Franchises médicales

Coupable d’être malade

Franchises médicales

par Ivan du Roy

Malade du Sida, Bruno Pascal Chevalier a entamé une grève des soins pour protester contre les franchises médicales qui frappent durement les revenus modestes.

Photo : Claude Germerie

Cet article a été initialement publié dans l’hebdomadaire Témoignage Chrétien

Il est énervé, Bruno Pascal. Et ce n’est pas la lettre que le président de la République lui a écrite le 14 janvier qui va le calmer, bien au contraire. D’une lointaine banlieue de l’agglomération parisienne, Morsang-sur-Orge dans l’Essonne, Bruno Pascal Chevalier a lancé une croisade contre l’injustice. Malade du sida, il a entamé une grève des soins depuis plus de trois mois, et l’a fait publiquement savoir début janvier. Les raisons de sa colère : les franchises médicales instaurées par le gouvernement Sarkozy et appliquées à partir du 1er janvier. Son action va bien au-delà de son propre cas, insiste l’homme de 45 ans. Travailleur social, employé par la mairie communiste de Morsang, il se considère d’ailleurs comme un privilégié en tant que salarié. Sur le terrain, il voit de plus en plus de gens renoncer aux soins, non par choix mais à cause de leurs coûts. Sa démarche est individuelle et il n’invite personne à suivre son périlleux choix.

« J’utilise mon image pour redonner la parole aux malades, pour qu’ils se reprennent en charge. Je, c’est nous. À nous de faire monter la pression, de continuer à témoigner, jusqu’à la victoire : l’abrogation des franchises médicales », explique cet infatigable militant de la lutte contre le sida, passé par Act Up et Aides. Ce nouveau combat rencontre un écho certain : des comités se créent, la pétition « contre la franchise Sarkozy » circule dans les quartiers comme sur internet. Elle vient de dépasser les 90 000 signatures. « Des mamies m’appellent et font des collages », sourit-il. De Pierre Bergé à Marie-George Buffet en passant par Jean-Luc Romero (UMP), les messages de soutien se multiplient. Les médias, télévisions comprises, commencent à affluer dans la petite boutique d’Artisans du Monde de Morsang, où Bruno Pascal reçoit les visiteurs quand il n’actualise pas son blog.

Pathologies graves

À droite, les mauvaises langues (bien portantes) stigmatisent une action qui vise à économiser 50 euros par an, le plafond des franchises. Ce que rappelle courtoisement le président de la République dans sa lettre au gréviste des soins : « C’est une somme qui reste modique et toutes les objections faites à ce dispositif me semblent occulter la réalité. » Celui qui s’est accordé en octobre dernier une augmentation de salaire de 140 % semble, du perron de l’Élysée, avoir oublié la réalité vécue par plusieurs millions de ses concitoyens. « Pour beaucoup de familles modestes, aller chez le médecin passe après le paiement du loyer et les dépenses alimentaires », répond Bruno Pascal. Il le constate tous les jours en tant que travailleur social, loin des pupitres des conférences de presse mais à l’écoute des gens. Seuls les bénéficiaires de la CMU, percevant moins de 606 euros par mois, les enfants et les femmes enceintes (quels que soient leurs revenus) sont exonérés du paiement des franchises médicales. Celles-ci frappent particulièrement les personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté (817 euros mensuels) mais qui ne sont pas assez pauvres pour bénéficier de la CMU, soit deux millions de citoyens selon l’Uniopss (1).

Bruno Pascal n’est pas dans ce cas. Pour lui, lutter contre la maladie signifie cependant une trentaine de consultations par an au bas mot. Soit de nombreux frais pour « les soins, les visites médicales, le kiné, l’orthophoniste, les hospitalisations éventuelles, les maladies associées au sida et les complications, les dépassements d’honoraires et les déremboursements de médicaments », détaille-t-il. Une crème anti-dessèchement de peau est, par exemple, passée en produit de luxe. Autre paradoxe : son salaire a été augmenté de 44 euros mensuels, ce qui lui a fait dépasser le plafond pour percevoir l’allocation compensatoire pour l’aide à domicile de 120 €, qui lui a donc été supprimée. Résultat : une perte nette de 80 € mensuels. Tous les malades de pathologies graves sont concernés.

