Violences Policières

Mort de Cédric Chouviat entre les mains de la police : « À croire qu’on a tous un problème de valve cardiaque »

Violences Policières

par Ludovic Simbille

La mort de Cédric Chouviat met, une nouvelle fois, en lumière la dangerosité de certains « gestes techniques » – clefs d’étranglement, plaquages ventraux, pliage – utilisés par les policiers. La majorité des affaires similaires se sont soldées le plus souvent par un non-lieu.

Le 3 janvier, Cédric Chouviat, livreur de 42 ans, fait l’objet d’un contrôle par des agents de la police nationale, tandis qu’il circule à scooter dans le 7e arrondissement de Paris. Alors qu’il filme le contrôle avec son téléphone, le livreur est plaqué au sol par plusieurs fonctionnaires puis fait un arrêt cardiaque causé, selon l’autopsie, par une asphyxie avec « fracture du larynx ».

Sur des vidéos, captées par des automobilistes qui assistent à la scène et diffusées par Mediapart, le livreur subit une clef d’étranglement ainsi qu’un plaquage ventral. En état de mort cérébrale, il est conduit en réanimation à l’hôpital européen Georges-Pompidou où il décède le 5 janvier. Il était père de cinq enfants. Le nom de Cédric Chouviat s’ajoute à une longue liste de personnes décédées dans des conditions similaires entre les mains des forces de l’ordre, et suite à l’usage de techniques d’immobilisation dont il devient difficile de nier la dangerosité.

70 « étranges malaises » entre les mains des forces de l’ordre

Selon notre décompte – issu de notre base de données comptabilisant les personnes décédées en lien avec une intervention des forces de l’ordre –, depuis 1977 au moins 70 personnes sont officiellement décédées d’un arrêt cardiaque ou respiratoire lors d’une arrestation sur la voie publique, dans un véhicule de police ou en détention dans un commissariat ou une gendarmerie. Une trentaine de ces cas se sont produits sur la dernière décennie. Rares sont ces « étranges malaises » qui ne sont pas émaillées de traces de violences, de zones d’ombres, de version contradictoires ou de rétention d’information... La plupart sont consécutifs à une arrestation musclée. La plupart n’ont donné lieu à aucune sanction.

En 2004, quinze ans avant l’interpellation filmée de Cédric Chouviat, Abou Bakari Tandia (38 ans), est interpellé lors d’un contrôle à Courbevoie. Il tombe dans le coma. Hospitalisé, il décède le 25 janvier 2005, un mois et demi plus tard. Sa famille va être confrontée pendant plusieurs années à une version policière affirmant qu’il s’est tapé la tête contre les murs de sa cellule. L’affaire est d’abord classée sans suite. Finalement, un policier reconnaît lui avoir fait une clef d’étranglement. Une nouvelle expertise médicale conclut en 2011 – six ans après les faits ! – à une mort « par privation d’oxygène due à des contentions répétées », invalidant la version des policiers. La plainte de la famille pour « actes de torture et de barbarie ayant entraîné la mort » se solde cependant par un non-lieu.

« Traitement inhumain »

En juin 2009 à Argenteuil, Ali Ziri (69 ans) meurt lui aussi par suffocation après un contrôle de police. Transporté avec un ami dans un véhicule de police, le vieil homme est maintenu plié en deux puis laissé au commissariat à terre dans son vomi, mains menotté dans le dos. Selon la version initiale donnée par les autorités, son état de santé – une « cardiomyopathie méconnue » – en serait la cause. Une seconde autopsie indique cependant un manque d’oxygène et la présence de multiples hématomes sur son corps. Deux autres expertises mettent en cause la technique du pliage. Dans son avis, la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS, supprimée sous la présidence Sarkozy) évoque même un « traitement inhumain ». Pourtant, la juge d’instruction ne procède ni à une reconstitution, ni au visionnage de la vidéo montrant l’arrivée au commissariat.

« Même lorsque les preuves sont accablantes contre les flics, c’est complètement délirant ! A croire qu’on a tous un problème de valve cardiaque », raillait à l’époque Omar Slaouti, membre du collectif de soutien « Vérité et Justice » pour Ali Ziri. Là encore, l’affaire se solde par un non-lieu, d’abord cassé puis confirmé par la Cour d’appel de Rennes en 2014. La famille devra attendre encore quatre ans, en juin 2018, pour que la Cour européenne de défense des Droits de l’homme condamne l’État français, pour « négligence », à verser à la fille d’Ali Ziri « 30 000 euros pour dommage moral et 7500 euros pour frais et dépense ».

Affiche de l’Acat montrant un plaquage ventral ou immobilisation en décubitus ventral

Autre exemple : en mars 2015, dans un bar de la capitale, des témoins voient un homme qui pousse « des cris d’agonie et d’étouffement », alors qu’un policier de la BAC lui applique une clef d’étranglement. Il s’appelle Amadou Koumé. Emmené au commissariat, il est plus tard découvert inanimé dans sa cellule. Son décès est constaté à 2h30 du matin. D’après l’autopsie, il est mort d’un « œdème pulmonaire survenu dans un contexte d’asphyxie et de traumatismes facial et cervical ». Informée trois jours plus tard, la famille porte plainte contre X pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », et se constitue partie civile. En avril 2017, l’un des policiers de la BAC est mis en examen. L’affaire est toujours en cours.

Clé d’étranglement et plaquage ventral, techniques létales

Clés d’étranglement, plaquage ventral... ces techniques d’interpellation sont jugées « dangereuses et disproportionnées », ont rappelé avocats et défenseurs des droits humains lors d’une conférence de presse avec la famille de Cédric Chouviat, le 7 janvier 2020. Interdit en Belgique, en Suisse ou dans certains États américains comme New-York, ce maintien au sol, autrement appelé « décubitus ventral », est autorisé en France. Les conséquences de ces techniques sont régulièrement épinglées par Amnesty International ou la Ligue des droits de l’homme (LDH). L’Acat (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) demande l’interdiction pure et simple du plaquage ventral et un encadrement plus strict de la clef d’étranglement [1]. [2]

Les règles d’application de ces « gestes techniques professionnels d’immobilisation » (GTPI) sont censées être encadrées. En octobre 2008, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) rappelle dans une note citée par Mediapart que « la compression, tout particulièrement lorsqu’elle s’exerce sur le thorax ou l’abdomen, doit être la plus momentanée possible et relâchée dès que la personne est entravée par les moyens réglementaires et adaptés ». Les exilés ont été parmi les premiers à y être régulièrement confrontés lors de leur expulsion du territoire : en 1991, un Sri-lankais meurt étouffé alors qu’il est menotté et ceinturé dans un avion. En 2002 et 2003 Ricardo Barrientos et Getu Mariam Hagos meurent à quelques jours d’intervalle. En cause : la technique du pliage qui consiste maintenir une personne assise, la tête appuyée sur les genoux. Ces drames engendrent l’interdiction du « pliage » en France mais uniquement dans le cadre de reconduite à la frontière. « Le temps de pression et de relâchement ne doivent pas dépasser trois à cinq secondes », prescrit la Police aux Frontières dans une note de 2003 relative à « l’éloignement par voie aérienne des étrangers », exhumée par Basta!. Depuis, plusieurs personnes ont subi le même sort, loin des caméras.

Les policiers très rarement condamnés

D’après les éléments à notre disposition, ce type d’affaire débouche rarement sur une condamnation du ou des policiers impliqués. Au moins sept non-lieu ont été prononcés, une relaxe et deux classements sans suite. Et ce, malgré les plaintes des proches ou les mises en examen d’agents pour « coups et blessures », voire « homicide involontaires ».

A notre connaissance, quatre condamnations à de la prison avec sursis ont été prononcés : suite à la mort d’Hakim Ajimi en 2008, à Grasse, sous le poids de deux agents de la BAC, alors qu’il est menotté aux pieds et aux poignets. L’autopsie conclut à une mort par « asphyxie mécanique lente avec privation prolongée en oxygène ». En janvier 2012, trois policiers sont condamnés à six, dix-huit et vingt-quatre mois de prison avec sursis. En septembre 2011, c’est Serge Partouche (28 ans), atteint d’autisme, qui décède à Marseille. Son père témoigne avoir vu son fils menotté, maintenu au sol, le visage en sang. Trois ans plus tard, accusés d’homicides involontaires, trois policiers sont condamnés à six mois de prison avec sursis. Idem suite à l’asphyxie de Sydney Manoka Nzeza, à Tourcoing, qui avait eu l’outrecuidance d’heurter involontairement un rétroviseur d’une patrouille de la BAC à Tourcoing, en 1998. Prison avec sursis pour le chef d’escorte qui a étouffé plus de quinze minutes Mariame Getu Hagos, un Éthiopien pendant son expulsion à Roissy, en 2003.

Pour Cédric Chouviat, une information judiciaire pour « homicide involontaire » a été ouverte. Maître Arié Alimi, l’avocat de la famille, a regretté « cette qualification juridique retenue par le parquet, qui est un euphémisme de la réalité », et demande une requalification, conformément à la plainte de la famille, en « violences volontaires ayant entraîné la mort », plaidable aux assises.

A chacune de ces affaires, les autorités tentent d’imputer quasi-systématiquement le décès au comportement supposément malveillant de la personne, ainsi qu’à son état de santé. L’affaire Cédric Chouviat n’a pas fait exception : il aurait été « irrespectueux et agressif », puis le parquet a insisté sur un « état antérieur cardiovasculaire ». En janvier 2012, le décès d’Abdel el-Jabri, plaqué au sol après un contrôle d’identité à Aulnay, serait ainsi dû à une « rupture de l’aorte, déjà fragile, liée à une maladie génétique ». L’étouffement de Ricardo Barrientos, Argentin expulsé à Roissy fin 2002, serait dû quant à lui à une « mort naturelle ». Un policier a déclaré avoir maintenu l’homme de 52 ans plié en deux, en appuyant sur ses omoplates, conformément à « la procédure habituelle ». L’affaire a été classée sans suite.

Des expertises « qui font honte à la médecine »

En l’absence de vidéos ou de témoins, les proches doivent donc livrer une longue et ardue bataille juridique, entre rapports d’autopsie et contre-examens médicaux lorsque la parole officielle est mise en doute. « Le combat pour prouver le lien entre le décès et la violence d’une interpellation des forces de l’ordre est extrêmement compliqué », nous confie Yassine Bouzrou, l’avocat de la famille d’Adama Traoré, mort le 19 juillet 2016 – jour de ses 24 ans – lors de son interpellation par la gendarmerie. L’affaire Adama Traoré, depuis, est devenue emblématique du déni officiel, ainsi que du combat contre les violences policières. En février dernier, une contre-expertise, auto-financée par la famille Traoré, évoque une « asphyxie positionnelle ou mécanique ». Elle balaye ainsi les conclusions des rapports précédents qui imputaient le décès à la victime elle-même – au choix : drogue, maladie rare, ou course effectuée pour échapper aux gendarmes. Un gendarme avait par ailleurs admis que le jeune homme avait « pris le poids de nos corps à tous les trois ».

« Nous faisons face à des médecins qui ont inventé des pathologies : Adama Traoré avait un cœur d’athlète », s’indigne Maître Bouzrou qui suit de nombreux dossiers de ce type. « C’est extrêmement grave ! Le vrai bras armé des décisions de non-lieux, ce sont ces expertises de mauvaise qualité qui font honte à la médecine. » Pourtant, les travaux scientifique en la matière ne font pas mystère de la dangerosité de tels gestes. La Revue médicale suisse consacre un article au sujet, intitulé « Asphyxie positionnelle : une cause de décès insuffisamment connue » [3], pointe le collectif Désarmons-les.

« Malheureusement, les enquêtes ne souhaitent pas aller aussi loin dans la précision, regrette Yassine Bouzrou. Pourquoi les juges d’instructions n’ont-ils même pas demandé aux gendarmes pourquoi ils ont mis tous leurs poids sur corps d’Adama Traoré ? Or, l’asphyxie est la question centrale. »

« Toute personne appréhendée est placée sous la protection des policiers ou des gendarmes »

Outre ces plaquages ventraux ou ces clés d’étranglement, c’est bien l’usage de la force lors d’arrestations par ceux qui en ont le « monopole légitime » qui interroge. Le code de la sécurité intérieure des forces de l’ordre énonce clairement : « Toute personne appréhendée est placée sous la protection des policiers ou des gendarmes et préservée de toute forme de violence et de tout traitement inhumain ou dégradant ». (Article R434-17). Un principe rappelé par l’article 10 du code de déontologie de la Police nationale [4].

Ces principes de modération ont-ils été appliqués lors de l’arrestation de Lamine Dieng ? L’homme de 25 ans a été maintenu dans un fourgon de police, attaché, et asphyxié sous le poids de cinq fonctionnaires agenouillés (soit près de 300 kg) sur lui pendant plus de vingt minutes. Du vomi a été retrouvé dans tout le système respiratoire du jeune homme, ainsi qu’un hématome au sommet de son crâne, ayant occasionné un gonflement puis un écoulement du cerveau... « Personne n’aurait pu survivre au traitement qu’il lui a été infligé », rappelle sa sœur Ramata Dieng. Motif du décès : asphyxie due à « l’appui de la face contre le sol ». Après dix années de bataille juridique, l’instruction concernant la mort de Lamine Dieng s’est soldée par un non-lieu, confirmé par la Cour de cassation en juin 2017. La famille en appelle désormais à la Cour européenne des Droits de l’homme.

Depuis des années, Ramata Dieng se bat pour faire interdire ces gestes et techniques d’immobilisation meurtrières au sein du collectif Vies Volées (voir leur campagne « Laissez-nous respirer »). Tout comme aujourd’hui la famille de Cédric Chouviat.

Pour la première fois, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, sans nécessairement convaincre de sa sincérité, s’est déclaré ouvert à la remise en cause de ces pratiques. « S’il est établi qu’une technique quelle qu’elle soit, peut générer le décès d’un homme, évidemment nous étudierons la question de suspendre cette technique », a-t-il affirmé. Le locataire de la Place Beauveau a reçu les proches de Cédric Chouviat . Quid des autres familles de victimes ? La veuve de Cédric Chouviat entendait lui demander de « faire en sorte que l’histoire ne se répète pas ».

Ludo Simbille, avec Ivan du Roy

 Lire aussi : Légitime défense ou homicides injustifiés : 676 personnes tuées à la suite d’une intervention policière en 43 ans

Photo : rassemblement en mémoire de Cédric Chouviat, avec son épouse, le 8 janvier à Paris / © Anne Paq

Notes

[1Lire son rapport (ici)

[2La France a été condamnée à deux reprises par la CEDH pour ces méthodes d’immobilisation.En 2007, pour violation du droit à la vie de Mohamed Ali Saoud, mort tabassé puis écrasé au sol en 1998 par trois policiers. Un non-lieu est prononcé en 2000. Et en 2017, à la famille de Mohamed Boukrourou mort en novembre 2009 de Valentigney (Doubs) menotté et maintenu sol par des policiers avant d’être frappé à coups de pieds à terre, selon des témoins. Après une plainte de la famille, les agents sont mis en examen pour « homicide involontaire ». Verdict : non-lieu, confirmé en octobre 2013.

[4La jurisprudence a reconnu l’usage « bien plus de force que nécessaire » d’un policier qui avait maîtrisé une personne ayant enfreint la loi. Décision Cass. crim., 10 févr. 2009, n° 08-84.339, X.