Big Data

Comment La Poste tente de constituer une base de données géante sur « tous les Français »

Big Data

par Le Postillon

Une entreprise française sait beaucoup de choses sur vous : où vous habitez, quand vous déménagez, de combien de membres se compose votre famille, quel type de colis vous recevez et de qui… Cette entreprise, c’est La Poste, déjà connue pour revendre des fichiers d’adresses à des entreprises pour leurs prospections commerciales. Un nouveau cap pourrait être franchi : La Poste a racheté une start-up grenobloise spécialisée dans l’intelligence artificielle, qui permet de collecter et d’organiser des milliards de données personnelles. Le Postillon, journal local isérois partenaire de Basta!, a enquêté sur ces pratiques. Ou comment l’ex-établissement public utilise sa position pour s’approprier un gigantesque patrimoine de données privées.

Cet article a été initialement publié dans le numéro de l’hiver 2019 du Postillon, journal régional de Grenoble et de sa région.

Ça vous est sûrement déjà arrivé : déménagement, donc changement d’adresse. Vous voulez faire les choses bien alors vous signez un contrat avec La Poste pour que votre courrier soit réexpédié. Et puis les semaines suivantes, vous ne comprenez pas. À peine arrivé dans votre nouveau chez-vous, vous recevez dans votre boîte aux lettres plusieurs publicités de grandes surfaces situées juste à côté. Qui leur a donné votre nouvelle adresse ?

La Poste, bien sûr ! Car il y a de fortes chances pour que vous n’ayez pas coché dans le bon ordre les petites cases à côté des petits caractères qui permettent que « vos données personnelles soient utilisées à des fins de prospection commerciale ». Avec les contrats de réexpédition, La Poste a le meilleur fichier d’adresses de France. Plein d’entreprises envoient des milliers de publicités à partir de leurs propres fichiers, bourrés d’adresses périmées. La Poste, elle, se vante d’ « une base, actualisée mensuellement, de plus de 15 millions de foyers français », validée sur le terrain par les postiers qui doivent vérifier votre pièce d’identité au moindre geste.

Des « données enrichies de critères géographiques, socio-démographiques et comportementaux »

Sur le site internet de Médiapost, la filiale de La Poste qui revend vos données, on peut lire des accroches comme : « Partez à la conquête de nouveaux clients. Artisan, TPE, PME ou grand compte : vous devez régulièrement recruter de nouveaux clients pour entretenir et développer votre portefeuille. La location de nos fichiers d’adresses postales, régulièrement mis à jour, vous permet de vous faire connaître rapidement de vos cibles au meilleur coût. »

Mais La Poste ne vend pas simplement une adresse afin d’« optimiser votre budget communication », elle croise ses données avec « des sources fiables, répondant à une charte rigoureuse : Insee, Direction générale des finances publiques, LSA, référentiels La Poste, études terrain et base Médiapost », pour proposer des « données enrichies de critères géographiques, socio-démographiques et comportementaux (âge, pouvoir d’achat, composition du foyer, caractéristiques de l’habitat, habitudes de consommation, loisirs, taux d’équipement...) ». La Poste peut ainsi satisfaire un « client » qui voudrait acquérir les coordonnées de – par exemple – femmes d’un quartier aisé âgées de 30 à 50 ans qui font des achats en ligne et possèdent une voiture.

« C’est un bonheur ! Une infinité de données clients, toutes celles qu’on peut collecter via nos échanges avec eux »

Depuis son passage en société anonyme en 2010, La Poste s’est « diversifiée ». C’est désormais une multitude de métiers et 350 filiales dans le monde entier : des banques, des assurances, un opérateur de téléphonie et des dizaines d’entreprises qu’on n’imagine pas liées à La Poste comme Asten Santé, société.com ou Kiss Kiss Bank Bank. Chaque entreprise produit des milliards de données sur la vie et le comportement de ses utilisateurs, pas juste leur adresse et un mail. La puissante Direction du numérique de La Poste déclare « rassembler ces données au sein d’un Data Lake (puits de données) » et par cet anglicisme esquive la réalité brutale : La Poste nourrit un méga-fichier sur presque toute la population. Et l’entreprise sait qu’il y a des profits à en tirer.

À la question « Qu’est-ce que la donnée à La Poste ? », Pierre-Étienne Bardin, « Chief Data Officer » de La Poste, répond avec enthousiasme dans une interview interne : « C’est un bonheur ! Une infinité de données clients, toutes celles qu’on peut collecter via nos échanges avec eux : quels produits ils consomment, quelle satisfaction, quelles réclamations… Des données relatives au service universel, industrielles, aux services à la personne, bancaires, assurantielles, immobilières… Un patrimoine inestimable que beaucoup nous envient ! » Mais comment extraire l’or de cette mine de données sur laquelle La Poste est assise, et faire parler ces milliards d’informations décousues ? Grâce à l’intelligence artificielle (IA), évidemment !

