Démocratie sanitaire

À Grenoble, une convention citoyenne pour gérer les effets de la crise du Covid-19

Démocratie sanitaire

par Barnabé Binctin

À Grenoble on ne se résout pas à subir la gouvernance très verticale décidée en petit comité à l’Élysée. Poursuivant un idéal de « démocratie sanitaire », la municipalité écologiste a lancé son propre comité de liaison citoyen sur le Covid-19. Reportage.

Les citoyens ont-ils leur mot à dire dans la gestion d’une crise comme celle du Covid-19 ? La question finirait presque par paraître incongrue tant le pouvoir actuel s’est jusqu’à présent bien gardé de se la poser. Avec son désormais célèbre conseil de défense, protégé par la confidentialité du bunker de l’Élysée – le bien-nommé « PC Jupiter », un poste de commandement exigu situé plusieurs mètres sous terre [1] – c’est peu dire qu’Emmanuel Macron ne s’est guère embarrassé de ces considérations.

Son approche est même à l’exact opposé : réuni en tout petit comité, tenu au secret-défense, ce conseil est vite devenu l’organe préférentiel pour affronter la pandémie et adopter toutes les grandes décisions, au gré des confinements, des couvre-feux et des reconfinements. Convoqué près d’une cinquantaine fois au cours de l’année 2020, il s’est ainsi substitué aux instances plus traditionnelles et collégiales, tel le Conseil des ministres, progressivement transformé en « simple chambre d’enregistrement » [2]. Sous couvert d’opérationnalité et d’efficacité, le président jupitérien a donc géré la crise du coronavirus comme il gère le pouvoir, de façon opaque et ultraverticale.

Les citoyens reprennent enfin la parole

À Grenoble, on veut pourtant croire que cette réponse n’a rien d’une fatalité. Démocratiser la gestion de cette crise sanitaire, en y faisant participer plus activement la société civile, c’est précisément le sens de l’expérimentation lancée par la ville à travers son « comité de liaison citoyen » spécial Covid-19. « Face à l’action solitaire du Gouvernement, et à ses réponses aveugles aux spécificités du terrain, nous avons nos propres leviers pour faire vivre le dialogue et la délibération collective, à l’échelle municipale », expliquait ainsi le maire écologiste, Éric Piolle, le samedi 7 novembre 2020. Ce jour-là, inaugurant officiellement le dispositif, une vingtaine de citoyens ont pris place dans une salle de l’Hôtel de ville pour débattre, le temps d’une matinée, de premières mesures prises par la municipalité dans ce contexte de crise sanitaire.

Au menu, une première délibération sur la tenue des marchés alimentaires, puis une deuxième concernant les différents moyens de lutter contre l’isolement. Pendant près de trois heures, les membres de la petite assemblée sont invités à donner leurs avis, faire part de leurs observations sur le terrain, à témoigner de leurs doutes ou de leurs inquiétudes, aussi. Le tout sous la houlette d’une animatrice professionnelle, Nathalie Jeauffroy, qui se charge de faire vivre les discussions selon différentes techniques, parmi lesquelles celle du « débat mouvant » – où l’on exprime son opinion en se positionnant dans l’espace – et ce, sans l’interférence des élus, absents de la salle des discussions.

Ces délibérations sont pour l’heure envisagées jusqu’en avril, à raison d’une réunion par mois. En décembre, les citoyens se sont prononcés sur les fêtes de fin d’année et la campagne vaccinale. La troisième session est prévue ce samedi 9 janvier. À chaque fois, la composition de l’assemblée change, tirée au sort parmi une liste plus large de 250 citoyens établie spécialement pour l’expérimentation : d’une part, un panel, paritaire et sans condition de nationalité, de 210 habitants qui ont été tirés au sort à partir de listings téléphoniques, auquel s’ajoutent d’autre part 40 volontaires du milieu associatif grenoblois, impliqués dans les thématiques de l’exclusion, de la jeunesse, du handicap ou encore du sport. En parallèle des assemblées mensuelles, un autre mode de consultation de ce comité citoyen ainsi constitué s’est également mis en place, à travers des questionnaires envoyés ponctuellement par mail.

Les premiers pas d’une « démocratie sanitaire »

À la sortie du premier concile, début novembre, les participants avaient fait part de leur enthousiasme quant à la démarche. Qu’on soit un grand habitué de la démocratie locale, comme Michel, président de l’Union de quartier Championnet, qui y voit là une « initiative intéressante » et admet « avoir encore découvert des choses ce matin, malgré un long passé associatif : la preuve qu’il est toujours enrichissant de pouvoir échanger sur les vécus actuels pour faire remonter des problématiques du terrain ». Ou qu’on soit beaucoup plus novice en la matière, comme cette gestionnaire-comptable, également mère de famille, qui raconte avoir souffert du coronavirus, contaminée par sa fille qui l’aurait attrapé à son collège, et qui remercie plusieurs fois de lui « avoir laissé la parole, j’en avais gros sur le cœur ».

