Europe-Amérique latine

Chavez et Morales interpellent les altermondialistes européens

Europe-Amérique latine

par Stéphane Fernandez

Pendant que les chefs d’États et de gouvernements européens rencontraient leurs homologues latino-américains et caribéens à Vienne, un sommet alternatif réunissait associations et militants “alter”. L’occasion de repenser des relations plus équitables entre le nouveau et l’ancien monde... Des débats intéressants mais un brin ronronnants que sont venus dynamiser les interventions des présidents vénézuéliens et boliviens Hugo Chavez et Evo Morales.

La première pique avait été lancée lors de l’ouverture du sommet alternatif, « Entrelazando alternativas ». Dans la bouche d’un évêque du Guatemala, elle était presque passée inaperçue. Pourtant, elle aurait dû faire réagir par ce qu’elle portait de critique et de questionnement au mouvement alter dans son ensemble et plus particulièrement à sa composition européenne. Alvaro Ramazzini provoquait l’assemblée, entre deux chansons tirées du “folklore” révolutionnaire latino-américain : « On milite pour un autre monde, on veut plus de justice, d’équité. Très bien. En même temps, on va de forums en forums, on consomme du Coca-Cola, on surfe sur internet haut débit avec nos ordinateurs portables, on prend l’avion, on consomme du pétrole... La véritable question est : jusqu’où êtes vous prêts, vous Européens, à perdre votre bien-être, à renoncer à votre style de vie pour faire en sorte qu’on vive mieux en Amérique latine ? Le modèle de développement occidental ne peut pas s’étendre à l’ensemble de la planète. Pour que certains puissent consommer, il en faut d’autres qui ne consomme pas du tout. » Et c’est bien le modèle de développement, de consommation, d’intégration et d’association qui était au cœur des débats, dans les salons officiels du sommet des chefs d’États comme dans les salles surchauffées et trop étroites des débats alternatifs. Et si, sur le fond, l’opposition est bien connue entre les tenants des politiques néo-libérales et les militants alter-mondialistes, la méthodologie de lutte et les contre-propositions restent les points faibles de ces derniers.

Langues de bois et petits fours

Exemple avec le Tribunal permanent des peuples qui a analysé deux jours durant les agissements des multinationales dans les pays d’Amérique latine. Litanies de témoignages, certes émouvants, de paysans expropriés, de délégués de comités de quartiers privés d’eau, d’électricité, de services de base, de représentants de communautés indigènes dont les terres et les rivières ont été gravement polluées. De fait, peu de choses nouvelles hélas... et surtout peu de choses modifiables sans une véritable pression et un travail de lobbying mené de manière concertée et internationale. À cet égard, le boycott des produits Coca-Cola pour ses agissements contre les salariés et syndicalistes colombiens a bien du mal à s’étendre, même à l’intérieur des mouvements et organisations sociales... Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de minimiser les horreurs reprochées à ces entreprises qui se jouent des frontières et des législations nationales. Elles sont condamnables. Et pour nombre des personnes qui s’y sont exprimées, ce Tribunal représentait une occasion sans précédent de faire entendre leurs voix. Mais si l’on convoque un tribunal, il faut en appliquer les règles juridiques : les droits de la défense notamment. Certes le tribunal dans sa délibération finale indique qu’il a été « obligé de considérer ces cas devant l’absence de tout autre organe juridique capable de répondre aux plaintes sérieuses et également à cause de l’absence de règles applicables pour le contrôle des corporations transnationales ». Cette absence de règles n’est pourtant pas prête d’évoluer à en croire les conclusions du sommet des chefs d’État. Une déclaration sans valeur juridique puisque ce n’est pas un accord, ni un traité. Une simple déclaration, donc, de 24 pages et 59 points qui n’ont qu’un objectif : « renforcer l’association stratégique birégionale » et que l’on peut lire en ligne. Ou de l’art de dépenser l’argent public européen pour noircir des pages de blabla diplomatique.

Bien sûr les réunions imprévues, les rencontres bilatérales, les discussions de couloir auront au moins eu l’avantage de permettre à Evo Morales de desserrer quelque peu la corde que médias “officiels” et diplomates européens commençaient à lui passer autour du cou à propos de sa décision de nationaliser les hydrocarbures boliviens. Ainsi au cours d’une des rencontres fortuites que permettent ces sommets, le nouveau président de la Bolivie aura-t-il eu la surprise de trouver un allié inattendu. Jacques Chirac lui a en effet assuré toute sa sympathie et a souligné que « Evo Morales était un homme respectable parce qu’il avait redonné son honneur à la population de son pays ». Comme quoi, loin des affres politiques franco-français, Chirac conserve, bien cachés, des restes de gaullisme social...

Nouveaux socialismes

Que faire alors contre les prétentions européennes d’accords d’association renforcés qui auraient la fâcheuse tendance de ressembler à un libre-commerce déguisé en rapports censés être plus équitables ? Si les trois jours de débats ont été l’occasion de découvrir (ou de redécouvrir) les luttes locales ou régionales de certaines associations, de refaire le plein d’énergie et de confiance, de se congratuler pour les victoires électorales passées ou de s’encourager pour les échéances à venir, la stratégie d’action globale fait toujours défaut. Evo Morales l’a pointé le premier, à l’intérieur même du Sommet officiel en regrettant publiquement que « le contre-sommet se termine après le sommet des chefs d’État. Nous sommes quelques-uns désormais à pouvoir servir de relais entre ces forums alternatifs et les rencontres officielles ». «  La prochaine fois, on essayera de faire mieux, promet-il. Et on fera en sorte de pouvoir porter les revendications et les propositions du mouvement social à l’intérieur même des sommets officiels. »

Une analyse partagée et reprise par Vidal Cisnero, député vénézuélien au parlement latino-américain : « Il faut arriver à détacher nos rencontres de celles des chefs d’État. Jusqu’à présent nous avons essentiellement calqué notre agenda sur le leur et réagi, protesté par rapport à ce qui ne va pas. Nous devons désormais aller de l’avant. La dynamique du FSM a donné une vraie espérance car elle a uni des gens du monde entier pour discuter, pour analyser les problèmes du monde. Mais désormais, nous nous devons d’être pro-actifs. C’est l’heure des peuples. » Et la dynamique à l’œuvre en Amérique latine semble s’inscrire dans ce changement de perspective. Si les mouvements sociaux ont réussi à se faire entendre au Brésil, en Argentine, en Uruguay ou en Bolivie, c’est bien parce qu’ils se sont posés la question du pouvoir, de la stratégie pour le prendre et l’assumer, d’un programme, des alliances inévitables, des renoncements à certaines formes d’actions ou à certaines utopies. Des “renoncements” qui passent toujours mal... Déjà, dans les banlieues de La Paz on accuse certains ministres issus de ces mêmes quartiers voire Evo Morales lui-même d’avoir trahi... Et le député chaviste de reprendre le discours de l’homme d’Église du Guatemala : « Nous sommes à la croisée des chemins dans la marche du développement du monde. Le changement de modèle est le grand défi pour l’humanité. Ce que nous proposons est simple : contre l’égoïsme, la solidarité, contre les traités de libre commerce de l’oligarchie, des accords humanitaires des peuples empreints d’équité et de justice dans les rapports, contre le capitalisme, le socialisme... Mais pas un socialisme tiré d’un dogme ou d’un livre. Un socialisme qui s’invente au quotidien, qui construit un monde égalitaire et une intégration en Amérique qui respecte les peuples. C’est pour cela que face à l’Alca (alliance de libre commerce pour l’Amérique), nous avons créé l’Alba (Alliance bolivarienne pour l’Amérique). Une autre manière de faire des accords où l’économie et le commerce ne sont pas fondamentaux mais où chaque peuple peut apporter aux autres en fonction de ses capacités et de ses caractéristiques propres. »

Le triangle de la victoire

Et pour avancer de manière plus concrète vers cet autre monde, plus juste, plus équitable, plus respectueux des peuples, Hugo Chavez, lors de la cérémonie de clôture du contre-sommet, a dégagé des pistes d’actions nouvelles qui vont bien plus loin que les sempiternels rejets de la guerre, des accords de libre commerce, de la politique des Etats-Unis... « Notre tâche est d’être des multiplicateurs de conscience, a-t-il martelé. Car de la conscience, naît la volonté et de cette volonté naît le projet. De là, nous pouvons élaborer ce que j’appelle le triangle de la victoire. Premier point : les objectifs. Quels sont-ils ? Où va-t-on ? C’est la politique. Deuxième point : la stratégie. Comment arriver à ces objectifs ? troisième point du triangle : le pouvoir. Avec quoi allons-nous avancer vers l’objectif au moyen de la stratégie ? Le pouvoir économique, la terre, les ressources de la production, les technologies. Nous devons accéder à tout cela. C’est pourquoi je vous propose, au lieu de nous retrouver dans deux ans lors du prochain sommet officiel entre l’Union européenne et l’Amérique latine en se demandant ce que nous avons fait de ces deux ans, que l’on prépare un agenda de travail pour nous rapprocher, pour faire en sorte de faire avancer ce triangle de la victoire, autour d’objectifs qui nous unissent à tous. On pourrait travailler très rapidement, dans les mois qui viennent, avec des équipes multidisciplinaires pour réfléchir à de véritables plans de bataille. » Voilà de quoi donner du grain à moudre à tous les mouvements sociaux et associatifs. Concrètement, Chavez a laissé aux organisations le choix des thèmes de travail et de la méthode pour mandater des responsables. Mais surtout, a-t-il insisté, nous ne pouvons guère nous permettre d’attendre car les ravages des politiques néo-libérales en termes sociaux et environnementaux seront bientôt irrémédiables. La balle est désormais dans le camp des mouvements sociaux...

Stéphane Fernandez