Coronavirus et austérité

La pandémie de Covid-19 va-t-elle mettre fin à trois décennies d’austérité imposée à l’hôpital ?

Coronavirus et austérité

par Ivan du Roy, Rachel Knaebel

Le gouvernement Macron n’est pas le seul responsable de la situation d’abandon de l’hôpital public. Trente ans de politiques de réduction des dépenses l’ont mis à genoux, malgré les alertes des personnels soignants.

« Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché », a déclaré Emmanuel Macron lors de son allocution télévisée du 12 mars. « La santé n’a pas de prix. Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies quoi qu’il en coûte », a-t-il ajouté. Si ces annonces se concrétisent et dépassent le stade de la communication élyséenne, elles rompront avec trois décennies de lent démantèlement de l’hôpital public.

Il aura cependant fallu une pandémie risquant de faire imploser l’hôpital public. Pourtant, depuis un an, les services d’urgences ont multiplié les grèves, les actions et les « SOS » pour dénoncer les effets dévastateurs des restrictions budgétaires et des suppressions de lits. Après des mois d’un mouvement inédit, le gouvernement avait déjà promis quelques mesures jugées bien trop minimes par les soignants. Brigitte Macron, l’épouse du président, a même appelé à aider les hôpitaux via une opération de charité « pièces jaunes », dont elle pris la tête, et qui s’est terminée le 15 février [1]. Une logique caritative bien éloignée des déclarations présidentielles un mois plus tard.

C’était sans compter le Covid-19, qui place des hôpitaux déjà occupés à combattre la fin de la grippe saisonnière, en première ligne face à cette nouvelle pandémie. Le virus, apparu en décembre à Wuhan en Chine et détecté en France le 24 janvier, a poursuivi sa progression exponentielle, contaminant de plus en plus de personnes. Si sa létalité semble demeurer faible, les personnes chez qui la maladie se déclare sous forme sévère ont besoin de soins intensifs pendant une à deux semaines pour guérir. Conséquence : de plus en plus de lits sont occupés durablement alors même que l’épidémie pousse chaque jour de nouveaux malades vers les urgences.

Six semaines après l’apparition du virus en France, des personnels de services de soins intensifs de plusieurs hôpitaux, en particulier dans l’Oise, l’un des foyers de contamination, disent déjà être débordés. Que se passera-t-il en cas de pénurie de places en réanimation face à un afflux de personnes gravement atteintes ? En Italie, certains hôpitaux ont été contraints de trier les patients en catastrophe, ce qui pose de lourdes questions éthiques : qui sauver et qui laisser mourir ? [2]

« Il est donc de notre devoir de continuer, malgré l’épidémie de coronavirus, à tirer la sonnette d’alarme sur la situation catastrophique dans laquelle opère un certain nombre de services hospitaliers. Derrière ce constat, ce sont des soignantes totalement dévouées à leur tâche, qui pallieront une fois de plus les manquements du système afin de protéger la population face à cette nouvelle menace », alertent le 28 février Justin Breysse et Hugo Huon, deux porte-parole du Collectif inter-urgences, qui mène la mobilisation des soignants de l’hôpital depuis un an [3]. Pour la première fois depuis un an auront-ils été entendus ?

Inverser la tendance et renforcer les moyens de l’hôpital public constitue effectivement une « rupture ». Car sa « situation catastrophique » ne vient pas de nulle part. Si l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn n’a rien fait pour y remédier rapidement, plusieurs de ses prédécesseurs sont également responsables de cet abandon. Trois décennies de politiques budgétaires ont visé avant tout à réduire les dépenses publiques de santé.

On commence par chiffrer l’activité de l’hôpital

Tout commence en 1983, avec le tournant de la « rigueur » pris par le gouvernement socialiste. Un haut-fonctionnaire, Jean de Kervasdoué, met en place un « programme de médicalisation des systèmes d’information ». L’objectif est de quantifier et de standardiser l’activité et les ressources des établissements de santé. Officiellement, il s’agit de diminuer les inégalités entre hôpitauxs. Il s’agit aussi de mieux contrôler les dépenses [4]. Le ministère de la Santé développe progressivement un système d’information qui classe les séjours à l’hôpital en grandes catégories et permet d’en établir le coût moyen. « Au début des années 2000, le ministère est en mesure de connaître la “production” de chaque hôpital ainsi que son coût », rapportent les sociologues Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent dans leur ouvrage La casse du siècle, sorti l’an dernier [5].

Puis on fixe des « objectif des dépenses de santé » à ne pas dépasser quels que soient les besoins

Alain Juppé est alors Premier ministre du premier mandat de Chirac. Il édicte par ordonnance, sans vote des parlementaires, l’« Objectif national des dépenses d’assurance maladie » (Ondam). Il s’agit d’un plafond de dépenses de santé à ne pas dépasser, quels que soient les besoins de la population. Chaque année, ce plafond est défini dans la loi de financement de la Sécurité sociale. « Les objectifs clairement avoués par les pouvoirs publics étaient de réduire de 100 000 lits le parc hospitalier français, soit près du tiers de sa capacité », explique l’Institut de recherche et documentation en économie de la Santé [6].

Ces ordonnances aboutissent rapidement à la fermeture des plus petits établissements. Plus de 60 000 places d’hospitalisation à temps complet (définies en nombre de lits) disparaissent entre 2003 et 2016, dont près de la moitié en médecine et chirurgie [7]. Les gouvernements se succèdent, mais ce plafond des dépenses devient de plus en plus coercitif. Pourtant la population augmente, ainsi que la part des plus âgés donc des plus fragiles, et que le recours aux urgences s’intensifient [8].

