Démocratie

« Le recours au Conseil d’Etat est devenu l’une des voies principales pour discuter des choix gouvernementaux »

Démocratie

par Ivan du Roy

Climat, réforme de l’assurance-chômage, contrôles au faciès… Le Conseil d’État est-il devenu le dernier bastion d’un débat démocratique mis à mal ? Entretien avec l’avocat Antoine Lyon-Caen.

Ce 4 août, le Conseil d’État a condamné l’État à payer une astreinte de 10 millions d’euros pour son inaction face à la pollution de l’air. Cette astreinte devra être payée chaque semestre tant que la juridiction administrative estimera que le gouvernement n’agit pas suffisamment. Fait rare, ces 10 millions devront être versés à « plusieurs organismes et associations engagés dans la lutte contre la pollution de l’air », comme l’association environnementale Les Amis de la terre, qui avait saisi le Conseil d’État, l’Ademe, l’Anses ou Airparif. En juillet, les juges administratifs ont également « enjoint au gouvernement » de prendre des mesures supplémentaires afin de respecter l’objectif de réduction de gaz à effet de serre fixé par les Accords de Paris sur le climat. Et ce, avant mars 2022, sous peine de le sanctionner d’une nouvelle astreinte.

Cela devient de plus en plus fréquent que le Conseil d’État sanctionne le gouvernement, et pas seulement pour son inaction en matière d’écologie : le 22 juin, saisis par des syndicats, les juges suspendaient les nouvelles règles de calcul de l’assurance-chômage ; dix jours plus tôt, ils annulaient plusieurs aspects du nouveau schéma du maintien de l’ordre, porté par Gérald Darmanin… Quel rôle joue cette vénérable institution de plus de deux siècles ? Pourquoi – et comment – doit-elle trancher des sujets de plus en plus complexes ? Entretien avec l’avocat auprès du Conseil d’État Antoine Lyon-Caen, qui y a notamment porté la contestation de la réforme de l’assurance-chômage et la dénonciation des contrôles au faciès réalisés par les forces de l’ordre.

Basta!  : Suspension de la réforme de l’assurance-chômage jugée inopportune, ultimatum au gouvernement pour qu’il respecte ses engagements en faveur du climat, annulation de plusieurs dispositions du schéma du maintien de l’ordre, de mesures prises lors de la crise sanitaire, ou encore d’entraves à l’accès des historiens aux archives… Le Conseil d’État semble être devenu le principal lieu d’arbitrage entre l’État et la société civile sur ce que doit ou ne doit pas faire l’État sur de grands enjeux de politique publique. Partagez-vous ce sentiment ?

Antoine Lyon-Caen [1] : Quand on voit le nombre de sujets dont le Conseil d’État est saisi et leur importance, le contentieux administratif est devenu l’une des voies principales pour discuter des choix gouvernementaux – ou de ses carences, dans le cas du climat. Le Parlement n’exerce sans doute pas suffisamment ses fonctions de contrôle de l’action gouvernementale. Progressivement, des représentants de la société civile, des ONG ou des syndicats – car ce sont eux qui portent ces actions – se tournent donc vers le juge administratif.

Celui-ci présente certaines qualités. D’abord, la procédure est contradictoire – c’est un mérite en soi. Ce caractère contradictoire joue un rôle important, on reconstruit une scène de discussion. Elle permet un échange d’arguments qui peut être assez musclé. Cela ne se passe pas dans d’autres lieux. Ce sont les syndicats ou les ONG qui attaquent l’État, et leur propos est très libre et très critique. De l’autre côté, le gouvernement ne fait que défendre sa position, ou son inaction, et ce n’est pas facile. C’est l’un des rares moments où le gouvernement n’a pas la maîtrise de la communication et du débat. À l’issue de l’audience sur l’assurance chômage, le 10 juin, où les cinq syndicats étaient confrontés au ministère du Travail, l’un des responsables syndicaux m’a dit : « Si l’on avait pris le temps de discuter comme on vient de le faire, je pense qu’on aurait eu une autre réforme. »

Autre vertu : les conseillers d’État. Beaucoup ont eu une expérience administrative et certains ont dirigé une administration centrale ou une entreprise publique. Ce ne sont pas des magistrats passifs. Ils savent ce dont on parle, sont rigoureux et ne se laissent pas abuser par certaines rhétoriques. Un ancien conseiller, qui a été directeur de cabinet d’un ministre, me disait ne pas se laisser tromper par ses successeurs lorsqu’ils tenaient un discours fataliste du genre « on ne peut pas faire autrement ». Ce type d’argument ne marche pas devant le Conseil d’État.