Certes, la nature de ces premiers échanges a souvent accouché d’un consensus généralisé sur le constat : « C’est un peu comme nous demander si on est pour ou contre la guerre », ironise gentiment un musicien derrière son masque. Mais, en ces temps incertains, la fonction de témoignage est précieuse, selon Sébastien et Sabine, un couple en chaise roulante, qui ont participé activement aux débats et qui résument l’état d’esprit général : « Macron a décidé de nous confiner d’un coup d’un seul, mais il est un peu trop en haut pour comprendre toutes les implications que cela a dans la vie pratique des personnes du handicap, que ce soit par rapport aux auxiliaires de vie, qui n’ont pas assez de matériel, par rapport aux livraisons de repas, ou par rapport à l’isolement… C’est pour ça que ce genre d’outil est important ».

Ce dispositif, inédit à l’échelle nationale, s’inscrit dans une certaine culture de la participation que cherche à entretenir la municipalité emmenée par Éric Piolle depuis 2014, réélu largement pour un nouveau mandat en juin 2020. « Aujourd’hui, la concertation est devenue un mot magique en politique, tout le monde s’en réclame. Mais à Grenoble, on sent un vrai désir et une réelle ambition de favoriser cette participation citoyenne, dont témoigne cette démarche innovante », estime ainsi la sociologue Laurence Créton-Cazanave, qui a participé aux deux premières réunions, en position d’observatrice, en immersion discrète dans un coin de la salle.

En outre, dans le cas précis du coronavirus, cette expérimentation s’inspire d’une autre formule magique, celle de « démocratie sanitaire » : « On ne résoudra pas une crise de ce type-là, aussi complexe, par une approche descendante et ’’sachante’’ mais au contraire en embarquant l’ensemble des acteurs et des actrices dans le processus de décision. Les choix de société qui en résultent sont trop importants, avec des bouleversements de vie majeurs, pour qu’ils incombent à une petite cellule d’experts » , explique Pierre-André Juven, nouvel adjoint en charge de la santé à la Ville de Grenoble, à l’origine du dispositif [3].

Se libérer de la chape de l’état d’urgence

Pionnière, la municipalité grenobloise n’est pas pour autant isolée tant sont nombreuses les voix qui se sont élevées pour défendre une telle approche. À commencer par celle de Jean-François Delfraissy, le président du conseil scientifique : dès le 14 avril 2020, ce dernier alertait l’Élysée par une note, intitulée « L’urgence sociétale, l’inclusion et la participation de la société à la réponse du Covid-19 » et révélée par Mediapart, sur l’urgente nécessité d’impliquer les citoyens pour mieux construire leur adhésion aux décisions qu’ils se voyaient imposées. « L’exclusion des organisations de la société civile peut facilement ouvrir la voie à la critique d’une gestion autoritaire et déconnectée de la vie des gens » y était-il ainsi écrit, noir sur blanc.

En octobre, c’est la nouvelle Défenseure des droits, Claire Hédon, qui y allait de sa tribune pour défendre un « débat démocratique, [vecteur de] cohésion sociale ». Depuis, les critiques sur cette « captation » de la décision au plus haut sommet de l’État n’ont cessé de se multiplier à mesure qu’Emmanuel Macron se réfugiait avec ses experts dans son bunker. « Serait-il possible d’avoir un débat collectif sur la manière d’endiguer l’épidémie ? » demandait ainsi dans nos colonnes le sociologue et chercheur de l’INSERM, Gabriel Girard.

Derrière la question de l’acceptabilité sociale, il en va tout simplement d’un enjeu urgent d’efficacité : « Le virus est contagieux, et c’est dans une société déjà meurtrie et divisée, où les mesures de prévention seraient considérées comme illégitimes et donc peu respectées, qu’il progressera le plus », rappelait pour sa part le chercheur François Gemenne dans une tribune publiée dans Le Monde [4]. « Au contraire, c’est en libérant nos démocraties de la chape de l’état d’urgence et de l’imaginaire de guerre que nous remporterons l’adhésion aux mesures de prévention, sur le long-terme ».