On instaure la tarification à l’acte et on pousse les hôpitaux à s’endetter

« Moderniser la gestion, favoriser l’investissement, motiver chaque acteur. » Voilà comment le ministre de la Santé Jean-François Mattéi – sous le second mandat Chirac – présente son « plan hôpital 2007 » [9]. Ce projet est lui aussi adopté par ordonnances, sans débat démocratique. Il instaure la controversée tarification à l’acte (T2A) pour la médecine, l’obstétrique et la chirurgie pratiquées dans les hôpitaux publics.

Selon ce nouveau mode de financement, les établissements reçoivent un budget en fonction du nombre d’actes qui y sont réalisés. Chaque acte a une tarification particulière. Plus il y en a, plus le budget augmente. Ce nouveau mode de calcul privilégie ainsi les actes techniques et quantifiables. Il pousse à délaisser le travail de suivi, d’accompagnement et d’échange avec le patient, tout ce temps qui n’est pas quantifié et monétisé par les tableurs des managers. Les hôpitaux sont ainsi soumis à plus de pression et à une logique de rentabilité. « La tarification mise en œuvre à partir de 2004 a été utilisée par l’État pour forcer les hôpitaux à comprimer leurs coûts de production », écrivent les auteurs du Casse du siècle.

Un autre volet du plan hôpital 2007 consiste à pousser les hôpitaux à se moderniser et à construire de nouveaux bâtiments. Une bonne chose en apparence. Sauf que cette modernisation est financée en grande partie par l’emprunt sur les marchés financiers. La même politique se poursuit avec le plan hôpital 2012, lancé trois ans plus tôt, au moment où éclate la crise financière.

Résultat : les hôpitaux, comme nombre de collectivités locales, se retrouvent piégés par des emprunts toxiques, notamment ceux accordés par la banque Dexia. Les taux de ces prêts étaient indexés sur les cours de monnaies comme le franc suisse, cours qui ont monté en flèche avec la crise. L’endettement est presque devenu aussi incontrôlable qu’une pandémie : entre 2002 et 2012, la dette des établissements publics de santé triple [10].

Une loi consacre les directeurs-managers contre les médecins

En 2009, la ministre de la Santé Roselyne Bachelot – sous la présidence Sarkozy cette fois – fait voter la loi dite « Hôpital, patients, santé et territoire ». Celle-ci démet les médecins d’une grande partie de leur pouvoir. La commission médicale d’établissement, composée de médecins, devient subordonnée au chef d’établissement, qui joue le rôle du manager. Le pouvoir est transféré dans son intégralité aux directeurs. Or, ces directeurs ne sont souvent plus des médecins, issus du terrain, et n’ont pas de formation médicale. Ce sont des hauts-fonctionnaires passés par l’École des hautes études en santé publique, une sorte d’ENA dédiée à la gestion financière des hôpitaux.

Une nouvelle loi impose les regroupements

Sous la présidence de François Hollande, Marisol Tourraine fait à son tour adopter une loi pour réorganiser l’hôpital. Cette « loi de modernisation de la santé » est votée en 2016. L’une de ces mesures centrales est la création des « groupements hospitaliers de territoire ». Tout hôpital a l’obligation d’y adhérer. Ces groupements doivent inciter aux fusions entre hôpitaux, ce qui permet, au final, de réduire les nombre des établissements et de poursuivre la suppression de lits.

On le sait depuis la crise de la dette : l’austérité nuit aux soins

« Si les Italiens n’ont pas la capacité à soigner, c’est parce que ça fait dix ans qu’ils pratiquent une austérité sur les services publics et sur l’hôpital. Et nous en France, on en est pas loin », alerte l’économiste Thomas Porcher il y a quelques jours sur Regards, avant que la pandémie ne soit officiellement reconnue [11]. Au début des années 2010, des pays du Sud de l’Europe, comme l’Espagne, la Grèce et le Portugal, font face à une crise de leur dette publique et aux mesures de réduction des dépenses imposées par l’Union européenne. Leurs systèmes de santé, et donc la santé des citoyens, en pâtissent. En Espagne, le gouvernement adopte en 2012 un plan de réduction des dépenses de santé de sept milliards d’euros sur deux ans (Bastamag vous en parlait en 2015 ici). Le pays ferme ou privatise des dizaines d’hôpitaux et centres de santé. Près de 20 000 postes de soignants sont supprimés.

Au Portugal, l’accord conclu en 2011 entre Lisbonne et la troïka (Commission européenne, Fonds monétaire international, Banque centrale européenne) prévoit une coupe de plus de 600 millions d’euros dans la santé. En Grèce, des milliers de lits d’hôpital sont aussi supprimés. Des expérimentations d’hôpitaux autogérés apparaissent même pour pallier la pénurie et garantir l’accès aux soins pour tous.

« Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite, sans condition de revenus, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges, mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe », semble comprendre Emmanuel Macron. Même les tenants allemands du budget à déficit zéro, dont la chancelière Angela Merkel, estiment que cette « règle d’or » ne vaut plus dans la situation actuelle. Le Covid-19 va-t-il obliger les gouvernements à admettre leurs dramatiques erreurs ?

Rachel Knaebel et Ivan du Roy