Ce nouveau rôle du Conseil d’État marque-t-il l’appauvrissement des espaces classiques de débats et délibérations ? Qu’est-ce que cela dit de l’état du dialogue social et politique dans notre pays ?

Tous ces espaces classiques se sont ritualisés. Le rituel a asséché doucement mais sûrement la discussion. C’est vrai pour les négociations interprofessionnelles, lorsqu’on réunit les partenaires sociaux autour du chef du gouvernement. Il n’y a pas cette critique parfois radicale et rigoureuse des initiatives gouvernementales, chacun reste dans son rôle. On peut se féliciter que le juge administratif se soit adapté mais on peut aussi être inquiet que les autres enceintes n’aient pas trouvé matière à se renouveler.

Théoriquement, le Conseil d’État ne peut contrôler que l’action du gouvernement, ainsi que celle des préfets. Il ne contrôle pas l’activité législative, qui est du ressort du Conseil constitutionnel. Ce qui est déféré devant le Conseil d’État, ce sont des décrets, des circulaires, et quelquefois l’inaction, la carence de l’État. Ce dernier point est probablement un objet de contestation qui va s’accroître. Plus le Conseil d’État devient ce lieu de discussion, de confrontation pacifique, plus les ONG, les syndicats se tournent vers lui. Cela s’est accentué depuis une petite décennie. Le Conseil d’État a bien compris les attentes de la société civile. C’est la première haute juridiction, avec le Conseil constitutionnel, qui communique. La durée des audiences est quelquefois surprenante. Quatre heures pour l’assurance chômage, pendant lesquelles le magistrat qui tient l’audience épluche le dossier, pose des questions aux uns et aux autres. Le Conseil d’État s’est organisé pour faire face à ces nouvelles demandes. Le juge judiciaire, lui, est saisi de manière beaucoup plus lente. Une affaire n’arrive à la Cour de cassation qu’au bout de trois ou quatre ans et ses audiences ne permettent pas vraiment l’échange, les deux parties parlent mais ne dialoguent pas. Ce n’est pas, pour le moment, une enceinte de discussion.

N’est-ce pas dû aussi à l’inflation de lois et de procédures accélérées, qui ne laisse plus le temps au débat ?

C’est un facteur. Mais il appartient aussi au Parlement de résister à cela. Il y a toujours un parti majoritaire sous la Ve République. Si celui-ci remplissait bien sont rôle, il ferait en sorte que tous les aspects d’un sujet soit vraiment étudié. Le Parlement n’utilise pas assez les auditions. Cela signifie aussi que l’esprit critique en France n’a pas décliné. Certains choix gouvernementaux sont la cible d’une contestation argumentée dont le gouvernement ne devrait pas avoir peur. Dans toutes les affaires que vous avez cité – assurance-chômage, climat, maintien de l’ordre, gestion de la crise sanitaire... – le discours contestataire est très construit, et évidemment très critique, mais c’est la richesse de la vie démocratique.

Sur les contrôles au faciès, vous êtes l’avocat des six ONG [2] qui ont mis en demeure l’État en janvier, puis déposé un recours en juillet devant le Conseil d’État. Cela signifie que le gouvernement n’a rien fait ?

Le gouvernement n’a pas répondu, mais il va probablement dire qu’il agit. Il a prétendu ouvrir une ligne téléphonique aux victimes de discriminations auprès de la Défenseure des droits. En fait, cela existe déjà. Ensuite, il a annoncé un budget pour les caméras piétons. J’espère qu’un débat vigoureux sera ouvert. Les contrôles d’identité au faciès relèvent de cette carence de l’État : laisser se dérouler des pratiques qui sont en contradiction avec les droits fondamentaux.

Sur la pollution de l’air, l’État a été condamné début août à une astreinte de 10 millions d’euros, qu’il doit répartir entre divers organismes publics et associations. Les décisions du Conseil d’État peuvent-elles être ignorées par un gouvernement ?

