre Maman là-bas, exactement comme notre maison de Seraincourt qui sera à vous. Vous savez manger le Ravitoto sur une natte dans la cour de Mamy, comme vous savez bien vous tenir sur votre chaise chez ma Maman.

Mais beaucoup de gens en France ne connaissent pas d’autres vies que celle d’ici. Pour eux, Madagascar est un monde inconnu, qui leur fait peur, car les hommes ont souvent peur de ce qu’ils ne connaissent pas, exactement comme toi qui as un peu peur du collège : ta maitresse t’en a parlé, tu l’as vu de loin, mais tant que tu n’iras pas tous les jours, que tu ne le connaitras pas bien, tu risques de regretter ta vieille école.

Pour beaucoup de Français ici, c’est pareil, comme ils ne connaissent pas le pays de ta Maman, ils le refusent, et donc ne veulent pas qu’elle reste ici, pour être sûrs qu’ils pourront toujours garder leurs coutumes, leurs habitudes.

Simplement, mon grand, tu peux te dire qu’ils n’ont pas la chance que tu as de vivre dans un environnement de mixité, si un jour ils veulent bien t’écouter, tu pourras leur dire le bonheur que tu as d’avoir deux cultures, mais sinon, cela n’est pas grave, tu resteras toujours mon petit prince, riche de ta diversité, et surtout, mon grand, n’oublie jamais que tu es aussi malgache que français, et que tu peux en être fier. »

Vous auriez été heureuse, Maman, de voir combien votre petit-fils est attaché à ses racines malgaches, il nous pose souvent des questions sur les lémuriens, sur l’école et les jeux de ses cousines, ou même sur l’évolution de votre maladie. Nous espérons tous pouvoir venir vous voir rapidement.

Voilà Maman, je vous embrasse tendrement et espère pouvoir revoir vite la chaleur de votre regard, de votre accueil et de l’amour que vous pouvez nous donner.

Emmanuel


Fanny et Alejandro

En avril 2009, Fanny se rend à Tegucigalpa, capitale du Honduras, pour son stage de fin d’études. Quelques semaines après son arrivée, elle rencontre Alejandro. En juillet 2009, un coup d’état précipite le pays dans une période d’instabilité politique importante. Alejandro s’engage dans le mouvement de résistance. Fanny l’accompagne dans de nombreuses manifestations, réunions et mobilisations politiques. Quelques semaines plus tard, son stage touche à sa fin et son départ du Honduras approche à grand pas. Elle rentre en France, laissant Alejandro à Tegucigalpa, sans savoir ce que leur couple va devenir.

Ils se contactent régulièrement pendant plusieurs mois, puis décident de se revoir. Alejandro vient en France pour la première fois lors d’un voyage en janvier 2010. Après de nombreux mois d’attente, Fanny peut enfin le rejoindre au Honduras : l’association auprès de laquelle elle avait réalisé son stage en 2009 lui propose de continuer à travailler sur le projet qu’elle avait initié.

En octobre 2010, Fanny rejoint Alejandro à Tegucigalpa. Mais la situation du pays ne cesse de se dégrader et devient très préoccupante. Trois mois après son arrivée, elle ne se sent plus en sécurité et décide de rentrer en France. Fanny est alors partagée entre deux sentiments : bien que soulagée de retrouver sa sécurité, elle culpabilise vis-à-vis des personnes qu’elle a laissées sur place, dont Alejandro. Elle lui écrit alors cette lettre (voir ci-dessous), trois mois après son retour en France.

Aujourd’hui, Fanny et Alejandro travaillent dans différents pays et continuent de vivre leur histoire d’amour à distance. En raison de la violence qui sévit au Honduras, Fanny ne souhaite pas y vivre pour le moment. Alejandro, quant à lui, préfère ne pas s’installer en France, par peur d’un déclassement social et professionnel : il craint de ne pouvoir s’épanouir professionnellement dans un pays où ses diplômes risquent de ne pas être reconnus. Tous les deux travaillent dans l’humanitaire et recherchent un pays (ni en Occident, ni en Amérique Centrale) où s’épanouir professionnellement et s’installer ensemble, à l’abri de l’insécurité qu’ils ont pu connaître au Honduras.


« Sommes-nous prisonniers de nos frontières alors même que notre amour aspire à les repousser ? » - France, Mai 2011.

Mi amor,

Je t’écris de mon nouvel appartement, entourée par ses murs qui vont m’accompagner le temps de notre séparation, le temps de notre attente et de nos échanges virtuels. A nouveau en face de cet écran, à nouveau dépendante de notre connexion internet capricieuse, à nouveau loin de toi sans savoir exactement quand nous pourrons nous réveiller ensemble comme avant. Je suis partie loin de toi, je suis rentrée « chez moi » sans toi, te laissant seul lutter pour que ton pays soit celui dont tu rêves.