De fait, c’est à une révolution plus profonde, celle des politiques de « gestion de crise », qu’ouvre ainsi l’expérimentation grenobloise, selon Laurence Créton-Cazanave : « Culturellement, on pense que l’efficacité des cellules dites de ’’gestion de crise’’ repose sur le fait d’être très qualifié et peu nombreux, dans un endroit un peu isolé du monde, pour réfléchir et prendre la bonne décision. Cela fait très longtemps qu’on fonctionne ainsi dans l’Armée et dans la sécurité civile ’’pure’’ type gendarme ou pompiers. Or depuis une trentaine d’année, cette gestion de crise s’est déployée comme mode de gouvernance de tous les problèmes, et Macron ne fait que pousser cette logique à l’extrême, de façon un peu caricaturale. »

« Il faut faire le pari de l’intelligence collective »

À l’inverse, qu’implique ainsi d’ouvrir cette gestion de crise aux citoyens ? La sociologue détaille ce qu’elle qualifie de « renversement de paradigme » : « Ce qui se passe dans une cellule de crise, ce n’est rien de moins qu’une sélection du monde – une sélection éminemment politique, même si elle se cache en apparence derrière du technique : que regarde-t-on pour agir, quelle image du monde décide-t-on de prendre ? Or les citoyens ont, de facto, une expérience du monde qui est bien plus diversifiée et transversale que celle des experts, cantonnés à leurs domaines de compétences particuliers. Ils se confrontent aux problèmes du quotidien, et peuvent être utiles et alimenter la réflexion des décideurs, en pointant d’autres enjeux d’anticipation, en soulevant des questions dérangeantes et inattendues. On sort d’une logique de gouvernance uniquement par instruments et expertises, pour faire le pari de l’intelligence collective, en donnant une vraie valeur à la participation et en assumant la remise en question qu’elle induit. C’est la même bascule à l’œuvre avec la Convention citoyenne pour le climat. »

À la différence, toutefois, que ce comité de liaison citoyen – également surnommé la « convention citoyenne Covid-19 » – voit sa composition changer à chaque nouvelle réunion en présentiel, et que ses membres ne sont pas accompagnés d’experts et de scientifiques dans leur délibération. C’est une critique souvent formulée : « La principale déception, c’est qu’on nous demande essentiellement un avis consultatif sur des décisions, sans avoir plus de renseignements sur la justification de ces mesures, ni plus d’explications sur ce qui serait envisageable par ailleurs, estime ainsi Michel. Or tout n’est pas possible à l’échelle d’une municipalité, et on peut vite se perdre dans le mille-feuilles administratif. »

Les dures lois du jeu de la participation citoyenne, où la juste mesure dans le rapport entre décideur et administré reste un exercice subtil. « On est dans une tension permanente sur la question de l’expertise : il en faut toujours un peu pour cadrer le débat sur de bonnes bases, et en même temps ne pas en abuser pour ne pas l’étouffer », analyse Pierre-André Juven, qui plaide l’humilité quant aux premières retombées [5], reconnaissant que « tout n’a pas fonctionné parfaitement dès le début, mais on va progresser en marchant ». Fréquemment conspués, voici donc les « experts » à moitié réhabilités, en tout cas convoqués à la table des discussions : c’est l’autre enseignement fort, selon Laurence Créton-Cazanave. « C’est intéressant de voir les citoyens admettre qu’ils ne savent pas, sur tel ou tel sujet, et en appeler eux-même à une expertise. Cela renverse complètement le rapport : on ne leur impose plus, ce sont eux qui la demandent ! »

De quoi voir fleurir, après la convention citoyenne pour le climat et ce comité de liaison grenoblois, d’autres assemblées tirées au sort, dans les mois et les années à venir ? Ces nouvelles formes de représentation, garantes d’une démocratie plus « ouverte » selon les mots de la politiste Hélène Landemore , séduisent de plus en plus. Au point, semble-t-il, de convaincre Macron de lancer, lundi 4 janvier, un collectif de 35 citoyens tirés au sort et appelés à s’exprimer sur la stratégie vaccinale… Tardivement, et sans garantie de réelle prise en compte derrière le coup de com’, certes. Mais au moins, le bunker va devoir s’ouvrir un peu.

Barnabé Binctin

Notes

[2À la fin octobre 2020, une quarantaine de conseil de défense avait déjà été organisée

[3Par ailleurs sociologue au CNRS sur les questions de santé, Pierre-André Juven s’apprête à publier un ouvrage sur cette question de la démocratie sanitaire, coécrit avec Jean-Paul Gaudillière et Caroline Izambert : Pandémo-politique, réinventer la santé en commun, éd. La Découverte.

[4Tribune coécrite avec l’anthropologue Olivier Servais, à lire ici

[5Un premier bilan en a d’ailleurs été tiré au cours d’une web-conférence, à laquelle a participé Jean-François Delfraissy. Discussion accessible en ligne