Les décisions du Conseil d’État astreignent. Il dispose de moyens de forcer un gouvernement à agir, même s’il utilise encore peu les astreintes financières. Il a une sorte de droit de suite : une section a la charge de veiller à la bonne exécution des décisions. Et puis le Conseil d’État a de la mémoire… Normalement c’est le Trésor public qui recouvre l’astreinte. Pour l’instant, il y a rarement d’affectation de cette somme à l’action que le gouvernement aurait dû entreprendre. Mais avec la récente décision sur le climat, le Conseil d’État a décidé que les sommes liquidées iraient à des institutions œuvrant contre le réchauffement climatique. L’astreinte ne va pas paralyser l’État financièrement. Mais la sanction, c’est aussi la stigmatisation que représente une telle condamnation. Elle peut avoir des répercussions politiques, c’est en tout cas ce qu’espèrent ceux qui utilisent ces recours.

Les mobilisations sociales ou sur le climat servent-elles encore à quelque chose si le gouvernement n’écoute ni les organisations ni les parlementaires, et qu’une contestation peut se régler favorablement devant le Conseil d’État ?

Le juge ne se retire pas sur son Aventin, il est dans la cité. Ce qui se passe dans la rue, dans la presse, a une extrême importance pour lui. Il est très sensible à ce qui se dit de l’action qu’il va juger. Les mobilisations jouent donc leur rôle. On voit bien, avec la crise sanitaire, combien certaines choses ont été décisives, notamment pour la protection du droit de manifester parce que, justement, il y a eu des manifestations. S’il n’y en avait pas eu, je ne suis pas sûr que le Conseil d’État aurait été saisi, et qu’il aurait pris la décision de suspendre l’interdiction de manifester. Je ne suis pas de ceux qui pensent que l’action juridictionnelle, en tant que telle, est transformatrice. Elle contribue, a sa part, mais une part variable et qui n’est jamais exclusive.

Le Conseil d’État peut-il être remis en cause, si ses décisions dérangent trop le pouvoir ?

Je n’exclus pas que, pour certains milieux gouvernementaux, amoindrir son rôle pourrait être le nouvel avatar des rapports entre les juges et l’administration. Mais il y a peu de moyens d’y arriver. C’est une institution qui a des racines très profondes. Je ne parle pas seulement de la durée historique [l’institution a été créée en 1799, ndlr], mais de son organisation. C’est excessif de dire que le conseil d’État est systématiquement critique. Il ne l’est pas, il est prudent. La France a une élite administrative dont le Conseil d’État est le sommet.

Pour jouer ce rôle, le Conseil d’État doit aussi être constitué majoritairement de gens qui gardent une certaine éthique et un attachement à l’intérêt général, sans être formaté idéologiquement ni pantoufler vers le secteur privé comme certains de leurs collègues de l’Inspection générale des finances...

Absolument. Très peu des membres du Conseil d’État pantouflent, parce qu’ils ont un autre cheminement. Ils ne partent pas, ou très peu, vers le privé. Cela tient à la vision que le Conseil d’État a réussi à donner de lui-même et de la mobilité qu’il autorise : aux nouveaux arrivants, il fait comprendre qu’ils ont passé la trentaine, suivi des études longues, qu’ils sont chez eux, que l’on veille à leur carrière et qu’ils peuvent progressivement montrer qu’ils savent juger l’action des autres – qui leur ressemblent étrangement d’ailleurs. Sans oublier l’histoire et la célébration des grands anciens, comme Léon Blum qui a apporté sa patte à la jurisprudence. Cela donne des raisons de rester. Je pense que c’est une institution que le temps n’érodera pas, même si elle se transformera doucement car elle aborde des sujets de plus en plus compliqués, comme le climat.

Comment s’organise le travail entre ONG, syndicats et les avocats pour attaquer l’État ?

C’est une collaboration étroite, avec une coconstruction. Dans le cas de l’Assurance chômage, j’ai représenté trois organisations syndicales. Le travail qu’elles ont accompli au préalable m’a été très utile. Sans leur expertise, je n’aurai pas été aussi loin dans l’analyse et les propositions. Certaines fédérations syndicales investissent fortement dans le travail analytique. D’autres considèrent le levier juridique comme négligeable, avec cette vieille idée d’un « droit bourgeois ». Les ONG ont un rapport différent au droit. Agissant depuis longtemps sur le terrain des droits humains, elles savent que le droit fait partie des leviers dont elles peuvent se servir. Dénoncer juridiquement une situation peut avoir beaucoup d’importance si une mobilisation l’accompagne. Les ONG sont une forme d’organisation très originale : s’y concentrent une partie de ceux qui autrefois participaient à la vie locale et nationale, et ceux qui ont une grande conscience des problèmes de notre société. Depuis une vingtaine d’année, elles sont devenues des ressources d’expertises, sur le climat, sur la police. Le savoir accumulé est vraiment impressionnant.