Pardon de ne pas avoir réussi à t’accompagner dans ton combat, dans ta volonté de changer l’injustice et l’exploitation qui te touchent tant. Elles me touchent aussi. Ta lutte et le combat de ton peuple m’ont nourrie, enrichie et fait grandir. Cette lutte me manque terriblement et à la fois je me sens protégée d’en être loin. J’ai décidé de partir car je n’arrive plus à avoir le courage et la force de voir quotidiennement l’impunité, les crimes, l’impuissance, l’ingérence étrangère, les femmes meurtries par la violence du patriarcat.

J’ai bien essayé pourtant, je suis venue vivre un bout de l’histoire de ton pays, une partie de ton combat, j’y ai même collaboré au mépris de ma sécurité et me suis associée aux sans-voix dans leurs efforts pour exister. Mais l’inégalité fondamentale qui nous sépare même si nous la surmontons dans notre couple est structurelle : je suis née à un endroit où je peux circuler librement et d’où je peux partir et me mettre à l’abri.

Partir pour me protéger m’a fait mal quand je pense à toi et à tous ceux que j’ai laissés et qui eux ne peuvent pas prendre la fuite. J’ai encore plus mal quand je pense que ma peur implique notre séparation et de te demander de te désolidariser avec ton peuple, de choisir entre l’amour et la lutte politique. J’ai peur quand je sais que tu vas quitter beaucoup pour arriver sur un sol où tu ne seras pas le bienvenu. Contrairement à ton pays qui m’a ouvert ses bras d’acier, le mien refusera d’ouvrir ses portes dorées. Nous devrons les percer, trouver la faille, ruser pour espérer t’y faire rentrer. Nous devrons négocier ta présence et prouver que notre union est authentique.

J’ai peur car je sais que le traitement que va te donner mon pays te renverra sans cesse à l’inégalité de fait entre le blanc et le non-blanc, entre celui qui peut apporter une valeur ajoutée dans notre économie et celui qui n’a pas des ressources labellisées du sceau de nos sociétés « développées et industrialisées ». Quel poids auront tes diplômes, ton savoir, tes qualités dans ma société ? La valeur d’un être humain dépend-elle de l’endroit où il s’est construit ?

Comment faire pour que ta venue ne représente pas un sacrifice trop lourd pour tes envies, tes projets, ton sentiment d’exister et ta dignité ? Vais-je devoir te condamner à être sans papiers et sans droits pour pouvoir t’avoir à moi ? Mon pays qui me protège de ce que vit ton pays, mon pays qui m’a donné des opportunités que beaucoup n’ont pas, sera celui-là même qui te réduira à n’être qu’un étranger, un autre à contrôler, un autre à demi réalisé ? Sommes-nous prisonniers de nos frontières alors même que notre amour aspire à les repousser ?

Contrairement à ce que beaucoup pensent, tu ne viens pas vers le nord, vers la France pour trouver une vie meilleure ou pour profiter des aides qui existent. Je sais que ta venue sera pour toi synonyme de déclassement social, de tracas administratifs, de difficultés financières, d’incertitude, d’instabilité.

Je ne sais que faire de cette peur qui s’insinue en moi, de ce débat dont je retourne les implications dans ma tête sans cesse. Mon amour te condamne-t-il en même temps qu’il te nourrit ? Ton amour m’oblige-t-il à assumer le poids de la politique étrangère de mon clan ? Devons-nous choisir entre la violence de ton pays et la fermeture à l’autre du mien ?

C’est un choix qui est trop lourd pour moi, trop lourd pour que je puisse t’aimer sans peurs ni doutes. Je dois pourtant continuer à me débattre pour nous ainsi que pour les valeurs que notre amour incarne, pour ce qu’il représente, implique pour le monde que nous voulons façonner pour nos enfants.
A toi mon amour lointain et si proche à la fois.
Je t’aime.

Fanny

Haut les cœurs : lettres d’amoureux au ban public, Ed. La ville brûle, 8 euros. Il comporte 133 pages : une préface d’Erik Orsenna, une lettre des Amoureux au ban public (avant-propos), le récit du parcours de 14 couples et surtout leurs lettres, et pour compléter, des repères juridiques. Pour le commander dans la librairie la plus proche de chez vous, rendez-vous sur lalibrairie.com. Pour soutenir les Amoureux, il est également possible de le commander directement sur leur site en cliquant ici.

Photo de une : CC Patrick Subotkiewiez