L’analyse prédictive des données : proposer les bons produits et services au bon moment

En 2016 Médiapost, la filiale communication et marketing de La Poste, a racheté Probayes, une start-up grenobloise spécialisée en IA qui travaille étroitement avec l’industrie de l’armement. L’intérêt de Médiapost pour Probayes réside dans sa spécialité « d’analyse prédictive des données ». Un document de la start-up intitulé « l’analyse prédictive au service de la performance de votre entreprise » se vante de pouvoir multiplier par sept l’efficacité des campagnes commerciales en « proposant les bons produits et services au bon moment ». L’idée n’est plus seulement de divulguer vos coordonnées, mais de prédire vos comportements, de pouvoir dévoiler aux entreprises quels produits il faut vous proposer, quand et comment. En partant d’informations récoltées minutieusement, vérifiées et actualisées sur le terrain par des salariés traqués et surveillés – un sujet pour un prochain numéro du Postillon ? –, l’efficacité serait d’autant plus redoutable.

Le « Gafa » français est-il jaune ? Bien entendu, tout cela n’est pas proclamé aussi clairement. Dans sa communication grand public, La Poste évoque l’intelligence artificielle et Probayes, mais pas le ciblage publicitaire. Pour illustrer la nouvelle diversité des métiers postaux, La Poste a réalisé une campagne présentant plusieurs de ses salariés en fonction de leur lieu de travail. Pour Grenoble, c’est forcément tombé sur les nouvelles technologies. Une pleine page présente ainsi Leslie et son charmant métier : « À Grenoble, j’analyse des datas pour votre entreprise, je suis postière. Leslie est data analyst chez Probayes, filiale de La Poste. Elle utilise l’intelligence artificielle pour optimiser le transport et la livraison des colis. » « Optimiser » le transport et la livraison de colis, qui peut être contre ? Ça passe forcément mieux que « Leslie utilise l’intelligence artificielle pour que La Poste vende des fichiers nominatifs à des entreprises dont le but est de vous faire acheter des choses dont vous n’avez pas besoin ».

Une base de données géante sur tous les Français pour faire comme Google et Facebook

Comme Leslie a l’air épanouie dans son travail, on a voulu en savoir un peu plus sur ces nouveaux métiers postaux et on est tombé sur des offres d’embauche étonnantes. La Poste recherche par exemple un chef de projet données client. Son rôle : travailler sur « le Programme prioritaire commun Connaissance clients, qui a pour mission de constituer une base de données centralisant les données des clients du groupe La Poste (hors données bancaires) et à terme potentiellement de tous les Français » pour « faire de la connaissance clients le levier de la performance de chacune des branches du groupe ». Une base de données géante sur tous les Français pour faire comme les Américains de Google et Facebook : transformer vos vies en données pour les revendre sur le marché de la connaissance client.

Mais le ciblage publicitaire, « l’optimisation » d’un des plus gros fichiers de France, c’est forcément un sujet sensible. Probayes et La Poste le savent. Jean-Michel Lefèvre, directeur général de Probayes, assure que sa boîte a « historiquement attaché beaucoup d’importance à l’éthique dans le traitement des données ». Pourquoi pas ? Ça coûte rien de le dire et rien ne permet de le prouver. Aucun contrôle ne peut être fait sur la « valorisation » de ces millions de données. Bien entendu, ce n’est pas un problème créé par Probayes ou La Poste, mais un danger global dans une société gouvernée par des algorithmes.

Double discours

La Poste et Probayes ont refusé de répondre à nos demandes d’interview, mais le PDG de La Poste lui-même paraît inquiet des dangers de la vie numérique. Dans un long texte sur le réseau social LinkedIn, Philippe Wahl, c’est son nom, regrette la « servitude volontaire » de ses contemporains : « Comme l’abordait Étienne de la Boétie, jeune écrivain et humaniste français, au 16e siècle dans son Discours de la servitude volontaire, tout pouvoir ne peut dominer et exploiter durablement une société sans la collaboration, active ou résignée, d’une partie notable de ses membres. Si les technologies numériques ont investi notre vie quotidienne, il ne faut pas oublier leurs revers. (...) Accepter la servitude volontaire des technologies numériques n’est en aucun cas une obligation. Finalement, que faut-il laisser, ou ne pas laisser, de son intimité, de sa vie personnelle pour que l’ensemble des algorithmes fonctionne et nous rende la vie plus facile ? Nous sommes les seuls responsables de la mauvaise utilisation de nos données, de notre servitude volontaire. »

Après avoir lu La Boétie, Phillipe Wahl devrait se documenter sur la dissonance cognitive. Car s’il semble déplorer cette « servitude volontaire », l’entreprise qu’il dirige fait tout pour la développer, en poussant ses clients à préférer les services numériques plutôt qu’humains, en finançant une série d’innovations plus ineptes les unes que les autres comme cette tirelire connectée conçue par Yellow Innovation, le « laboratoire numérique » du groupe La Poste, un gadget qui apprend aux tout petits à devenir capitalistes et technophiles avant de savoir lire, ou en transformant les facteurs en simples robots devant suivre les machines. Mais aussi en donnant plus de pouvoir aux algorithmes grâce à Probayes. Phillipe Wahl a beau jeu de renvoyer à la « servitude volontaire » de tout un chacun – par ailleurs réelle –, il n’empêche qu’en ce qui concerne nos adresses postales, il est le premier « responsable de la mauvaise utilisation de nos données ».

Le Postillon

Photo : Crédit La Poste

Cet article a été initialement publié dans le numéro de l’hiver 2019 du Postillon, journal régional de Grenoble et de sa région.