J’aimerais que tous les syndicats aient les mêmes accumulations de savoirs. Mais la faiblesse des effectifs, la concentration des responsabilités sur quelques-uns les entravent. Mobiliser, réaliser un tract, écrire une lettre au ministère du Travail : tout cela repose sur des petites équipes syndicales qui n’ont pas le temps ni même les ressources. Entre la connaissance que les ONG environnementales ont du réchauffement climatique et celle qu’ont les syndicats du fonctionnement de l’économie capitaliste, il y a un certain écart.

Vous êtes également spécialisé en matière de droit du travail et aviez participé au comité Badinter en amont de la première « loi travail », que vous aviez largement critiquée. Ce sujet semble un peu oublié par le débat politique. Comment voyez-vous l’évolution du droit du travail ?

Le choix fait en 2016 se perpétue : alléger le coût du travail pour les entreprises sans avoir l’air de remettre en cause les protections des travailleurs. L’État-providence et le droit du travail ne sont pas officiellement abandonnés, mais une dévaluation sociale est pratiquée. Cette double ligne crée des tensions, même à l’intérieur du gouvernement, mais c’est toujours la ligne de dévaluation sociale qui l’emporte. C’est aussi l’orientation dominante au niveau européen.

À quelles conditions la protection sociale pourrait l’emporter sur la dévaluation sociale ?

Dans une mobilisation sociale, qui est la condition pour que les choses évoluent, les syndicats ou les structures intermédiaires doivent jouer un rôle majeur pour ouvrir des perspectives. Mais depuis quatre ans, la capacité critique des syndicats ne s’est pas développée. À part des réactions à des mesures ponctuelles, on ne distingue pas les grands thèmes qu’ils veulent mettre en avant. Les syndicats étaient des éclaireurs jusque dans les années 1990. Je ne suis pas sûr que la lumière soit toujours là. Et la pandémie a accentué certains traits : un syndicat, c’est normalement un organe de proximité, de réseau, avec sa part de rencontres physiques. S’il n’est pas en mesure, parce que ça lui est interdit, de réunir ses militants, de publier un journal, un syndicat perd sa substance. À terme la distanciation pourrait leur être fatale. Vous devinez dans mon propos un certain regret sur l’état du syndicalisme français, dont l’usure, la lente érosion, paraît irrésistible. Or, une mobilisation sans perspectives nommées, cela conduit a des mouvements qui ne durent pas.

Comme pour les Gilets jaunes ?

C’est un exemple de mouvement qui a commencé très fort mais qui s’est délité faute de perspectives. À part quelques mesures institutionnelles modestes, les Gilets jaunes n’ont pas obtenu grand-chose. Pour se mobiliser, il faut avoir un espoir, et cet espoir, c’est la perspective que l’on trace. Dans leur jargon, les syndicats appellent cela un programme. Je préfère dire un espoir organisé : ce que l’on veut et comment on pense y parvenir. C’est la condition pour que les choses évoluent. Je ne crois pas à l’action parlementaire seule, surtout dans la Ve république. Lors des prochaines élections, nous aurons soit un bis repetita de 2017, soit quelque chose qui lui ressemblera. Prenez l’hypothèse de l’élection du président de la région Hauts-de-France, Xavier Bertrand : il a été ministre du Travail, il était déjà sur la même ligne générale de dévaluation sociale.

Dans la Ve république, sur le plan économique et social, ce ne sont pas les changements parlementaires qui sont moteur – même si sur d’autres sujets il peut y avoir des ruptures fortes. Je ne crois pas non plus que l’action juridictionnelle soit transformatrice en tant que telle. Je crois que les gens concernés sont quand même ceux qui connaissent le mieux leur situation et ce qui doit changer. Encore faut-il que se dégage une manière de les agréger, grâce à des organisations dont ils se seraient dotées.

Recueilli par Ivan du Roy
Photos : © Yann Lévy

Notes

[1Avocat auprès du Conseil d’État et de la Cour de cassation.

[2Amnesty international, Human Rights Watch, la Maison communautaire pour un développement solidaire (MCDS), Pazapas, Réseau égalité, Antidiscrimination, Justice interdisciplinaire (Reaji), Vox public, et Open Society Justice Initiative