Accès aux soins

« C’est l’association de toutes ces franchises ajoutées au non-remboursement de plus en plus fréquent de médicaments qui pose problème. En tant que citoyen, comment peut-on être témoin de cela sans agir ! », interpelle Bruno Pascal. Cette situation est déjà difficile pour ceux qui ont des revenus corrects. Qu’en est-il pour la moitié des personnes séropositives qui, selon l’association Aides, vit avec moins de 760 euros par mois ? « La priorité est alors de se loger, de manger : de survivre. Pourtant, ces mêmes personnes doivent déjà payer de leur poche au moins 500 euros par an pour pouvoir se soigner », chiffre l’association de lutte contre le Sida. Pour Bruno Pascal, l’instauration des franchises médicales est une étape supplémentaire vers « une vraie remise en cause de la Sécurité sociale et de l’accès aux soins », voulue par Nicolas Sarkozy. Le frère du président, Guillaume, n’est-il pas l’un des dirigeants du groupe d’assurance sociale Médéric, qui a tout intérêt à ce que la protection sociale s’affaiblisse pour que les assurances complémentaires et privées prennent le relais ?

« J’ai fait ce que j’ai dit », martèle le chef de l’État dans sa lettre à Bruno Pascal, au nom de la « responsabilité ». Plutôt de la culpabilité d’être malade, rétorque le travailleur social. « Qu’on s’appelle Sarko ou machin, cela ne me fait pas peur. » Seule la fatigue, et les conséquences éventuelles de la grève des soins, pourraient venir à bout de sa détermination. On s’inquiète cependant de son état de santé, impossible à mesurer faute de consultations. « Je bénéficie d’un grand luxe : je suis à cinq minutes de mon travail. Tous les midis, cela me permet de venir dormir un peu. Sans cela, je ne tiendrais pas ». Le militant a l’habitude des combats difficiles. Vingt ans plus tôt, après avoir appris sa séropositivité, il se rendait aux manifs en chaise roulante, une perfusion au bras. La maladie était encore plus taboue qu’aujourd’hui.

Tabou

Communiste, il a bataillé aux côtés de Rémi Darne, décédé de la maladie en 1996, pour que le Parti s’ouvre sur le sujet. Animateur d’une commission « banlieue » au sein d’Act Up, il n’hésite pas à prendre à contre-pied les visions rétrogrades que suscitent l’homosexualité et le sida, y compris chez les jeunes. « La banlieue, c’est comme la province lorsque tu souffres d’une pathologie liée à la morale : tu es confronté à un rejet, à des difficultés. » Il déplore le tabou qui perdure encore aujourd’hui. « Combien de familles se sont déchirées face au problème du dialogue ? Des gens que j’ai connus ont perdu leurs amis, leur appartement, ont vécu une cassure affective et un abandon social. Et une fois que l’on va mieux, comment reconstruit-on sa vie ? » Lui-même a failli sombré en 1999 quand son ami est mort du Sida. « S’il n’y avait pas eu un élan de solidarité, j’aurais fini SDF ». Il préside toujours le Patchwork des noms, une association qui agit pour la mémoire des victimes du Sida. Si sa carte de visiteur de prison ne lui avait pas été refusée par l’administration pénitentiaire, il continuerait à se rendre régulièrement dans la commune voisine de Fleury-Mérogis pour rencontrer d’autres oubliés.

Là où soixante-dix organisations politiques, associations et syndicats, réunis au sein d’un « Collectif national contre les franchises et pour l’accès aux soins pour tous », ont échoué à lancer un mouvement de protestation, même si elles ont accompli un indéniable travail de fond, l’initiative au départ locale et individuelle de Bruno Pascal commence à porter ses fruits. Il interpelle concrètement les Français sur la vie quotidienne des malades et les dégâts que va provoquer la loi. « Tu nous donnes une leçon », lui a confié Marie-George Buffet. Dans l’attente d’une modification de la loi sur les franchises, il « invite tous les Français, en particulier les malades, à déduire de leurs impôts les franchises médicales ». Car il ne s’agit pas seulement de fiscalité ou d’équilibre budgétaire, mais de la vie.

Ivan du Roy

1.Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux