Bien commun

Comment Paris a repris le contrôle de son service public de l’eau

Bien commun

par Olivier Petitjean

Un service public de l’eau plus démocratique, plus innovant, plus attentif aux enjeux sociaux et environnementaux, et moins coûteux pour le consommateur. Tel est le bilan de la remunicipalisation de l’eau par la ville de Paris, un service délégué jusqu’en 2010 aux entreprises Suez et Veolia. Comment cette reprise en main a-t-elle été possible ? Quelles leçons en tirer ? Entretien avec Anne Le Strat, adjointe au maire de Paris et ancienne présidente d’Eau de Paris, cheville ouvrière de cette remunicipalisation dans la capitale.

Basta! : Qui était favorable à la remunicipalisation de l’eau à Paris ? Était-ce avant tout une décision politique de la nouvelle municipalité arrivée aux commandes de la ville en 2001 ?

Anne Le Strat : C’était clairement une décision politique. Initialement, nous étions très seuls. La plupart des nouveaux élus socialistes n’étaient pas convaincus. Les services administratifs de la Ville de Paris n’étaient pas favorables à un retour en régie publique. Les employés de l’ancienne société d’économie mixte ont été convaincus quand nous avons mené avec eux une démarche de concertation sur l’avenir de la gestion de l’eau à Paris. En revanche, les syndicats des groupes privés étaient globalement défavorables à un retour en régie publique. La CGT Veolia, en particulier, s’est opposée activement à la remunicipalisation, et continue dans une certaine mesure de le faire aujourd’hui. Quant à la société civile, elle était très peu mobilisée à l’époque sur la question de l’eau.

Comment expliquer, dans ces conditions, que le maire de Paris Bertrand Delanoë ait persisté dans la décision de remunicipaliser le service de l’eau ?

Bertrand Delanoë et son cabinet ont d’abord été convaincus sur le plan technique et économique : ils ont vu qu’un opérateur public unique était la meilleure option. Ensuite, Bertrand Delanoë a vu le coup politique : la remunicipalisation de l’eau était un marqueur à gauche et une rupture avec l’époque des maires de droite, Jacques Chirac et Jean Tiberi. Elle s’inscrivait dans une politique municipale plus large de renforcement des services publics. Il y a aussi eu des facteurs personnels, comme la relation de confiance que nous avions, Bertrand Delanoë et moi, et le fait que contrairement à d’autres élus, il n’a jamais été lié aux grands groupes.

Quel a été le rôle des autres expériences de remunicipalisation de l’eau en France, notamment à Grenoble, dans cette démarche ?

Nous avons effectué des visites d’étude à Grenoble et à Cherbourg. Mais les exemples antérieurs n’ont joué qu’un rôle limité, parce que les remunicipalisations étaient encore très peu nombreuses à l’époque, et que la situation à Paris est très spécifique. Avant la création d’Eau de Paris, nous avions trois contrats de délégation de service public : deux contrats distincts pour la distribution avec Suez et Veolia pour la rive gauche et la rive droite respectivement, et un contrat pour la production avec une société d’économie mixte où la Ville était administratrice majoritaire et où Suez et Veolia étaient aussi administrateurs. C’était une situation très complexe, et il n’y avait pas réellement de précédent sur lequel s’appuyer.

A-t-il été facile d’intégrer les anciens personnels de Suez et Veolia ?

L’application du code du travail a permis le transfert des techniciens qui travaillaient sur le réseau de distribution, mais la plupart des cadres de Suez et Veolia ont été mutés au sein des groupes juste avant le retour en régie publique. Des négociations sociales ont permis une harmonisation des conditions salariales vers le haut pour l’ensemble du personnel. Mais la remunicipalisation a parfois été vécue comme une absorption des deux distributeurs (filiales de Suez et Veolia) par la société d’économie mixte de production, d’où une difficulté ressentie par certains salariés du privé au sein de la régie. Ce sont des problèmes que l’on retrouve à chaque fois qu’il y a fusion de personnels de sociétés différentes. La construction d’une culture commune prend du temps.

Veolia et Suez ont-ils mis des bâtons dans les roues ?

C’est clair. C’est raconté en détail dans l’ouvrage d’Agnès Sinaï, L’eau à Paris, retour vers le public (à télécharger ici). Cela dit, il y a eu une nette différence de ce point de vue entre Suez, qui a été relativement constructive, et Veolia, qui a vraiment cherché à nous rendre la tâche la plus difficile possible.

Le service de l’eau est-il aujourd’hui assuré dans son intégralité par la régie publique Eau de Paris, ou bien y a-t-il encore des délégations sur certains aspects du service ?

Il n’y a plus aucune délégation au secteur privé. Nous avons passé des marchés transitoires pendant deux ans pour les systèmes d’informations, le temps qu’Eau de Paris mette en place son propre système. L’enjeu des systèmes d’informations est aussi important que méconnu. Cela concerne aussi bien la facturation, les données relevées sur les compteurs, que les travaux d’intervention sur les infrastructures. Aujourd’hui, Eau de Paris est totalement maître d’ouvrage sur ce domaine, mais elle dépend encore pour partie de Suez et Veolia pour des questions de propriété de logiciels, dans le traitement de l’information.

Une réflexion est en cours au sein d’Eau de Paris pour se dégager totalement de cette relation. Aujourd’hui encore, lorsque nous demandons une information purement technique à Veolia par exemple, c’est difficile de l’avoir. Il reste également un autre marché avec Veolia sur la gestion des compteurs (pose et entretien). Là encore, Eau de Paris se pose la question de reprendre à son compte cette gestion.

Les rapports de la Chambre des comptes adressent un large satisfecit à la politique parisienne de l’eau. Est-ce une validation implicite du retour en régie ?

Le rapport de la Chambre ne cherche pas directement à comparer la gestion publique actuelle avec celle des anciens prestataires privés. Pour faire cette comparaison, il faut aller voir les précédents rapports de la Chambre sur la gestion de l’eau à Paris du temps de Suez et Veolia, notamment celui de 2000. C’est le jour et la nuit. De manière générale, les rapports des Chambres régionales des comptes ou de la Cour des comptes sont souvent extrêmement critiques, parce qu’ils sont là pour identifier des problèmes et inciter les collectivités à s’améliorer. En ce sens, les deux récents rapports sur la politique de l’eau à Paris sont en effet très positifs.

Le deuxième rapport de la Chambre sur la politique de l’eau de Paris déclare explicitement que le retour en gestion publique a permis à Paris de baisser le prix de l’eau tout en maintenant un niveau élevé d’investissement...

Ce constat est juste et c’est gratifiant que ce soit la Chambre qui l’admette. Le rapport qui porte sur la politique de l’eau de Paris en général est encore plus positif, car il valide les grandes orientations de cette politique. Des orientations stratégiques pour lesquelles je me suis parfois heurtée au scepticisme d’une partie des services administratifs parisiens, comme le fait de maintenir et valoriser le réseau d’eau non potable de Paris. Le rapport donne crédit également à la municipalité d’avoir mis en œuvre une politique de l’eau qui dépasse la seule dimension du petit cycle de l’eau, et d’avoir pris en compte des enjeux de préservation, de durabilité et de démocratie.

Au final, le bilan d’Eau de Paris est donc très largement positif ?

Eau de Paris jouit plutôt d’une bonne notoriété, à juste titre. Cela fonctionne, nous avons baissé le prix de l’eau tout en maintenant un programme d’investissement ambitieux sur le long terme, et la régie est très innovante sur de nombreux domaines. Je constate même que certaines de nos innovations sont reprises par les grands groupes.

Pourtant les entreprises privées n’arrêtent pas de dire que ce sont elles qui « innovent »…

Eau de Paris est le seul opérateur à permettre une participation du personnel et de représentants d’usagers et d’associations (avec voix délibérative). C’est une avancée démocratique qui inspire d’autres services et même les grands groupes. Eau de Paris a aussi été pionnière dans le domaine de l’égalité hommes/femmes au travail, sur les enjeux de préservation de la ressource en eau avec des partenariats avec les agriculteurs pour protéger la qualité de l’eau à la source, dans le domaine des économies d’eau, à travers les kits économiseurs d’eau que nous avons généralisé dans le cadre d’une charte signée avec tous les bailleurs sociaux parisiens. Sur le plan technique, nous avons été innovants en matière de services aux abonnés et aux usagers (centre d’appels, suivi des fuites, gestion des courriers et des réclamations etc.). Cette amélioration de la relation avec l’abonné/usager a été reconnue car Eau de Paris est récompensée depuis trois ans par le prix du « meilleur service clients » pour la distribution de l’eau.

Malgré le jugement extrêmement favorable de la Chambre régionale des comptes sur la gestion de l’eau à Paris, tout ce que la presse en a retenu lors de sa publication a été la perspective d’une future hausse du prix de l’eau. Qu’en est-il ?

Eau de Paris est confronté, comme tous les autres services de France et même d’Europe, à un « effet ciseau » entre des recettes (facturation de la consommation) qui diminuent en raison de la baisse de la consommation d’eau et des dépenses qui augmentent à cause notamment de nouvelles normes de traitement de l’eau. Cela n’a rien à voir avec le débat sur la gestion publique ou privée de l’eau, et cela n’est pas lié à un problème dans le fonctionnement d’Eau de Paris. Au contraire, Eau de Paris est plutôt en bonne situation financière. C’est l’un des rares acteurs du secteur à ne pas avoir besoin de recourir à l’emprunt, bien que les tarifs de l’eau n’aient pas augmenté depuis la remunicipalisation. Mais il est vrai qu’à terme Eau de Paris devra probablement, comme les autres, augmenter ses tarifs pour assurer l’équilibre de la régie. Pour moi, la question fondamentale est celle du mode de financement : on ne peut plus assurer le service uniquement sur la base d’une tarification à la consommation, au prix du mètre cube consommé. Et encore moins lorsque, comme Eau de Paris, on a une politique d’incitation des usagers à réduire leur consommation d’eau.

Quelle est la solution ?

Il faudrait réussir à différencier les usages de l’eau à Paris, pour distinguer entre usages commerciaux et usages domestiques, et faire payer davantage les premiers. Aujourd’hui, les acteurs économiques – cafés et restaurants, coiffeurs, pressings, dentistes,...– paient leur eau moins cher que les ménages parce qu’ils ont la possibilité de défiscaliser leurs charges. C’est un sujet politiquement sensible et ce ne sera pas simple techniquement mais je pense que cela serait plus juste.

Pensez-vous qu’il y ait un risque de voir la gestion de l’eau de Paris retourner au privé dans le futur ?

La question de la métropole parisienne est très complexe sur le plan institutionnel. Je constate que la droite parisienne n’a pas demandé le retour à la gestion privée sur Paris. Les tendances électorales récentes ne sont pas forcément favorables à la cause de la gestion publique, mais l’argument économique est clairement en faveur d’Eau de Paris. Et s’il y avait réellement une menace, il y aurait des levées de boucliers importantes. Eau de Paris a suffisamment fait preuve de sa solidité pour être soutenue, et il y a maintenant des forces prêtes à se mobiliser dans la société civile parisienne. Paradoxalement, le retour en régie et la création de l’Observatoire parisien de l’eau ont redynamisé la société civile.

Qu’est-ce que l’Observatoire parisien de l’eau ?

L’objectif était de mettre en place un espace citoyen de vigilance et d’information, auquel les élus de la Ville de Paris, les services administratifs et les agents d’Eau de Paris soient tenus de rendre des comptes. Tous les actes, tous les rapports, toutes les délibérations relatives à la gestion de l’eau doivent être présentées à l’Observatoire avant d’être examinées par le Conseil de Paris. Initialement, beaucoup de gens étaient sceptiques, mais maintenant ils en voient l’intérêt. Ce n’est pas une simple chambre d’enregistrement, informée a posteriori, comme il en existe beaucoup. Certes, c’est toujours le Conseil de Paris qui prend les décisions. Mais on tient compte de leur avis et, plus important encore, on doit leur présenter les informations de manière accessible. Cela n’enchante pas toujours l’administration, parce que globalement cela prend plus de temps pour expliquer les dossiers ou les rendre accessibles… Mais au final, cela conduit à une plus grande démocratie de l’eau, et c’est favorable à la gestion publique.

Existe-t-il des équivalents ailleurs ?

Très peu d’opérateurs publics de l’eau ont mis en place des espaces citoyens de ce type. Grenoble a créé un conseil des usagers, que l’on consulte sur le prix de l’eau. S’inspirant de l’expérience parisienne, la régie de Viry a également une gouvernance ouverte à la société civile. Mais l’Observatoire mis en place à Paris n’a pas véritablement d’équivalent. La plupart des opérateurs publics sont réticents à ouvrir leur gouvernance aux usagers et aux associations car cela implique des délais d’instruction et plus de moyens. Je pense pourtant que c’est indispensable pour la qualité du service public. Ce sont d’ailleurs ces innovations démocratiques qui intéressent le plus les observateurs étrangers.

Est-ce que l’Observatoire parisien touche réellement beaucoup de monde ?

L’Observatoire a permis à un certain nombre de personnes de se former aux enjeux de l’eau. Elles ne sont pas forcément extrêmement nombreuses, mais ce sont des gens issus de conseils de quartier, de bailleurs sociaux, d’associations qui tiennent à l’Observatoire et qui constituent des relais importants vis-à-vis du reste de la population parisienne. De même pour les associations qui siègent au conseil d’administration d’Eau de Paris, Que Choisir et France Nature Environnement : il s’agit de grosses structures d’envergure nationale.

Eau de Paris a rapidement acquis une très grande importance symbolique et politique au niveau français, européen et mondial. Vous avez été sollicitée pour vous rendre dans de nombreux pays pour soutenir des luttes contre la privatisation de l’eau...

J’ai été sollicitée pour témoigner de l’expérience parisienne, en Colombie au moment de la campagne pour le référendum sur le droit à l’eau de 2009, en Italie, à Berlin, etc. Ma spécificité était d’avoir des responsabilités à la fois politiques, en tant que militante et élue locale, et opérationnelles, en tant que présidente de la société d’économie mixte, puis de la régie Eau de Paris. Je suis aussi l’une des rares personnes à avoir suivi tout le processus de retour en régie à Paris depuis 2001. Pendant ce temps, les directeurs ont changé, d’autres élus sont partis. Et bien sûr, il s’agit de Paris, de la capitale de la France avec sa force symbolique. Tout cela confère une position très singulière.

Il y a aussi eu la création de structures plus institutionnelles, comme Aqua Publica Europea et France Eau Publique.

Aqua Publica Europea a été fondé par un petit groupe de personnes, pour défendre la gestion publique au niveau européen face au lobbying du secteur privé. En France, il existait déjà une sorte de club de régies, mais nous avons voulu créer une branche française d’Aqua Publica Europea – France Eau Publique – pour pouvoir nous renforcer et mutualiser davantage nos compétences. L’atout d’une multinationale, c’est la capacité de mutualisation au sein d’un même groupe : c’est l’objectif du réseau France Eau Publique de tenter de mettre en place des mutualisations, y compris des achats groupés, entre une multitude de régies.

Comment jugez-vous l’évolution de la situation en France depuis 2001 en ce qui concerne la gestion publique de l’eau ?

Il y a clairement une tendance favorable au retour en gestion publique, mais on ne peut pas dire que ce soit massif. Certes, il y a eu des remunicipalisations importantes, y compris dans des villes gouvernées par une majorité de droite, comme Nice, ce qui est très important. La cause des services publics peut dépasser certains clivages politiques. Quand Eau de Paris est revenue en gestion publique, de nombreuses régies en France ont sabré le champagne, parce qu’ils savaient qu’ils ne seraient plus considérés comme des sortes d’exceptions bizarres et détestables. Beaucoup de collectivités se sont servis des retours en régie publiques pour négocier des conditions plus favorables avec leurs prestataires. Suez et Veolia ont dû changer leurs contrats, ils gagnent moins d’argent. Au-delà des remunicipalisations proprement dites, la charge de la preuve s’est en quelque sorte inversée : maintenant, ce sont les prestataires privés qui doivent convaincre les collectivités de l’intérêt de passer par une délégation de service public plutôt que par une régie. Ce n’est pas rien.

Propos recueillis par Olivier Petitjean (février 2015)

 Entretien publié (dans sa version intégrale) dans l’ouvrage collectif Our public water future : The global experience with remunicipalisation (« Un avenir public pour notre eau : L’expérience mondiale de la remunicipalisation »). A télécharger ici.

Cet ouvrage est co-écrit par notre Observatoire des multinationales, avec deux think-tanks, le Transnational Institute (TNI) et Municipal Services Project (MSP), une organisation académique liée au monde syndical, la Public Services International Research Unit (PSIRU), et une organisation syndicale, la Fédération syndicale européenne des services publics (FSESP/EPSU).

La version française sera publiée dans quelques mois. Voir la synthèse des conclusions en français.

Plus de 180 villes dans le monde ont choisi de tourner la page de la privatisation de l’eau. Des métropoles comme Paris, Berlin, Buenos Airs, La Paz, Johannesburg, Atlanta, Kuala Lumpur ou Jakarta ont renoué avec une gestion publique. A lire : Les services publics sont-ils en train de gagner la bataille de l’eau face au secteur privé ?
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Photo : CC Claudio Saavedra